Sans doute les termes de « décharge » et d’« asile » apparaissent-ils excessifs, voire péjoratifs, pour la description et l’analyse de la psychiatrie d’urgence. Il faut ainsi bien prendre la mesure de l’emploi que nous souhaitons en faire et qui les dégage de toutes sortes de connotations que draine leur usage commun et galvaudé. Parler de « décharge » pour décrire le service d’urgence implique d’abord de prendre des précautions quant à une identification trop rapide entre cet espace de l’institution hospitalière et les lieux de l’espace social consacrés au dépôt, au traitement, au recyclage et à l’élimination des déchets. Cette démarche aboutirait en effet à renvoyer le travail aux urgences psychiatriques à une activité purement technicienne et elle éluderait donc les aspects de communication et de médiation qui sont à l’œuvre dans l’accueil de la détresse psychique par l’institution. En effet, poussée à l’extrême, la métaphore de la décharge tendrait à envisager l’hôpital comme une machine toute puissante qui ingérerait et métaboliserait des patients pour les faire ressortir transformés et épurés de leurs symptômes499, tout comme le déchet ménager, trié, incinéré, broyé ou recyclé à la décharge, trouve un nouvel usage sous forme d’engrais ou de matière première... Ce n’est pas cette image-là que nous désirons susciter d’autant que nous avons pu montrer combien l’urgence psychiatrique consistait, lors de l’accueil de chaque sujet en détresse, en la réarticulation, via une série de procédés s’appuyant sur la communication, d’un désir singulier aux exigences du collectif. Or, la posture clinique qui tâche de repérer et de reconnaître un désir est précisément celle qui prend en compte les aspérités singulières et irréductibles d’un sujet, celle qui veille, ainsi, à ne pas produire de l’identique à partir du disparate ou du discontinu, comme dans la métaphore industrielle de la décharge. Aux urgences psychiatriques, pour autant que les contraintes de temps le permettent, à chaque patient correspond la construction d’une trajectoire de soin qui se veut adaptée au sujet, en cohérence avec les coordonnées singulières du symptôme qu’il présente.
Mais alors, compte tenu de ce risque que présente la métaphore de la décharge, pourquoi s’obstiner à l’employer ? Parce qu’elle renvoie à la notion de déchet qui nous semble pertinente pour décrire non pas la psychiatrie d’urgence dans la globalité, mais un aspect de celle-ci, qui est la manifestation de sa dimension réelle, au sens où Jacques Lacan entend le réel comme ce qui se situe irrémédiablement hors du symbolique – de ce qui résiste à pouvoir être exprimé et faire l’objet d’une représentation pour l’échange ou la reconnaissance. Si le service d’urgence prend ainsi parfois l’allure d’une décharge, c’est qu’il accueille ce qu’on pourrait appeler des déchets de la société. Il s’agit de sujets qui se trouvent dans une grande précarité, dans des processus importants de désocialisation qui les empêchent de pouvoir faire l’objet d’une reconnaissance sociale. Ils ne parviennent pas à remplir les conditions de fonctionnement du miroir social qui fait qu’un sujet, dans le collectif, est identifiable à un autre. Ces sujets – clochards délirants et irrémédiablement alcoolisés, vieillards déments, handicapés isolés, tous porteurs d’une forme de folie ou manifestant quelque transgression – ne se voient octroyer aucun statut de la part des institutions multiples qu’ils fréquentent (prison, hôpital, foyers, etc.) et qui se les renvoient sans cesse, prétextant qu’ils ne relèvent pas de leur compétence, en traçant ainsi le chemin de leur errance. Ils incarnent alors une forme de reste inassimilable par la société, ils en sont séparés, expulsés et exclus : en ce sens, ils sont des déchets.
