2. L’orchestra : le psychiatre divisé entre chœur et coryphée

En décrivant les caractéristiques du chœur et du coryphée plus haut, nous avons préparé le terrain pour la comparaison que nous voulions faire entre le coryphée et le psychiatre.

Comme le chœur dans la tragédie, le psychiatre est situé hors de l’action proprement dite. A part quand il doit procéder à une contention – dans laquelle cependant il ne touche pas le patient – il est situé non loin de la scène de l’urgence proprement dite, mais en dehors d’elle. On observe d’ailleurs cela dans l’organisation spatiale même du service d’urgence. De la même manière que l’orchestre est contigu à la scène mais séparé d’elle, le psychiatre reçoit les patients – dialogue avec eux, en fait – en dehors des zones de soin et d’accueil, dans son bureau463. La plupart du temps, le psychiatre invite le patient à se déplacer vers une zone d’entretien située à l’écart des zones de soins somatiques. Ainsi, le psychiatre, contrairement à ses collègues somaticiens, n’est pas dans réel de l’action soignante, mais bien, comme nous l’avons vu, dans le symbolique, ou dans l’imaginaire qui caractérise la spécificité de la relation thérapeutique en psychiatrie.

De plus, nous disions que le chœur s’exprime dans une énonciation spécifique dans la tragédie. C’est aussi comme cela qu’est perçu le psychiatre aux urgences, autant par les patients que par ses collègues soignants. Le psychiatre est un médecin qui n’a pas tout à fait la même langue que les autres médecins : nous l’avons vu, notamment, dans les attentes divergentes entre somaticiens et psychiatres sur les modalités d’accueil de l’expression du symptôme, impliquant un rapport différent à la vérité – vérité de la science pour les somaticiens, vérité du sujet pour les psychiatres. Nous approfondirons cela plus loin dans la thèse quand nous traiterons de l’urgence comme signifiant flottant (chapitre 5 de cette partie) : le psychiatre ne propose pas une définition close de l’urgence mais laisse au patient le loisir de faire signifier singulièrement ce signifiant flou. On lit aussi ce procédé dans la tragédie quand le chœur invite le héros à s’interroger sur son destin, mais de manière ambiguë, équivoque, énigmatique, sans donner de réponse au héros pour que lui-même construise et reconnaisse sa part de responsabilité dans son destin. C’est aussi la logique d’accueil en psychiatrie où le patient doit parvenir, avec l’aide du psychiatre, à une élaboration singulière de sa détresse.

Mais ce qui sans doute rend l’analogie plus frappante, c’est de s’apercevoir que le psychiatre, aux urgences, occupe un rôle qui l’identifie tantôt au chœur, tantôt au coryphée. En un mot, le psychiatre est un soignant divisé, clivé, car, par rapport aux patients en crise psychique qui évoluent sur la scène de l’urgence, il est à la fois celui qui rappelle la loi (par ses décisions de médecine légale notamment) et celui qui écoute le discours du patient au plus près de sa singularité, au plus près de ce que son énonciation dévoile d’un désir impartageable, inassimilable au collectif. Le psychiatre est ce soignant divisé qui, dans sa clinique, universalise et singularise en même temps. Plus précisément, et comme nous l’avons déjà montré, il est celui qui conçoit, avec le patient, une articulation possible entre le désir du patient et les exigences de la sociabilité et du vivre ensemble. Le psychiatre construit des trajectoires de soin (valables pour tous, a priori) qui puissent répondre à des demandes singulières. Nous avons illustré cela à maintes reprises, et sous différents angles, dans cette thèse.

