Après cette comparaison, nous pouvons comprendre que nous aboutissons à une nouvelle façon de concevoir et de comprendre la psychiatrie d’urgence. Nous sommes en mesure de fonder notre hypothèse selon laquelle la psychiatrie d’urgence se comporte comme une structure de médiation qui organise deux types d’articulation : entre singulier et collectif et, pour chaque sujet, entre réel, symbolique et imaginaire. La métaphore de la tragédie nous permet désormais d’affiner les logiques du nouage entre les différentes instances que nous venons de citer. En effet, notre première approche topographique du service d’urgence qui distinguait des lieux en fonction du type de communication qui s’y déroulait, ne nous permettait, en somme, que de définir deux grands ensembles : nous les nommions alors lieux de la communication intersubjective et lieux de la communication plurielle. Cette distinction ne perd pas de sa pertinence car elle permet de saisir finement une série de phénomènes propres à la psychiatrie d’urgence. Ce qu’apporte la métaphore de la tragédie, avec la possibilité qu’elle offre de cliver l’espace selon une tripartition, nous permet de lire d’autres fonctions et instances de la psychiatrie d’urgence qui se projettent dans l’espace même du service. Nous avons procédé là à une nouvelle sémiotisation du chaos apparent de l’urgence en nous fondant encore sur le critère de l’espace, plutôt que sur celui du temps : cela permet de construire et d’observer une structure stable du phénomène qui, observé en surface et selon le critère de la temporalité, semble presque inintelligible, impossible à penser.
Désormais, nous pouvons concevoir le service d’accueil des urgences psychiatriques comme une structure au moins tripartite, dont chaque partie entretient une relation avec l’autre autrement que par de simples relations de communication. Nous pensons avoir repéré trois types de relation qui, chacune, contribue à l’édification du soin et à ce que l’on pourrait appeler le retour des médiations suite à une crise, à l’émergence d’un réel, qui les a rompues. Il s’agit de l’identification, qui a notamment un effet cathartique ; de l’attente d’interprétation qui a pour effet d’installer le transfert ; et de la communication qui a pour effet de réintroduire le sujet à l’usage de la parole et à la logique du sens. On peut synthétiser cela dans le schéma suivant.
Nous disposons donc d’une nouvelle représentation du service d’urgence fondée sur une configuration de lieux issus de la comparaison avec la tragédie. Nous avons établi des types de relations entre ces lieux. Il manque peut-être une étape pour compléter ce schéma, qui serait sa mise en mouvement. Quelle peut-être notre hypothèse sur le style de mouvement qui fait passer d’une instance à une autre ? On pourrait se contenter de suivre le trajet du patient, de la salle d’attente jusqu’au psychiatre en passant par la scène de l’urgence. Mais cela présenterait l’inconvénient d’une représentation trop linéaire de ce qui se produit pour le patient sur le plan psychique, puisque c’est bien cela qui nous intéresse. En fait, notre journal ethnographique montre un parcours du patient qui pourrait apparaître au premier abord plutôt anarchique mais qui est, en fait, constitué d’allers-retours. Le patient est extrait de la salle d’attente pour être projeté sur la scène de façon à être vu par un médecin somaticien. Il est installé sur un brancard ou dans un box, sur la scène. Le psychiatre vient à sa rencontre, l’emmène dans son bureau pour un entretien, hors de la scène, sur l’orchestra en quelque sorte, pour ensuite le laisser retourner à son box, sur la scène, et continuer à subir une série d’actes et d’examens médicaux. Le psychiatre, qui s’est renseigné sur le patient auprès de son entourage, des institutions qui le connaissent ou qui sont susceptibles de l’accueillir, peut demander au patient de revenir dans son bureau pour avoir un nouvel échange. Ainsi, la dynamique qui met en mouvement ce schéma et qui ordonne la prise en charge d’urgence en psychiatrie est celle d’une alternance. Nous noterons ici que ce schéma de l’alternance, nous le trouvons aussi dans la tragédie grecque comme fondement de sa structure. La tragédie oscille en effet entre la progression de l’intrigue et des dialogues sur la scène, d’une part, et les interventions intermittentes du chœur d’autre part : « Le résultat est que la tragédie grecque se déroule toujours sur deux plans et que sa structure est commandée par le principe de cette alternance »470. Cette oscillation entre parole et acte du sujet d’un côté et expression du collectif de l’autre comme étant au fondement de la reconstruction de la médiation, nous l’avions trouvée quand, plus haut, nous repérions en quoi la psychiatrie d’urgence tenait du chamanisme471. Rappelons-nous ce que disait Lévi-Strauss quand il remarquait que la cure de la parturiente consistait pour le chaman à établir « dans un rythme haletant, une oscillation de plus en plus rapide entre les thèmes mythiques et les thèmes physiologiques, comme s’il s’agissait d’abolir, dans l’esprit de la malade, la distinction qui les sépare et de rendre impossible la différenciation de leurs attributs respectifs »472.