Afin que notre propos se prémunisse de toute stigmatisation de ces sujets que nous qualifions de « déchets », nous tenterons de définir le terme en faisant appel à la psychanalyse et à la sémiotique, notamment à partir des travaux de Julia Kristeva sur l’abject500. Cela aura deux conséquences. D’une part, sur le plan épistémologique, nous serons en mesure de produire une interprétation du statut des « patients-déchets » aux urgences qui soit conforme aux grandes orientations théoriques de la thèse et qui puisse s’ancrer dans le champ des sciences de l’information et de la communication. D’autre part, sur le plan théorique et heuristique, nous déplacerons la définition du déchet de son simple statut d’objet sans valeur d’usage ni d’échange, ainsi qu’on pourrait le définir dans une optique économiciste ou techniciste501 propre à la société contemporaine, vers sa dimension de menace de l’identité et du symbolique en tant qu’il est une instance transitoire entre vie et mort, entre sujet et objet, entre unité et discontinuité. En cela, les « patients-déchets », parce qu’ils questionnent la capacité du symbolique à inclure les sujets dans la sociabilité, dans les logiques du rapport à l’autre et de l’appartenance, expriment une forme de critique radicale du contrat social puisqu’ils en sont une émanation, une exsudation qu’on ne veut pas reconnaître. Le déchet possède en effet la propriété d’être métonymiquement lié au corps dont il provient : l’excrément pour le corps humain, le patient-déchet pour le corps social. Nous verrons comment certains soignants, en difficulté avec cette métonymie et la peur de l’identification au déchet qu’ils peuvent éprouver, se défendent par l’emploi de métaphores excrémentielles pour décrire l’activité et les patients du service d’urgence. La métaphore est en effet une manière de se distancier de la réalité menaçante à laquelle on fait référence par un jeu de substitutions signifiantes :
‘« il appartient au signe comme tel d’exercer une fonction de déni à l’endroit du réel qu’il signifie et on peut convenir sans peine (…) que si nous disons ordure, ce nom est beaucoup plus noble que la chose signifiée. Car nous aimons mieux l’entendre que la sentir »502. ’Le caractère propre à l’abject et au déchet d’introduire un lien métonymique problématique entre des catégories opposées, notamment entre l’intérieur et l’extérieur, entre le sujet et l’objet, entre la vie et la mort, nous est déjà suggéré par l’analyse étymologique. En effet, le terme « abject » est issu du verbe latin « abicere » qui donne à la première personne du singulier « abjicio » ou « abicio » et au participe passé « abjectus ». La racine du verbe est « jacere », qui signifie « jeter ». C’est le participe passé, adjectivé, qui a donné notre mot en français. L’analyse étymologique du mot montre l’ambivalence du terme à partir de la préposition « ab- » dont le Trésor de la Langue Française 503 nous indique qu’il peut signifier la séparation, la mise à l’écart (« hors de ») mais aussi la provenance. L’abject c’est donc ce qui fait référence, dans une sorte de mixte, à ce qu’on écarte, qu’on ne veut plus reconnaître comme nous appartenant, mais qui a tout de même une provenance, une origine et qui signale par quelque trace d’où il vient. Comme le soulignera Kristeva en menant une analyse psychanalytique, l’abject, c’est ce qui tend à avoir le statut d’objet mais qui garde la trace métonymique d’une origine dans le sujet. D’ailleurs, le fait que le terme « abject » soit issu d’un participe passé exprime bien l’idée que l’abject est le résultat d’un processus (de séparation, de rejet) et ne désigne pas un objet inerte, déjà-là, aux contours bien définis. L’abject a une valeur métonymique : il évoque un monde auquel on peut l’associer alors qu’on met tout en œuvre pour l’écarter, le rendre inassimilable. On peut établir le même type de raisonnement étymologique pour le terme « déchet », ou la préposition « de- » indique la provenance, l’espace d’où vient ce qui est rejeté.
