C. Une formule du nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire dans la psychiatrie d’urgence au terme de l’éclairage apporté par la tragédie

La métaphore du théâtre et de la tragédie nous permet de mieux rendre compte à la fois de la place de l’imaginaire dans l’urgence psychiatrique, d’une part, et d’autre part, de l’articulation de l’imaginaire au symbolique. En effet, nous l’avons vu, le théâtre de l’urgence met en scène une relation thérapeutique qui s’inscrit dans l’imaginaire avec la théâtralité des modes d’adresse et de la parole chez les patients et les soignants, avec les semblants497 qu’ils mettent en œuvre. Mais le théâtre, en tant que dispositif cette fois et non plus simplement en tant que jeu d’acteur et d’intrigue dramatique, est aussi une structure symbolique qui permet la représentation des affects et de la loi, surtout si l’on se fit à l’analogie tragique. Le service d’urgence est une institution et une structure de médiation au même titre que pouvait l’être le théâtre tragique dans la Grèce antique.

Suite à ces considérations, nous souhaitons ici établir un nouveau schéma, réactualisé par rapport aux précédents en quelque sorte, de l’articulation des dimensions réelles, symboliques et imaginaires de la psychiatrie d’urgence.

Le premier tableau, ci-dessous, concerne la rencontre de Monsieur K. avec la psychiatre que nous analysée plus haut. Ce tableau se lit de gauche à droite et montre qu’entre le réel de la crise et le retour au symbolique qui est l’issue attendue de la prise en charge d’urgence, le sujet et le psychiatre passent par une phase « d’imaginarisation » de la relation thérapeutique qui se traduit pour l’un par la mise en scène de sa souffrance sur la scène de l’urgence et, pour l’autre, par le maniement de l’image de l’hôpital. On peut dire qu’il s’agit d’une « trouvaille » énonciative en direction de l’élaboration symbolique de la crise, qui se déploie dans le champ de l’imaginaire, au moment où il manque des signifiants pour l’appropriation du réel de la crise. La théâtralisation s’institue comme une sorte de contrat entre le patient et le soignant pour refaire du lien là où le symbolique fait encore défaut, quand la crise pèse encore de son poids d’insensé et d’inexplicable.

Réel Imaginaire Symbolique
Patient (exemple de Monsieur K.) Alcoolisation Mise en scène de l’acte suicidaire ; rapport imaginaire à l’hôpital Demande de reconnaissance ; expression d’un désir de lien
Psychiatre Agir médical (dégrisement avec perfusion pour la réhydratation + prescription d’anxiolytiques) Maniement de l’image de l’hôpital (à travers des propositions d’hospitalisation sous contrainte) Construction d’un parcours de soin ; compromis entre désir du patient et possibilités institutionnelles

Peut-être pourrait-on alors maintenant généraliser et représenter par le schéma suivant une sorte de « cycle » de l’urgence qui met en évidence le fait qu’il y a toujours un reste à la symbolisation qui intervient dans la prise en charge. C’est de ce reste, de ce résidu irréductible de la crise aux solutions du collectif que nous parlerons dans le chapitre suivant, pour approfondir la question du réel de l’urgence. Le schéma suivant, qui apparaît sous forme linéaire, se présente en fait sous forme d’articulations non hiérarchisées que cherchent à figurer les astérisques. En fonction des espaces et des moments du processus de l’urgence (crise, prise en charge, orientation, etc.), on voit par exemple que le réel est articulé à l’imaginaire et/ou au symbolique. On s’aperçoit que chaque instance s’articule aux deux autres. On retrouve ainsi, sous la forme de l’écrit (qui contraint à une représentation linéaire qui ne doit pas tromper), la représentation du nœud borroméen sous laquelle Lacan représente souvent l’articulation des trois instances. Le nœud borroméen est ici « qualifié », « éprouvé », par son application au phénomène de l’urgence psychiatrique. Il dévoile par là qu’elle constitue proprement une structure de médiation.

REEL (angoisse, crise, manifestation symptomatique incompréhensible) * IMAGINAIRE (Recours, attente ; scène tragique de l’urgence : imaginaire articulé au symbolique) * SYMBOLIQUE (prise en charge, accueil de la parole du patient, construction d’un parcours de soin à l’hôpital ou en ville) * REEL articulé au SYMBOLIQUE dans l’après-coup (avec un « reste » ou «  résidu  », voir Partie III, chap. 4)

La conclusion de ce chapitre portera sur la question de la vérité et de l’identité dans la psychiatrie d’urgence. Quelle est la conception de la vérité et de l’identité à l’œuvre dans la psychiatrie d’urgence dès lors que l’imaginaire prend une place si importante dans la relation thérapeutique du fait des jeux de masques et de semblants qui la supportent ? Nous avons déjà évoqué le fait que les psychiatres se réfèrent, dans leur clinique, à la vérité du sujet et non à la vérité des faits. Or, la vérité du sujet émerge au travers, notamment, de ses constructions imaginaires qui dévoilent des postures subjectives, des modes de relation à l’autre ou, au contraire, de désaffiliation et de déprise du lien social spécifiques. Nous l’avons vu avec Monsieur K. Ainsi, la psychiatrie n’est pas gênée par l’imaginaire.

Pour aller plus loin, il nous semble que les jeux de masque et de semblant ont aussi un rôle thérapeutique important pour des sujets en crise psychique qui sont en situation de perdre leur identité. Le masque est en effet une forme de l’identité. Il introduit à la dialectique du rapport à l’autre, au lien social. Il est à la fois le voile que nous portons pour jouer le simulacre de l’identification, de la « mêmeté », en masquant nos aspérités singulières et, en même temps, il est source de notre division subjective qui nous renvoie à notre singularité et à la logique du désir. En effet, quand je porte un masque, j’ai toujours un doute sur l’image que je renvoie à l’autre. Son désir envers moi est alors une énigme – que suis-je pour lui, quelle image se fait-il de moi sous ce masque ? – qui me renvoie à l’énigme de mon propre désir et qui, en même temps, m’introduit dans le lien social du fait cette interrogation réciproque sur le désir de l’autre. Peut-être pouvons-nous finir ces développements sur le théâtre sur une citation de Lacan qui analyse la fonction du masque au début du séminaire du l’angoisse. Dans un sorte de songe éveillé, Lacan imagine qu’il met un masque dont il ignore le dessin puis que, doté de cet attribut, il rencontre une mante religieuse géante :

‘« Comme le masque que je portais, je ne savais pas quel il était, vous imaginez que j’avais quelque raison de n’être pas rassuré, pour le cas où, par hasard, ce masque n’aurait pas été impropre à entraîner ma partenaire dans quelque erreur sur mon identité. La chose était bien soulignée par ceci (…) que je ne voyais pas ma propre image dans le miroir énigmatique du globe oculaire de l’insecte »498.’

On perçoit bien ici la dialectique du masque, de l’identité et de l’imaginaire que la psychiatrie d’urgence, sorte de théâtre tragique, a pour fonction de réinstituer pour chaque sujet.

Notes
497.

Cette notion de semblant est développée dans le champ de la psychanalyse chez Lacan, notamment dans le séminaire 18 D’un discours qui ne serait pas du semblant [1970-1971], Seuil, 2006. Lacan y développe une théorie de l’amour. La relation amoureuse entre l’homme et la femme est pour lui constituée de semblants s’appuyant sur un discours de la parade qui vient voiler l’impossible du rapport sexuel et s’opposer au discours de l’inconscient.

498.

LACAN, Jacques. Le séminaire. Livre 10, L'angoisse [1962-1963]. Seuil, 2004. Coll. « Champ Freudien », p.14