La lecture de l’urgence psychiatrique par le chamanisme et par le dispositif tragique nous entraîne à penser que la reconstruction de la médiation entre le singulier et le collectif, pour chaque sujet en détresse accueilli, ne s’établit pas de manière causale ni mécanique. Le sentiment d’appartenance au collectif et l’assomption de la singularité de son désir par le sujet se fait, pour ainsi dire, de manière négociée et sous la forme du compromis. Tout se passe comme si le sujet était amené, par ces allers-retours, à rogner à la fois sur l’expression de son désir et sur la nécessité d’accomplir les conditions de l’identification collective et du miroir social. Les allers-retours marquent le dilemme et l’impossibilité pour tout sujet de réaliser pleinement l’identification à l’autre et la revendication d’une singularité. L’alternance que nous évoquons constitue alors une sorte de « bouton thermostatique » pour chaque sujet qui l’ajuste, avec l’aide du psychiatre473, entre le pôle de l’expression de la singularité et celui de l’expérience de l’appartenance au collectif dans une version qui le concerne et qui puisse être acceptable socialement. Dans la tragédie, on observe ce principe où le héros est balloté (voire divisé) entre l’assomption singulière de son destin, marqué par une parole qui exprime un désir – quand, par exemple, Œdipe déclare qu’il fera bannir sans pitié le meurtrier de Laïos – et la nécessité de répondre aux exigences du collectif – quand, par exemple, le chœur rappelle à Œdipe l’horreur de ses actes. Au lieu de choisir la mort, Œdipe construit une version singulière de cette division entre singulier et collectif en mettant un symptôme en scène, en quelque sorte, qui lui permette d’éprouver sa culpabilité tout en restant vivant (ce qui pourrait être qualifié, dans la psychopathologie psychanalytique, de névrose obsessionnelle). Œdipe exige de Créon qu’il le bannisse et il justifie ainsi son passage à l’acte que nous retransmet au discours direct le messager : « ainsi les ténèbres leur [à mes yeux] défendront-elles de voir désormais ceux que je n’eusse pas dû voir, et de connaître ceux que, malgré tout, j’eusse voulu connaître »474. En somme, Œdipe assume son désir en s’écrasant sous la culpabilité, manière, certes pathologique, de construire une dialectique, pour ce qui le concerne, entre singulier et collectif. Aux urgences, c’est en confrontant de manière tragique – par alternance et oscillation – l’expression de son désir au discours de la loi (ou, plus généralement, aux exigences du symbolique et de la sociabilité) que chaque sujet élabore, pour son propre compte, cette dialectique. Tel sujet dépressif et suicidaire retrouvera une reconnaissance au travail en ayant fait déconsister, avec l’aide du psychiatre, son surmoi qui renvoyait le supérieur hiérarchique à un Autre méchant et tout puissant. Ici, le « bouton thermostatique » (la formule du nouage singulier/collectif) est placé vers plus de reconnaissance et d’investissement de son désir par le sujet. Tel sujet psychotique, en revanche, pourra chercher aux urgences une institution contenante, une représentation du lien social, là où ses délires l’isolent et le singularisent trop dans l’espace public475. Au fond, en permettant aux sujets un déplacement, en forme d’oscillation, entre expression de la singularité et appropriation des exigences du collectif, les urgences les protègent de deux formes d’aliénation : celle qui renvoie à un étouffement de la singularité et du désir quand le sujet répond sans distance ni distorsion aux normes et aux injonctions sociales ; celle, plus propre aux psychotiques, qui consiste à être forclos du symbolique, à ne pas être en mesure de faire un usage de l’ordre signifiant qui puisse faire lien. En cela, tout recours aux urgences psychiatriques est