B. Dramaturgie de l’urgentiste : usage clinique de la scène de l’urgence et de l’image de l’hôpital

La « dramaturgie de l’urgentiste » est un titre que nous reprenons à un article de François Danet490. Dans cet article Danet montre qu’une série d’événements récents concernant la santé publique – comme, par exemple, la canicule de 2003, mais aussi la série télévisée Urgences – ont contribué à la popularisation du métier d’urgentiste. Derrière Patrick Pelloux, président du seul syndicat de médecins urgentistes, et dans l’optique de faire reconnaître la médecine d’urgence comme spécialité médicale, les urgentistes ont fait grand usage des médias pour donner une image héroïque d’eux-mêmes comme médecins indispensables face aux catastrophes sanitaires. Danet montre ainsi que Patrick Pelloux a su créer, pour les médias notamment, une véritable dramaturgie de l’urgentiste, à travers des interventions sur des plateaux télévisés ou une série d’articles publiés dans Charlie Hebdo puis dans un recueil491. On y repère une représentation de l’urgentiste comme d’un chantre de la fraternité et du partage qui prend à bras-le-corps la misère sociale que les politiques publiques n’arrivent pas à endiguer. Cela se réfère à une certaine réalité que nous avons déjà abordée dans cette thèse mais qui est, dans le discours médiatique des urgentistes, très scénarisée, glorifiée et fantasmée. Nous avons en effet déjà constaté les tendances des médecins urgentistes somaticiens, au pavillon N, à identifier les patients précaires ou relevant de la psychiatrie à des déchets. En tous cas, cela montre que les urgentistes ont su donner une image d’eux-mêmes qui nourrit sans doute les attentes des patients. Les urgentistes somaticiens sont sans doute loin d’activer cette dramaturgie face aux patients et la réservent plutôt aux médias quand il s’agit de revendiquer des moyens financiers et la reconnaissance sociale de la profession. En revanche, et c’est là ce qui nous intéresse, les psychiatres urgentistes sont très discrets sur la scène médiatique, mais ils n’hésitent pas à mettre en œuvre une dramaturgie spécifique face aux patients. Nous allons voir qu’elle consiste essentiellement en une construction et un maniement de l’image de l’hôpital et de l’urgence face aux patients.

La théâtralité du côté des médecins et en particulier des psychiatres nous est apparue dès l’observation 1 à la suite d’une sorte de coup de théâtre du chef de service que nous accompagnions alors. En fait, nous fûmes surpris, à plusieurs égards, par l’importance des costumes dans le soin hospitalier.

Lors de mon492 premier contact avec les urgences en tant qu’observateur, j’accompagnai le chef de service qui me proposa d’en faire deux tours : le premier pour me présenter rapidement, le second pour commencer l’observation de l’activité soignante. Le deuxième se fit avec une blouse, puisqu’il s’agissait de rencontrer les patients, mais pas le premier. Je remarquai avec étonnement combien la blouse rendait visible le chef de service qui recevait salutations et courbettes lors du deuxième tour alors que nous passions presque incognito lors du premier où nous avions véritablement à interpeller nos interlocuteurs ! Cette expérience, sans doute un peu préméditée avec malice par le chef de service, me rendit très attentif au jeu des costumes dans le service et à ce qu’il révélait des identités soignantes.

Deux remarques sont ici importantes dans notre réflexion sur la mise en perspective de l’urgence et du théâtre.

La première renvoie au fait qu’il existe un type de costume pour chaque classe de soignants : la hiérarchie du service se lit dans la différenciation des blouses (couleur et coupes : nous renvoyons ici aux descriptions du journal). Le plus frappant est que l’équipe de psychiatrie jouit d’une grande liberté vis-à-vis de ses tenues et fait preuve d’éclectisme dans l’usage de la blouse. Tous les psychiatres n’ont pas le même type de blouse, d’une part et, d’autre part, la plupart des intervenants de l’équipe de psychiatrie avec qui nous avons travaillé (psychiatres, psychologues) n’en portent pas ! Cela est intéressant à rattacher à nos considérations précédentes sur le parallèle entre la psychiatrie aux urgences et la fonction du coryphée dans le théâtre grec. En effet, ne pas mettre de costume tout en participant au soin, est une manière de se mettre hors-scène, à la même place que le coryphée dans l’orchestre, hors de la scène de l’urgence proprement dite mais en relation avec elle.