De même que le déchet aura dans notre discours une définition bien précise pour encore une fois tirer au clair la signification politique de la psychiatrie d’urgence, le terme d’asile sera à entendre de manière restrictive. La question de l’asile, quand on traite de psychiatrie, réveille en effet des spectres effrayants. Le terme renvoie spontanément aux images du passé totalitaire de la psychiatrie qui enfermait les fous à vie entre des murs et des portes closes. Les sujets considérés comme déviants, selon une multiplicité de critères qui ne concernaient pas seulement la psychopathologie504, étaient mis à l’écart du regard des membres de la société. Aujourd’hui, depuis les années 70 en France, une politique d’ouverture de l’hôpital psychiatrique a permis aux sujets porteurs de maladie mentales de vivre plus ou moins en société. Des structures, dont le Centre Médico-Psychologique (CMP) est le modèle, permettent de recevoir des soins réguliers en « ambulatoire » hors de l’hôpital, en ville. Cependant, cette démarche salutaire d’humanisation de la folie qui a fait sauter les verrous totalitaires de la psychiatrie a eu pour corollaire d’engorger les CMP, qui n’avaient sans doute pas reçu assez de moyens pour l’accueil des patients chroniques, et les services d’urgence, qui se sont retrouvés des lieux d’accueil – déversoirs du trop-plein des CMP – de patients psychotiques en crise, en rupture de soins ou dans un parcours d’errance entre diverses institutions. En faisant disparaître ses pratiques totalitaires, la psychiatrie a en même temps perdu sa dimension d’asile, c’est-à-dire de refuge protecteur pour des patients fortement désocialisés, psychotiques chroniques isolés, qui ne trouvent dans aucun territoire de l’espace social les signes de leur appartenance au collectif ni la possibilité d’une reconnaissance. Où qu’ils aillent, ils sont renvoyés à une forme d’altérité à chaque fois différente, qui redouble leur forclusion505 psychique. Ainsi, les services d’urgence se comportent parfois pour eux comme une terre d’asile, comme un temps d’arrêt et de repos sur leur route errante, temps où ils peuvent espérer la mince reconnaissance d’un médecin, d’un infirmier ou d’un psychiatre qui apportera un soin maternant (auscultation, douche, repas) et entendra leur parole folle. Il s’agit pourtant d’une terre d’asile bien précaire, qui fournit des reconnaissances éphémères. En somme, les urgences, en assurant une fonction asilaire précaire, incitent à penser, aux côtés de Patrick Declerck, la création de lieux substitutifs qui puissent la mettre en œuvre de manière plus pérenne. Nous le verrons, il ne s’agit pas d’un retour au « grand renfermement », mais plutôt de l’invention d’une clinique de l’asile, pour des « fous de l’exclusion »506, pour des sujets qui cumulent une détresse psychique chronique et presque irréversible avec les effets destructeurs, sur le plan somatique et matériel, de l’extrême désocialisation.
C’est entre ces deux pôles, celui du déchet et celui de l’asile, que nous souhaitons rendre compte d’une des dimensions du réel de la psychiatrie d’urgence. En somme, on pourrait dire que le service d’urgence psychiatrique se comporte parfois comme un espace de compromis entre le modèle de la décharge et celui de l’asile, avec toutes les précautions terminologiques que nous avons indiquées précédemment. Ni tout à fait décharge, ni tout à fait asile, pour certains patients, le service d’urgence tient tantôt de l’espace-poubelle de la société, tantôt de lieu-refuge, parfois des deux, quand, par exemple, un clochard fait une sieste dans un coin reculé de la salle d’attente : échoué, se reposant, mais invisible507.
Cette réflexion intervient au moins à double titre dans le cadre de la démarche théorique générale de la thèse.
D’une part, elle tente d’aborder la question du réel de l’urgence plus frontalement que selon la manière dont nous l’avons fait jusqu’à présent. En effet, jusqu’ici, ce n’est qu’incidemment que nous l’avons traitée. Nous avons montré comment la psychiatrie d’urgence consistait principalement en un déplacement de l’urgence du champ du réel – dans lequel elle se présente en fait toujours dans un premier temps : chaos, temporalité ramassée, violence, angoisse – vers les champs de l’imaginaire et du symbolique (pour une suspension de la crise et de l’urgence puis pour le retour des médiations). Cependant, notre expérience ethnographique mais aussi, sur le plan théorique, la psychanalyse et la sémiotique politique, nous enseignent qu’il y a toujours un reste à la symbolisation. C’est la manifestation de ce reste, du manque ou du pas-tout dirait Lacan, que nous nous proposons d’observer sur notre terrain et de commenter. Nous pourrons alors proposer une nouvelle formule de l’articulation des instances du réel, du symbolique et de l’imaginaire dans la psychiatrie d’urgence.
