1. Le koilon : la salle d’attente des urgences

Au pavillon N, la salle d’attente est configurée de telle manière qu’elle devrait sans doute être qualifiée d’un autre nom. En effet, il ne s’agit pas d’une salle à proprement parler puisqu’il ne s’agit pas d’une pièce fermée. D’une part, elle est ouverte sur l’extérieur, sur la ville, par un système de portes coulissantes automatiques. D’autre part, tous les patients en attente d’être pris en charge sont installés de telle sorte qu’ils peuvent assister au spectacle médical et, plus largement, à une partie de la vie du service d’urgence 458 . Comme nous l’avons déjà indiqué, la plupart des lieux de soin sont installés dans des couloirs qui partent du lieu d’accueil et dans les étages du pavillon où sont distribuées les chambres des différents services d’hospitalisation de courte durée, somatique, psychiatrique ou mixte. Cependant, le service est souvent débordé et il peut arriver que les patients alités sur des brancards stationnent dans l’espace d’attente, faute de place dans des chambres à l’intérieur du pavillon. Ces patients reçoivent des soins légers (prise de tension, installation d’une perfusion, etc.) par les infirmiers et dialoguent avec eux ainsi qu’avec des médecins qui, s’ils sont somaticiens, peuvent les ausculter dans le plus de respect possible de leur intimité. Mais le « spectacle » de l’urgence ne se résume pas strictement à ces soins car les patients en attente assistent aussi à l’arrivée des malades en ambulance, ou accompagnés des pompiers ou de la police. Aussi, un box, situé dans un recoin de la zone d’attente est consacré à l’accueil des patients troublant l’ordre public, en garde à vue, ou plus généralement agités ou violents. Cette petite pièce, équipée d’un lit fixé au sol, appelé « box zéro », est celle dans laquelle l’équipe soignante procède à la contention des patients. Nous commenterons ce lieu plus loin dans la thèse, mais notons dès à présent que les patients en attente assistent, si ce n’est en le voyant, du moins en l’écoutant, au réel du soin en psychiatrie, c’est-à-dire à l’exercice du pouvoir médico-légal de la psychiatrie qui consiste en la possibilité de priver de liberté de mouvement les patients en agissant directement sur leur corps (chimiquement ou mécaniquement). Des cris proviennent souvent de ce lieu, ce qui n’est pas sans avoir une influence sur l’expérience angoissante de l’attente des autres patients et sur les représentations qu’ils peuvent se faire du soin psychique.

De plus, les patients assistent au ballet incessant du passage des médecins devant eux. Enfin, des patients hospitalisés, qui vont prendre un café à la machine ou qui se promènent pour tuer l’ennui de l’hospitalisation, déambulent aussi dans cette zone d’attente. Contrairement à ce que laissent imaginer les représentations véhiculées par les nombreuses séries télévisées qui mettent en scène l’urgence hospitalière, le lieu d’attente des patients est relativement calme et silencieux.

Face à cette description rapide, qui peut être largement enrichie de la lecture du journal ethnographique, nous émettons l’hypothèse selon laquelle la « salle » d’attente des urgences peut s’identifier aux gradins du théâtre antique, et cela pour plusieurs raisons que nous allons à présent énumérer. En fait, trois expériences vécues par les patients en attente nous semblent être assimilables aux expériences vécues par les spectateurs installés dans le koilon du théâtre grec.

Il y a d’abord la question de l’attente. Nous en avons fait largement état dans nos développements sur la temporalité de l’urgence et nous n’y revenons pas sauf à rappeler que, dans l’attente, les patients se situent dans un temps imaginaire. Comme lorsqu’on assiste à une tragédie dont on redoute l’issue, aux urgences, on retient son souffle, parce qu’on ignore, dans la peur et l’angoisse, quel sera le verdict du médecin sur le mal qui nous accable et qui, peut-être, comme dans la tragédie, peut signifier la mort. Mais c’est là une dimension de suspens qui ne différencie pas vraiment la tragédie d’autres formes littéraires ou théâtrales faites, elles aussi, d’intrigues, de péripéties, de rebondissements et d’épilogues qui maintiennent l’attention du lecteur ou du spectateur. Ce qui nous a frappé dans Œdipe Roi, et qui peut-être qualifie mieux la dimension cruciale de l’attente dans la tragédie, c’est que celui qui détient la vérité – ou, du moins, qui détient une interprétation possible de l’énigme au centre de l’intrigue – se fait attendre. Ainsi, au début de la pièce, Œdipe s’inquiète du retour de Créon, parti pour Pythô demander conseil aux dieux sur la manière de remédier à la peste qui sévit sur Thèbes : « Et même le jour où nous sommes, quand je le rapproche du temps écoulé, n’est pas sans m’inquiéter : qu’arrive-t-il donc à Créon ? La durée de son absence dépasse le délai normal beaucoup plus qu’il est naturel. »459. Les spectateurs sont donc plongés, avec Œdipe, dans cette attente, qui dure, de la parole et de l’interprétation supposées éclairer le sens du malheur de Thèbes. C’est dans une attente similaire que sont les patients de l’urgence qui ne sont pas encore pris en charge : ils supposent imaginairement un savoir au médecin ou au psychiatre qu’ils rencontreront bientôt et qui pourra mettre du sens sur l’événement insensé qui les amène à recourir aux urgences. Cette supposition imaginaire du savoir du médecin, cette attente de guérison correspond à ce que la psychanalyse désigne par le transfert. En ce sens, l’attente, aux urgences, est une forme de construction et d’alimentation a priori du transfert. Tout se passe ainsi comme dans la tragédie où l’attente est toujours attente de celui qui est supposé savoir, comme au moment où Œdipe, qui a fait chercher le devin Tirésias éprouve avec angoisse l’attente de son arrivée : « Je m’étonne même depuis un moment qu’il ne soit pas là »460. C’est en effet Tirésias qui va commencer de dévoiler son destin à Œdipe.