La deuxième remarque renvoie au fait qu’aux urgences, d’autres costumes que les blouses apparaissent car déambulent aussi des acteurs en uniformes que sont, notamment, la police et les pompiers. A ce propos, l’observation 1 laisse apparaître la force de ces distinctions entre costumes dans la manière dont le patient schizophrène qui sera contenu se détend immédiatement dès lors qu’il passe des mains de la police à celles du psychiatre, alors même que les deux types d’acteurs auront sur lui la même volonté d’apaiser son agitation en contraignant ses mouvements (menottes puis contention mécanique).

Du côté institutionnel, les urgences se comportent donc bien aussi comme un théâtre où se déploie tout un jeu différentiel de costumes qui rendent visibles la hiérarchie soignante, et la division du travail et des fonctions. Cela constitue déjà un discours sans parole qui draine une série de représentations de la médecine pour les patients qui seront amenés dans le service d’urgence et, en premier, dans la salle d’attente, d’abord comme un « public » qui nourrit une attente imaginaire vis-à-vis des médecins à partir d’une lecture de la signification de leurs costumes.

Les psychiatres savent qu’ils peuvent s’appuyer sur l’imaginaire des patients concernant l’hôpital et les urgences. Plutôt que de faire déconsister les croyances des patients sur l’hôpital, les psychiatres les soutiennent et les renforcent pour les mettre au service de la clinique. En s’investissant dans un rôle, en appuyant cette sorte de dramaturgie de l’urgence et de l’hôpital presque déjà acquise par les patients, les psychiatres s’insèrent dans une sorte de jeu ou de théâtre, au service de la clinique. La qualification de « jeu » ne dévalorise pas dans notre propos le métier de psychiatre puisque le jeu est au service du patient, il est une sorte d’ajustement à ses fantasmes qui peuvent susciter le transfert, soit la confiance imaginaire en l’institution et le médecin qui, comme on l’a vu avec Lévi-Strauss et la psychanalyse, est gage d’efficacité thérapeutique quand le soin s’inscrit dans le champ de la parole.

Ainsi, nous avons pu constater, notamment à l’observation 16, comment les psychiatres manient l’image de l’hôpital. De manière générale nous avons remarqué que les propositions d’hospitalisation aux patients, de la part de psychiatres, ne correspondent souvent pas aux possibilités effectives en termes de lits. Cela indique bien que l’image de l’hôpital, à travers le brandissement imaginaire d’un outil collectif (l’hospitalisation sous contrainte notamment), est mobilisée dans l’échange avec le patient dans un but clinique et thérapeutique. Cependant, il y a des usages différents de cette image en fonction de la singularité de chaque patient qui se présente (forme du recours, symptomatologie, notamment). Pour illustrer cela, nous reprendrons le fragment clinique de Monsieur K.493 et nous parlerons de celui, nouveau, de Madame F494.