D’autre part, cette réflexion poursuit la démarche topologique et sémiotique de l’étude de l’espace de l’urgence entreprise depuis le début de la thèse. Elle se déroulera ici en quatre étapes. D’abord, il sera question de conceptualiser la notion de déchet comme une instance psychique et sémiotique qui vient questionner la notion de limite et de frontière (de la communication, du sens, de l’identité). Nous considérerons son usage précis pour la psychiatrie d’urgence puisqu’il s’agira ensuite de constater où se situent les lieux du réel de l’urgence et comment se traduit la question de la marge et du déchet dans l’activité même du service (métaphore excrémentielle pour désigner les patients, la contention comme « sale boulot », etc.). Plus loin, nous interrogerons le phénomène de l’errance, comme pratique réelle, contrainte, de l’espace, à partir d’une relecture de l’Histoire de la folie, de M. Foucault. Nous en exhumerons les figures de la Nef des fous, de la Cour des Miracles et de l’Hôpital Général pour voir dans quelle mesure elles s’appliquent au phénomène contemporain de l’urgence psychiatrique : les services d’urgence répètent-ils des modes de traitements anciens de la marge et du déchet social ou sont-ils un dispositif innovant ? Nous finirons, avec P. Declerck, sur les espaces de soins à inventer face à la manifestation irréductible du réel.
Peut-être s’agit-il là tout de même d’un fantasme de la nouvelle organisation économique de l’hôpital, qui vise la performance et le succès thérapeutique absolu en oubliant parfois que, pour certaines pathologies, le symptôme constitue l’ultime manifestation de l’existence d’un sujet pour les autres. Nous verrons cela à propos des clochards.
KRISTEVA, Julia. Pouvoir de l'horreur. Essai sur l'abjection. Seuil, 1980. Coll. « Tel Quel ».
La logique techniciste assimile le déchet au « résidu ». Or, le résidu n’a pas la propriété transitoire que représente le déchet. Le résidu, ce qui reste suite à une réaction chimique, reliquat de matière qui ne s’est pas transformée, perd la dimension de métonymie et de frontière que comporte le déchet. En appliquant des grilles de lectures du symptôme très rigide face à des patients qui ne s’y conforment pas dans l’expression de leur souffrance, certains soignants en font des résidus de la médecine scientifique. En les considérant comme résidus de la médecine, les soignants se prémunissent de considérer ces patients comme des déchets de la société qui les interpelleraient autrement, c’est-à-dire sur un plan plus psychique, anthropologique et politique, dans une épreuve difficile du miroir.
LAPORTE, Dominique. Histoire de la merde. Christian Bourgeois, 1978. Coll. « Choix-essais », p.17
Nous nous référons au Trésor de la Langue Française informatisé édité par le CNRS et les Université de Nancy 1 et Nancy 2, consultable à l’adresse suivante : http://atilf.atilf.fr/tlf.htm
Voir nos développements ultérieurs sur notre lecture de L’histoire de la folie, de Michel Foucault.
Dans son séminaire sur Les psychoses (1955-1956), Lacan explique que cette structure psychique renvoie à une forclusion de la fonction symbolique : le langage n’assure pas sa fonction de médiation, mais il maltraite, en quelque sorte, le sujet dont la pensée suit la logique autonome du signifiant (métonymie), dans un accrochage (un capitonnage, dit Lacan) difficile à la chaîne du signifié. Declerck (Les Naufragés, Terre Humaine Poche, 2006) parle pour les clochards de « forclusion anale » : la fonction de contrôle physiologique des sphincters qui institue, pour le sujet, le premier rapport au temps (scansion ouverture/fermeture) et à l’espace (intériorité/ extériorité) n’est pas réalisée ou, plutôt, n’a pas eu d’effets symboliques et se traduit parfois réellement dans le rapport des clochards à l’excrément. Ce qu’il faut retenir de cette notion de forclusion – qui signifie être enfermé dehors – est qu’elle situe toujours les sujets qui en sont porteurs dans un « ailleurs », hors de l’espace social de l’appartenance et de la reconnaissance.
DECLERCK, Patrick. Les naufragés, avec les clochards de Paris [2001]. Pocket, 2006. Coll. « Terre Humaine Poche », p. 289.
Cf. Observation 19 où nous faisons la description d’un clochard somnolent à côté de son caddie dans un coin de la salle d’attente un peu à l’abri des regards.