Cette question de l’attente est donc directement reliée à la deuxième expérience qui est celle de l’identification. Les patients en attente s’identifient aux patients déjà pris en charge sur la scène de l’urgence et se situent dans une interrogation angoissée sur leur propre destin qui pourrait bien être identique à celui de ce patient alité qu’ils observent, là, tout près. Nous remarquons que l’identification se fait aux personnes qui se situent sur la scène de l’urgence, les personnages-patients, en quelque sorte, ce qui rapproche plutôt ici l’urgence hospitalière du schéma du théâtre classique et l’éloigne de celui de la tragédie où l’identification se fait plutôt au chœur, selon de Romilly. Cela dit, même si sur la scène grecque les personnages sont des héros, presque des demi-dieux, ce qui rend plus difficile l’identification, il reste que les conflits auxquels ces héros se confrontent sont au fond très humains, si l’on reprend l’exemple du complexe d’Œdipe. Ainsi, on peut supposer que des formes d’identification pouvaient tout de même se jouer entre le destin d’Œdipe et les spectateurs (rappelons-nous la réplique de Jocaste, citée plus haut, sur le rêve du fils épousant sa mère, présenté comme un universel)461.

Enfin, la dernière dimension de l’expérience qui peut susciter l’analogie entre koilon et salle d’attente est sans doute celle de la catharsis. Comme nous l’avons vu précédemment, dans l’attente, le soin a, d’une certaine manière, déjà commencé, puisque le travail d’identification que le patient fournit lui donne déjà un statut qui est au moins celui de malade. Pour figurer dans la salle d’attente, il faut déjà avoir été reçu par le service d’accueil administratif qui délivre un numéro de prise en charge, soit une inscription, une représentation – certes insatisfaisante, réductrice – du patient au sein de l’institution. Dans l’attente, une première forme de reconnaissance du sujet s’institue. Pour faire le parallélisme avec la tragédie, rappelons que chez les grecs le théâtre est une institution à part entière et aller au théâtre, s’installer sur les gradins, c’est se sentir appartenir à un collectif, à la cité. Le « patient-spectateur-en-attente » assiste alors à la mise en scène de la vie sociale avec, comme nous l’avons vu, le ballet de différents représentants institutionnels (secours, police) et de patients qui représentent, pour certains, une infraction aux normes sociales (ce psychotique violent en crise, désinhibé, qu’on attache). Le patient en attente, qui sait qu’il sera ensuite pris en charge, se projette nécessairement sur la scène de l’urgence, et commence déjà à apprivoiser, symboliser, selon une logique cathartique imaginaire, ses propres conflits issus de la confrontation entre ses désirs et les normes, qui se « joueront » pour lui quand ce sera son tour de rencontrer un médecin ou un psychiatre. Attente et catharsis sont deux aspects imaginaires de l’urgence qui ouvre à la possibilité d’une réinstallation du sujet dans le champ de l’échange. La salle d’attente fonctionne comme un lieu où se produit pour chaque sujet en détresse psychique une anticipation – peut-être déjà thérapeutique – de la manière dont il aura à rendre compte de son symptôme (qui est formation de compromis entre désir et norme) à un autre, le psychiatre, qui représente à la fois le petit autre de l’intersubjectivité et de l’identification462 et le grand Autre du langage, de l’appartenance et des normes. C’est ainsi que nous concevons le psychiatre, dans ce schéma analogique, comme un sujet divisé entre fonction du chœur et fonction du coryphée.

Notes
458.

C’est dans cette spécificité que notre analogie avec la tragédie est intéressante et connaît des limites. En effet, les trois instances du théâtre grec sont identifiables aux urgences dans une configuration presque équivalente avec des gradins devant la scène. Cela dit, dans le théâtre, les spectateurs ne se retrouvent pas projetés réellement sur la scène. C’est ce qui arrive cependant aux urgences où le patient se projette d’abord imaginairement sur la scène, dans sa position de spectateur en salle d’attente, avant d’y être projeté réellement pour y recevoir les différents soins.

459.

« Oedipe roi ». In SOPHOCLE. Tragédies complètes. Traduction de Paul Mazon. Gallimard. Coll. « Folio », Classique, p.187

460.

« Oedipe roi ». In SOPHOCLE. Tragédies complètes. Traduction de Paul Mazon. Gallimard. Coll. « Folio », Classique, p.194

461.

La figure du demi-dieu, parce qu’elle est « demie », « entre-deux », rend à la fois difficile l’identification symbolique en même temps qu’elle introduit une forme de distanciation qui met précisément à distance la dimension imaginaire de l’identité des dieux.

462.

C’est parce qu’il est ce petit autre de l’identification qu’il suscitera de la part du patient le recours à une expression imaginaire de lui-même.