Au sujet de Monsieur K., la psychiatre gradue ses propositions d’hospitalisation, de l’hospitalisation libre à l’hospitalisation sous contrainte, pour évaluer la représentation qu’il se fait de l’hôpital. La psychiatre met en scène la fonction institutionnelle de l’hôpital qui est de protéger la vie face à un patient qui refuse le soin dans son discours manifeste mais l’adopte dans son comportement latent en allant, au fur et à mesure des propositions de plus en drastiques, se recoucher docilement dans son box. La psychiatre comprend peu à peu l’usage que Monsieur K. a fait de l’hôpital, comme une institution qui lui aura apporté temporairement une forme de reconnaissance là où ce sujet faisait l’expérience aiguë de l’isolement et du délitement du lien social. C’est en fait un jeu à deux qui s’est développé où, d’un côté, le patient a mis en scène un suicide et où, de l’autre, la psychiatre a mis en scène le pouvoir de réponse de l’hôpital. Mais nous avons vu plus haut que Monsieur K. ne désirait pas vraiment la mort, et nous constatons que l’entretien se termine avec une décision de la psychiatre de ne pas hospitaliser le patient. Autrement dit, c’est dans l’imaginaire que s’est instaurée l’institutionnalité de la relation thérapeutique. La trouvaille imaginaire du patient consistait à évaluer la possibilité de l’hôpital d’être garant de la pérennité du lien social, l’invention de la psychiatre consistait à mesurer le degré d’attachement et de confiance dans le soin.

Dans le cas de Madame F., on observe le même type de hiatus dévoilant la part imaginaire du discours qui supporte la relation thérapeutique : alors que la psychiatre évoquera face à la patiente l’éventualité d’une hospitalisation sous contrainte, celle-ci sortira finalement de l’hôpital avec une simple réorientation vers son CMP. La psychiatre ne présente pas cette fois la possibilité de mettre en œuvre la mesure médicolégale pour les mêmes raisons que dans le cas de Monsieur K. En effet, il s’agit cette fois non pas d’un sujet qui refuse le soin mais, bien au contraire, de quelqu’un qui fait des recours répétés et très nombreux au service d’urgence. Pour la psychiatre, il n’est plus possible que Madame F. traite ses difficultés psychiques sur le mode répétée de la crise suicidaire qui l’amène aux urgences en entraînant un soin discontinu paradoxal avec la logique de la cure psychique. Ainsi, la proposition d’hospitalisation sous contrainte, qui ne se réalisera pas, est un moyen imaginaire de faire savoir à la patiente qu’il est possible de la maintenir, sur le long cours, en milieu hospitalier. La proposition d’hospitalisation, non suivie finalement, cherche à faire événement, rupture dans le syndrome de répétition de l’acte de Madame F.

Dans ces deux cas, on s’aperçoit bien de la manière dont la psychiatrie met en scène le pouvoir institutionnel de l’hôpital. Cela permet peut-être de reconsidérer l’utilité des dispositions de mesure légales qui n’ont pas qu’une dimension punitive, comme on l’entend souvent dans les critiques des familles d’usagers et de patients. En fait, ces dispositions ont trois versants : le premier est réel car il prive de liberté, il contraint un sujet dans ses mouvements ; le second est symbolique car il rappelle la loi dans l’institution sanitaire ; et le troisième est imaginaire car il permet de produire des images de l’hôpital face aux patients dans des buts cliniques et thérapeutiques.

Enfin, dernier développement sur la théâtralité de la psychiatrie d’urgence, nous avons remarqué que les psychiatres font un usage de la scène de l’urgence comme « espace psychodramatique de soin »495. La littérature clinique sur la prise en charge des sujets suicidants aux urgences emploie en effet la métaphore de la scène et du théâtre (avec la notion de drame) pour rendre compte du dispositif et de la technique soignante. La scène est envisagée non seulement comme l’espace sur lequel on joue, où on met en œuvre une représentation de soi à destination d’un interlocuteur médecin ou d’un autre patient, mais elle est aussi envisagée comme espace de projection. Ce terme, très courant en psychologie, désigne, si l’on n’entre pas dans les détails, le fait pour un sujet de déplacer et de localiser sur un objet extérieur des affects qui appartiennent en fait au sujet lui-même, de manière à ne pas reconnaître ces affects ou à les organiser dans une structure extérieure. Au fond, c’est un peu le rôle de la scène au théâtre que d’être un lieu de projection des affects : Œdipe Roi permet aux sujets-spectateurs de se représenter le conflit psychique qui les étreint tous. Ce que les psychanalystes appellent le complexe d’Œdipe ou l’angoisse de castration sont contournés – puisque vus hors de soi – et symbolisés hors du sujet avant que celui-ci ne puisse se les réapproprier. Aussi, le petit Hans projette son angoisse de castration sur la peur du cheval : c’est une forme de projection puisque l’angoisse est focalisée sur un objet extérieur, en une phobie, que l’enfant rencontre moins souvent, du coup, que sa propre angoisse.