un signe de rupture de la médiation qui ne consiste pas toujours en une sortie du collectif. Cette conclusion est importante en ce qu’elle vient apporter des nuances, par rapport aux travaux foucaldiens notamment, sur le rôle politique de la psychiatrie qui n’est sans doute plus seulement une forme de clinique ni une institution qui sert à désigner des figures de l’altérité. Aux urgences, sans doute la psychiatrie travaille-t-elle plus au tragique de l’aliénation qu’à la désignation de l’altérité. Ce que nous apprend aussi la comparaison entre psychiatre et tragédie dans ce rapport entre altérité et aliénation qui traverse la psychiatrie, c’est que, dans la tragédie l’altérité est mise en scène pour mieux renvoyer aux coordonnées de l’identité collective, tandis que dans la psychiatrie il s’agit de mettre fin à l’aliénation en limitant, notamment, sa dimension tragique. Dans la psychiatrie d’urgence, la patient ne meurt pas d’être autre comme c’est souvent le cas dans la tragédie, il prend plutôt conscience de son aliénation pour envisager un réaménagement de son rapport aux autres.
En intervenant dans les services d’urgence générale, comme c’est le cas pour notre terrain, la psychiatrie les transforme en une institution un peu exceptionnelle. En effet, elle fait-là de l’hôpital une des rares institutions qui assument que le vivre ensemble se fonde sur la possibilité d’une articulation entre le psychique et le politique. Dans l’espace social, il y a peu d’institutions qui font une si large place à la parole, à l’énonciation du sujet, comme marqueur de sa place singulière parmi les autres. Alors que généralement la logique institutionnelle est plutôt celle de l’universalisation, du lissage des aspérités singulières, la psychiatrie d’urgence édifie une institution qui pense, sans la refouler, l’articulation entre la singularité désirante et la sociabilité. C’est sans doute parce qu’elle est confrontée à la crise du sujet qu’elle est dans l’impossibilité de la refouler. Cela dit, peut-on pour autant promouvoir un modèle de l’accueil institutionnel qui soit fondé sur des approches cliniques pour des institutions qui ne sont pas confrontées à la pathologie ? La justice a parfois, dans l’oralité des débats d’assises, une approche clinique du sujet qui problématise bien, en la mettant également en scène, la tension entre singulier et collectif. Mais l’on voit que d’autres institutions, comme l’école, sont dans l’impossibilité de produire ce regard clinique, qui permettrait peut-être mieux d’entendre et de remédier à l’échec scolaire. Il y a bien sûr une contradiction insoluble à vouloir en même temps offrir une éducation pour tous et suivre les logiques subjectives du rapport singulier, de chaque élève, à la forme de lien social que constitue l’école. Les urgences constituent ainsi un lieu précieux de l’espace public où sont accueillies des situations de déprise sociale qui s’articulent à des dynamiques subjectives.
DE ROMILLY, Jacqueline. La tragédie grecque. PUF, 1982. Coll. « Quadrige », p.25
Partie III, Chapitre 2
LÉVI-STRAUSS, Claude. « L'efficacité symbolique » [1949], in Anthropologie structurale [1958]. Presses Pocket, 1990. Coll. « Agora ». Pages 213-234. Chapitre X.
Une aide qui est aussi, en même temps, une contrainte, si l’on se rappelle la fonction dédoublé du psychiatre entre coryphée (clinicien à l’écoute) et chœur (rappel de la loi et des contraintes de la sociabilité). La figure du thermostat cherche à rendre compte de cette dialectique entre contrainte et ajustement, du point de vue du patient.
« Oedipe roi ». In SOPHOCLE. Tragédies complètes. Traduction de Paul Mazon. Gallimard. Coll. « Folio », Classique, p. 228
Nous renvoyons ici à la demande du retour en hôpital du patient délirant dont nous faisons le récit du recours à l’observation 1.