3. La skéné : le lieu de la prise en charge, du soin et de l’action médicale

Après la salle d’attente, qui serait l’équivalent des gradins du théâtre tragique, après la psychiatrie qui, dans la fonction et le lieu qu’elle occupe au pavillon N, serait l’équivalent du chœur, nous proposons, afin de compléter notre analogie, de comparer le lieu de la prise en charge et du soin à la scène du théâtre tragique. Plusieurs éléments vont, selon nous, dans le sens de cette analogie car les lieux de la prise en charge médicale sont à la fois des lieux de d’action, de théâtralisation et d’expression de l’imaginaire.

Concernant la question de l’action, nous lui voyons au moins deux facettes qui sont, d’une part, celle du passage à l’acte et, d’autre part, celle de l’acte médical. La question de l’acte médical est d’ailleurs ce qui permet de différencier, comme on l’a vu plus haut, et sous d’autres angles précédemment, les formes de la clinique mises en œuvre par le somaticien et le psychiatre. Le somaticien est sommé de mettre en œuvre le soin sur la scène de l’urgence et dans le champ de l’acte : en réanimant une patiente qui s’est intoxiquée avec un surdosage de médicaments, il agit directement sur le corps de la patiente (en lui vidant l’estomac) et cela a pour conséquence de changer son destin. Ce n’est pas de la même manière que le psychiatre, hors de la scène de l’urgence, mais à côté, coryphée dans « l’orchestre » du service, met en œuvre le soin. En mettant la parole en œuvre, et en s’inscrivant donc dans le champ du sens et non dans celui de l’action cette fois, il interroge la patiente sur les événements réels qu’elle vient de vivre (l’intoxication médicamenteuse, le lavage d’estomac), qui manquent, pour elle, de signification.

Concernant la question de l’acte, un autre élément d’analogie est frappant entre la psychiatrie d’urgence et le théâtre tragique. Il s’agit de la question du passage à l’acte. Le passage à l’acte, dans le champ de la psychopathologie, renvoie à tous ces moments où le sujet ne dispose plus des ressources nécessaires, dans le champ du symbolique ou de l’imaginaire, pour être reconnu de l’autre, pour s’identifier à l’autre. Il s’agit de toutes les situations, en fait, où la réalité de l’acte provoque une interruption de la logique de l’échange et de la communication. L’existence du sujet, au lieu d’être organisée dans une dialectique de l’acte et des échanges symboliques se retrouve toute entière ramassée dans le premier : les actes, et leurs motivations pulsionnelles hétérogènes à l’ordre symbolique, se succèdent sans être recouverts de signification. Peut-être pourrait-on dire qu’à la veille du passage à l’acte, le sujet prend une conscience tragique de sa division et du fait que son désir trop proche de son soubassement pulsionnel467, et donc momentanément irreprésentable, l’isole radicalement du lien social. Aucun signifiant n’est susceptible, pour le sujet, de représenter son désir pour l’autre. Le conflit psychique, entre désir et norme, est irreprésentable, même par un symptôme. Le symptôme est en effet souvent le dernier rempart avant le passage à l’acte puisqu’il est, comme nous le rappellent Freud et Lacan, une formation de compromis, un mélange de corps, de pulsion (du réel) et de symbolique (il est signe du désir). C’est notamment ce que les hystériques ont enseigné à Freud : leurs paralysies étaient à la fois une forme de localisation de la jouissance dans un membre et, en même temps, un moyen d’expression, le signe masqué d’un désir qui cherche à se faire reconnaître. La douleur de l’hystérique introduisait celle-ci ainsi d’emblée dans le rapport à l’autre puisque cette douleur pouvait faire l’objet d’une demande, c’est-à-dire se comporter comme un signe en attente d’interprétation468. Au fond, on pourrait dire qu’il y a du symptôme parce qu’il y a de l’Autre. D’une part, parce que le symptôme naît d’un impossible à dire le désir dans l’ordre du langage qui lui est hétérogène. D’autre part, parce que le symptôme est tout de même une médiation qui accomplit la possibilité de la reconnaissance partielle d’un désir qui s’exprime, en se faufilant, dans les propriétés structurelles du langage (métaphore, métonymie) d’être à la fois opaque, source de malentendu, et d’invention signifiante. Dans le passage à l’acte, ce compromis, cette dialectique, n’existent plus. Le sujet est confronté au réel, à son réel, sans le masque de la dialectique du signifiant : l’usage de la parole comme subjectivation du langage à travers l’exploitation inconsciente de ses propriétés de structure n’est plus à l’œuvre. Ainsi, Œdipe ne peut plus être dans la dénégation et se crève les yeux ; ainsi, Jocaste, sans plus aucune ressource discursive pour échapper, face à Œdipe, à son désir (ou au souvenir refoulé de son acte) incestueux, se suicide. La réalité de l’acte est venue interrompre, comme une nécessité, la logique des échanges devenus impossibles car insuffisants à masquer des désirs interdits qui s’exposent réellement, des désirs qui, au cours de la pièce, sont peu à peu « dépecés » de leur gangue de paroles, ambiguës, équivoques – celles des oracles, celles d’Œdipe qui s’interroge sans s’entendre parler – qui leur permettait de n’être pas reconnus. En ce sens, le passage à l’acte vient marquer une crise de la communication. Il fait apparaître la fragilité du lien instauré par la communication et la condition de tous les sujets de n’être en possession que de pauvres469 mots pour exister avec les autres.