Les patients que nous avons rencontrés trouvent dans le service d’urgence une scène tout à fait adaptée pour projeter leurs conflits psychiques. En effet, l’espace du service d’urgence présente la riche ambivalence, soulignée tout au long du journal ethnographique, d’être à la fois très chaotique et très organisé. C’est ce que nous confiait la psychiatre avec qui nous travaillions à l’observation 18 : « un service d’urgence doit conserver son caractère paradoxal d’être à la fois cadre contenant et lieu chaotique de projection ». Notre thèse cherche à montrer ce caractère essentiel des urgences qui se présentent comme un chaos et qui, pourtant, s’organisent et se structurent selon des logiques symboliques fortes mais plus invisibles que nous cherchons à désigner notamment par l’entreprise de sémiotique de l’espace et d’analyse topologique que nous menons (lieux de communication, lieux du dispositif tragique, etc.). En partant du postulat que la projection est un fait psychique courant et en nous appuyant sur le constat de la dialectique entre le chaos et l’organisation symbolique du service, nous faisons l’hypothèse que l’apparence désorganisée du service lui permet d’être un reflet – une projection, en fait – de l’événement malheureux, désorganisateur psychiquement, qui arrive à certains patients. Il y aurait alors, par l’intermédiaire de cette projection, une identification possible à l’institution et, métonymiquement – puisque la métonymie est un processus psychique majeur selon Lacan – un réarrimage possible au collectif d’une singularité irréductible. En somme, le chaos, qui définit à la fois, mais en partie pour chacun, le sujet et l’institution, est un des pivots qui, dans la prise en charge psychiatrique aux urgences, favorise la reconstruction de la médiation singulier/collectif.

C’est sans doute ce phénomène propre aux services d’urgence que souligne François Danet quand il cherche à théoriser, dans le champ conceptuel de la psychopathologie, la prise en charge des patients en crise suicidaire :

‘« Le service d’urgence où [le patient] a été accueilli lui a offert un réseau d’étayage multifocal, avec à la fois des éléments chaotiques proches de celui de son psychisme, mais aussi un interlocuteur psychiatrique attentif à ce qu’il puisse déposer les différents éléments de sa problématique auprès des différents lieux et personnes du service, y compris non-soignants »496.’

Les sciences de l’information et de la communication sont en mesure de rendre compte de ce phénomène décrit ici de manière clinique. C’est ce que cherche à faire notre thèse en traduisant les phénomènes « d’étayage » et de « projection » par une série d’autres comme ceux de médiation, représentation, et relations de communication, qui nous permettent d’articuler aux approches cliniques des considérations sur l’échange symbolique, l’institution de collectif et la dimension politique de l’urgence.

Notes
490.

DANET, François. « La dramaturgie de l'urgentiste ». In Esprit. Février 2007, n°2. Pages 143-157.

491.

PELLOUX, Patrick. Histoire d'urgences. Charlie Hebdo Le cherche Midi, 2007.

492.

Pour les mêmes raisons que celles évoquées plus haut, nous emploierons momentanément la première personne du singulier pour ce récit qui fait référence à l’expérience ethnographique.

493.

La situation de Monsieur K. illustre donc les phénomènes de théâtralisation des deux côtés : celui du soignant et celui du patient.

494.

Ces deux cas figurent à l’observation 16 et respectivement aux fragments cliniques 5 et 6 du journal d’observation.

495.

DANET François et MORASZ Laurent. Comprendre et soigner la crise suicidaire. Préface de Michel Walter. Paris : DUNOD, 2008, p. 227 sqq.

496.

DANET et MORASZ, 2002, Dunod, op. cit., p.234.