Autrement dit, le psychiatre est le chœur quand il joue le rôle de celui qui réaffirme où se situe la loi, où se situe la ligne de partage entre folie et raison, comme dirait Foucault. Mais il est aussi le coryphée, confident bienveillant du sujet aux prises avec l’énigme de son destin et de son symptôme. Il est celui, comme le coryphée, qui, dans le colloque singulier, aide le sujet à s’approprier son histoire, à s’approprier une forme de savoir sur le symptôme qu’il a construite sans le savoir, précisément. Nous voudrions, à ce propos, illustrer ceci par une réplique du coryphée à Œdipe qui semble bien restituer ce que peut être la division du psychiatre aux urgences : « Ah ! malheureux ! Non, je ne puis te regarder en face. Et cependant je voudrais tant t’interroger, te questionner, t’examiner… Mais tu m’inspires trop d’effroi ! »464. Nous avons choisi cette citation car elle présente la particularité d’employer un lexique presque médical (« examiner », « questionner ») qui suggère la proximité avec la situation du sujet en même temps qu’elle montre comment l’effroi du crime, mesuré à l’aune des interdits de la loi, le met à distance.

Ce genre de situations, aux urgences, se produit quand le psychiatre est amené à prendre des décisions de médecine légale. Nous avons bien remarqué comment, à ces moments précis, fonctionnait la division du sujet psychiatre censé prendre une décision au nom du collectif et entendre la logique du sujet dans toute sa singularité. Les deux cas les plus parlants de nos observations sont celui de Georgette (observation 7) et celui de Monsieur C. (fragment clinique 10). Georgette doit être hospitalisée hors de son consentement : elle se met en danger, présente un danger pour les autres, mais du fait de ses symptômes paranoïaques, elle refuse de se faire hospitaliser. Alors qu’une hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) serait suffisante (car la fille de Georgette est prête à signer), la psychiatre préfère une hospitalisation d’office (HO) qui ne nécessite pas de signature d’un proche, mais une décision du préfet sur avis médical. C’est parce qu’elle a entendu que le sentiment de persécution de Georgette portait sur sa propre fille que la psychiatre, pour ne pas alimenter le délire de la patiente, préfère que l’hospitalisation se fasse sans la signature de la fille. Ainsi, une exigence clinique et une exigence sociale ont été satisfaites en même temps. C’est la même logique qui est à l’œuvre pour Monsieur C., pour qui une hospitalisation d’office serait possible, du fait des troubles à l’ordre public qu’est susceptible d’engendrer le jeune patient, mais la psychiatre préfère convaincre le père de signer une HDT, pour lui redonner symboliquement une place dans une famille où il est absent, au profit d’une relation mère-fils ravageante, aux accents œdipiens, et dont la psychiatre fait l’hypothèse qu’elle est délétère pour le jeune homme et contribue à nourrir ses symptômes. Encore une fois, l’exigence légale a pu être articulée à une perspective clinique qui réponde au cas, à la situation singulière du patient.