Beaucoup de recours aux urgences surviennent ainsi suite à un passage à l’acte qui prend la forme, le plus souvent, de la tentative de suicide, ou encore de violences. En lisant Œdipe Roi, nous nous sommes aperçu que le rapport au passage à l’acte était du même ordre dans la tragédie que dans la psychiatrie d’urgence. D’une part, parce que l’acte ne se produit pas sur la scène, mais dans les « coulisses ». Ainsi, Œdipe et Jocaste retournent dans le palais pour passer à l’acte. De même, concernant l’urgence psychiatrique, la tentative de suicide ou les violences ont eu lieu au domicile des sujets ou dans la rue, mais pas sur la scène de l’urgence. S’il peut arriver qu’un patient s’agite, il est alors de suite mis hors-scène, dans le « box zéro », dont nous avons déjà fait mention, ou dans le « box 13 », second box de contention, qui possède la particularité d’avoir ce numéro 13, ce qui est très rare dans l’institution médicale pour des raisons de superstition mais qui renforce ici l’aspect « hors-scène ». D’autre part, le traitement du passage à l’acte est comparable dans la tragédie et la psychiatrie d’urgence parce que c’est un tiers qui, en premier lieu, rend compte du passage à l’acte avant que le sujet concerné soit lui-même invité à y apposer une parole. Ainsi, c’est un messager qui relate les passages à l’acte glaçants d’Œdipe et de Jocaste, dans une tirade puis un dialogue avec le coryphée. Puis c’est ensuite qu’Œdipe apparaît et s’entretient avec le coryphée. Quand un sujet est amené aux urgences suite à un passage à l’acte, on est dans une situation identique où le psychiatre s’entretient d’abord avec l’entourage du patient. Nous avons décrit cette succession d’étapes dans l’observation 2 du journal ethnographique. Aux urgences, la première formulation de la détresse du patient est une parole rapportée. Elle provient de l’entourage, mais aussi des différents représentants institutionnels qui ont connaissance du patient. Autrement dit, l’acte du patient n’advient jamais en tant que réel aux urgences, mais toujours-déjà symbolisé, traduit.

Il est intéressant de voir ici commet la médiation se reconstruit selon un ordre bien particulier : l’acte du sujet est déjà interprété par l’Autre avant que le sujet lui-même ait la possibilité de l’assumer. En milieu institutionnel, la parole du sujet prend ainsi appui sur un discours proposé par le collectif. Au fond, après l’acte, après le traumatisme, le sujet se retrouve dans la condition originaire de tout sujet qui doit composer avec un ordre symbolique déjà-là, métaphore, si l’on veut, de son entrée dans le langage. Le passage à l’acte fait en quelque sorte table rase et est envisagé par les soignants comme une sorte de tremplin pour que le sujet réinvente son rapport au collectif. On perçoit ici toute la différence de l’accueil entre celui de l’hôpital et celui, par exemple, du psychanalyste ou du psychiatre libéral. Lors de la rencontre avec le patient, ces derniers sont en quelque sorte une simple métaphore de l’Autre ; lors du recours aux urgences, le sujet se confronte à l’Autre sous une double dimension : d’une part, celle du lien social (avec la nécessité de « civiliser » l’acte) à travers l’institution et, d’autre part, celle de l’autre comme partenaire de la communication, à travers le psychiatre qui permet au sujet de reconstruire son identité singulière dans l’expérience renouvelée du miroir inopérante pendant la crise.

Pour ce qui concerne maintenant la théâtralisation et l’expression des imaginaires sur la scène de l’urgence et qui renvoie celle-ci à une nouvelle analogie possible avec la tragédie, nous renvoyons à nos réflexions ultérieures sur la dramatisation de la rencontre. Indiquons juste ici, pour faire le lien avec la question de l’acte et du réel que la reconstruction de la médiation et donc le retour du sujet au symbolique passe souvent par une étape imaginaire repérable dans les histoires – et leur mise en scène – que racontent les patients aux psychiatres. Les urgentistes, de leur côté ont aussi une sorte de « répertoire dramatique » qu’ils mettent au service de leur clinique.

Notes
467.

Dans le champ de la psychanalyse, le désir peut s’entendre comme l’envers dialectique de l’objet manquant ; c’est dans cette mesure qu’il a un soubassement pulsionnel mais qu’il possède aussi une dimension symbolique puisque c’est chez l’autre que le sujet va chercher des ersatz (métonymies) de l’objet manquant.

468.

Ainsi, les hystériques s’introduisaient dans la dialectique du rapport à l’autre en faisant se déplacer leurs symptômes dès lors que Freud en donnait une interprétation : leur désir, de mettre en échec le médecin, et l’homme caché derrière le médecin, courait ainsi métonymiquement, c’est-à-dire dans le symbolique, par association signifiante, d’un symptôme à l’autre qui devait faire énigme pour Freud. On voit ainsi comment le symptôme, qui est source de souffrance, est aussi un moyen d’être dans le rapport intersubjectif ou le lien social, puisqu’il exprime un désir tout en le masquant, en exploitant des logiques signifiantes (métaphore, métonymie) qui sont le premier support du lien social. C’est toute la découverte de Freud, qui vit la même logique entre la formation du rêve et la formation du symptôme, bien que le symptôme ait, en plus, une part de jouissance, du fait de son inscription dans le corps.

469.

Dans le sens où ils manquent toujours : ils manquent leur but, ils sont insuffisants à tout dire.