Dans des situations moins critiques, la psychiatrie a notamment pour fonction de commencer à faire entendre au patient la manière dont il contribue à l’élaboration de son symptôme. Il s’agit, au fond, de faire entendre au patient les motivations et les significations inconscientes de ses actes et symptômes alors que, très souvent, le patient situe hors de lui ce qui est à l’origine de son malheur (un peu comme, dans le champ somatique, une maladie viendrait de l’infection par une bactérie venue de l’environnement). Dans la tragédie, on voit le héros, longtemps, dans une démarche similaire, qu’on pourrait appeler, en termes psychanalytiques, la dénégation465. Malgré toutes les mises en garde et les éclairages du chœur, ce n’est qu’à la fin qu’Œdipe reconnaît sa responsabilité dans son malheur, ce qu’on peut entendre dans le commentaire équivoque qu’il fait se son passage à l’acte après qu’il s’est crevé les yeux. Si les dieux semblent être, à première vue, à l’origine de son malheur, il finit par assumer la responsabilité de ses actes : « Apollon, mes amis ! oui, c’est Apollon qui m’inflige à cette heure ces atroces, ces atroces disgrâces qui sont mon lot, mon lot désormais. Mais aucune autre main n’a frappé que la mienne, le mienne, malheureux ! »466. Nous avons pu mettre en évidence, dans le journal ethnographique, plusieurs situations cliniques dans lesquelles le psychiatre s’appuyait sur une manifestation de l’inconscient de son patient pour l’inciter à une subjectivation de son symptôme qui, lors du recours, apparaît comme un réel inexplicable, venu d’ailleurs ou comme œuvre du destin. Ces manifestations inconscientes, adressées au psychiatre, peuvent prendre la forme de lapsus : celui de la mère de Justine (fragments clinique 14) par exemple, qui montre que la tentative de suicide de Justine est une manière d’avoir recours à l’hôpital décalée par rapport à ses recours habituels pour le soin de son cancer ; celui de Monsieur L. (fragment clinique 9) qui déclare « diluer ses suicides [au lieu de soucis] » dans l’alcool. La manifestation de l’inconscient, aux urgences, prend aussi, souvent, la forme de la répétition sur laquelle les psychiatres n’hésitent pas à interpeller les patients pour leur montrer qu’une forme de responsabilité subjective – inconsciente – est à l’œuvre dans tel passage à l’acte qui se reproduit quasiment sous la même forme d’un recours à l’autre. Ainsi, Madame V. (fragment clinique 13), en six mois, a eu recours sept fois aux urgences pour de graves tentatives de suicide. Madame V. est typiquement une patiente dans le déni qui traduit invariablement son désir de mourir comme une envie de dormir et qui ne parvient pas à repérer que ses tentatives de suicides surviennent comme réponses subjectives répétées face à l’impossibilité de signer sa lettre de licenciement dans son entreprise. Madame V. a sans doute un rapport singulier au travail que l’épreuve du licenciement révèle de manière trop réelle. Ainsi l’acte suicidaire vient se substituer à l’acte de signer. Sans doute y a-t-il, pour cette patiente, une impossibilité à symboliser l’épreuve de la séparation, du rejet par l’Autre (que signifie bien le licenciement). Séparé de l’Autre, Madame V. est sans voix (elle parle très bas) et son corps ne tient pas debout (elle reste allongée, sur le côté, incapable de se redresser). C’est dans le corps et hors des signifiants qu’elle met en scène l’impossible séparation de l’Autre en s’identifiant à un déchet (qui est le « reste » de la séparation, mais qui ne trouve pas de sens). C’est alors en ramenant l’Autre sous une autre forme que celle de l’employeur (par la loi, l’hospitalisation sous contrainte) que la psychiatre va tenter de donner un coup d’arrêt aux répétitions suicidaires de la patiente qui sont des formes d’auto-extraction pulsionnelle du lien social. Madame V. est dans le besoin urgent de s’extirper de son statut de déchet, pour trouver une place nouvelle dans le collectif, une reconnaissance, qui sera, au moins temporairement, celle de l’institution hospitalière. Ainsi, comme le chœur tragique, le psychiatre, en ramenant l’évocation du collectif, n’est pas nécessairement toujours dans une position de condamnation ou de jugement comme quand il fait face à un comportement qui menace l’ordre public. Il est aussi celui qui propose des formules (on bascule dans le symbolique, dans l’ordre de la parole et de la représentation) de l’existence possible dans le lien social au moment même ou un sujet qui, se singularisant tellement par ses actes ou l’expression de ses désirs incompatible avec les exigences de la sociabilité, tend à estimer qu’il n’y a plus aucune place.

Notes
463.

Cette distance gardée avec le champ de l’action et du réel du soin peut se constater, par exemple, à l’observation 4 du journal ethnographique où la psychiatre demande, pour l’entretien, qu’on détache temporairement la perfusion de Monsieur F. Ceci constitue symboliquement une extraction de la scène de la l’action médicale.

464.

« Oedipe roi ». In SOPHOCLE. Tragédies complètes. Traduction de Paul Mazon. Gallimard. Coll. « Folio », Classique, p.229.

465.

La dénégation est une sorte d’envers de la responsabilité puisque la responsabilité articule cause (un acteur est cause d’un événement) et signification (l’acteur est en mesure de donner une signification à son acte dans l’ordre symbolique : institution, loi, droit). La dénagation survient quand un acte a surgit et que l’acteur qui en est la cause ne lui donne aucune signifuaction (ne pas reconnaître un acte manqué, par exemple).

466.

Ibid., p230