I. Conceptualisation sémiotique et psychanalytique de la notion de déchet : une menace du symbolique et de l’identité

Il convient de définir la notion de déchet en termes théoriques pour montrer qu’en qualifiant ainsi certains patients des urgences, nous dévoilons la critique du politique qu’ils expriment. En quelque sorte, les « patients-déchets » sont des révélateurs insupportables des limites du collectif. Ils expriment l’impossibilité, inhérente à toute organisation collective, organisée sous le mode de la convention (la loi, le droit), de donner une place et une reconnaissance à tous les sujets et à leurs particularités. Ainsi, en creux, les caractéristiques psychiques et sociales des «patients-déchets» révèlent où se situent les exigences de notre contrat social et où se situe la limite de la spécularité. Les « patients-déchets » désignent, en ce sens, un envers de la médiation dont nous avons explicité les modalités et les conditions de réarticulation au sein la psychiatrie d’urgence508. Pour ces patients, la vie psychique – dans le désir inconscient de l’exclusion, par exemple – ainsi que la situation sociale – l’absence totale de liens familiaux, professionnels, institutionnels – les place à l’horizon, voire à l’extérieur, de toute vie dans le symbolique, de toute insertion dans le lien social. Pas d’amorce de lien sur le plan social, pas de désir de lien sur le plan psychique : ils sont exclus et résistent à accepter les conditions insatisfaisantes de la médiation – d’un rapport possible au collectif – qu’on leur offre.

Ces exclus disent toute l’abjection de notre société dans l’inacceptation du manque qui fonde toute vie sociale, et celui qui fonde, en particulier, le vivre-ensemble aujourd’hui. Ils donnent à voir cette sorte de trou dans lequel ils se retrouvent plongés et dont tout sujet installé dans le lien social ne veut rien savoir. En incarnant le manque inévitablement opéré par toute vie dans le symbolique ou toute vie institutionnelle, ils incarnent le réel de la société, son envers indicible et impossible à regarder. En effet, tout sujet et toute institution n’existent qu’à la condition d’accepter d’avoir des limites, c’est-à-dire de faire l’épreuve du manque. Manque à dire pour le sujet confronté à l’âpreté du signifiant, manque à faire une place pour chacun dans les nécessités normatives de l’institution qui, en énonçant un « pour tous », implique une perte pour chacun quant à l’expression et la reconnaissance de la singularité de son désir. C’est sans doute l’épreuve de cette perte, l’épreuve de ce manque, de ce « pas-tout », qui caractérise fondamentalement l’existence et l’expérience humaine et que désigne la notion de déchet. Quelque chose d’indéfinissable choit dès lors que le sujet entre dans la relation à l’autre par le signifiant, c’est-à-dire par l’intermédiaire de la loi – la première norme étant le code de la signification509.

Les « patients-déchets », les inclassables, les imprévus, les indésirables de l’institution hospitalière, forcent ceux qui les reçoivent à regarder en face le réel et le manque qui constituent l’envers du social. Ces sujets à la dérive expriment la ténuité et la fragilité des limites qui soutiennent et enserrent le symbolique et l’identité de chacun. En fait, les patients déchets sont insupportables car ils sont à la fois l’expression et l’incarnation de la perte (ce que la loi met à l’écart, fait choir : ils sont exclus, des objets chus conséquence d’une société qui s’organise avec des normes) et la manifestation vivante du refus de la perte (pour des raisons psychopathologiques qu’analyse admirablement P. Declerck, ils ne veulent pas perdre, ne pas se plier à l’exigence civilisatrice de la perte et, du coup, dépassent les limites, les contraintes du vivre-ensemble et deviennent effrayants tout en nous ressemblant).

Effrayant et ressemblant, c’est bien cette ambivalence qui qualifie, psychanalytiquement, le déchet. Julia Kristeva a admirablement décrit ce que le déchet, une manifestation de l’abject, a d’ambivalent et de menaçant pour l’identité, pour tout ce qui s’appuie sur la construction de limites et de contours, de différences et de similarité, en somme pour le symbolique. Kristeva souligne d’abord que le déchet vient perturber la production du sens : en ce sens, il appartient bien au champ du réel car il est difficilement pensable et représentable. En effet, ce qui peut se penser et prendre du sens est, selon la logique de la sémiose, ce sur quoi il est possible d’apposer un système de différences – les signes – pour distinguer des éléments dans le continuum, le chaos du monde et les organiser les uns par rapport aux autres selon le système de la syntaxe et, par suite, de la pensée rationnelle. Mais le déchet a cette caractéristique qu’il s’inscrit dans le registre du transitoire : il est ainsi difficilement désignable par un équivalent dans le signifiant, car il change d’état ou, plus exactement, son état est indécidable. Plus que tout autre élément de la réalité, il échappe au signifiant, il ne permet pas d’établir un système de différences, il est une chose et une autre et, en tout premier lieu, la vie et la mort à la fois, dont il brouille la limite :

‘« Une plaie de sang et de pus, ou l’odeur doucereuse et âcre d’une sueur, d’une putréfaction, ne signifient pas la mort. Devant la mort signifiée – par exemple un encéphalogramme plat – je comprendrais, je réagirais, ou j’accepterais. Non, tel un théâtre vrai, sans fard et sans masque, le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette souillure, cette merde sont ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. J’y suis aux limites de ma condition de vivant. Ces déchets chutent pour que je vive, jusqu’à ce que, de perte en perte, il ne m’en reste rien, et que mon corps tombe tout entier au-delà de la limite, cadere, cadavre »510.’

Dans cette analyse, on sent bien l’ambivalence du déchet qui est à la fois émanation et manifestation de la vie, en même temps qu’il tient déjà de la mort. Il est une métonymie morte du sujet qui est vivant. En cela, dans cette contradiction, cet impensable, il rend impossible toute production de sens à son propos : il ne peut signifier ni la vie, ni la mort. Il est, au fond, ce qui, du corps, n’est pas pris dans le symbolique, plus terrifiant que la pulsion car visible et impossible à symboliser : « C’est là, tout près, mais inassimilable »511.

Outre qu’il manifeste l’absence de sens, une limite et une menace au symbolique, Kristeva fait remarquer que le déchet, du fait même de son aspect indéfini et transitoire rappelle avec effroi des affects archaïques, traumatiques, qui ont été pourtant au fondement de notre identité de sujet. Le déchet nous renvoie à l’indifférenciation et au brouillage de la limite éprouvés par le nourrisson qui, dépendant de la mère pour sa survie, doit pourtant s’en séparer pour exister comme sujet, et d’abord comme corps différencié, distinct de celui de la mère. Le déchet possède ce statut ambivalent du nourrisson d’être de la mère et, en même temps, de devoir avoir son existence propre, après avoir été expulsé, séparé… La première épreuve de cette séparation, de la différenciation de deux corps est donc la naissance : « de la violence immémoriale avec laquelle un corps se dépare d’un autre pour être, l’abjection conserve cette nuit où se perd le contour de la chose signifiée et où n’agit que l’affect impondérable »512. Perte du contour et poids de l’affect, on a bien là une définition possible du réel tel qu’on la trouve chez Lacan. Cette séparation se répète dans les étapes du miroir puis de l’acquisition progressive du langage : « l’abject nous confronte (…) à nos tentatives les plus anciennes de nous démarquer de l’entité maternelle avant même que d’ex-ister en dehors d’elle grâce à l’autonomie du langage »513. On comprend bien ici le statut du déchet qui renvoie métonymiquement au fantasme utérin de l’indifférenciation, à un état du sujet où il n’a pas encore fait l’épreuve de la castration par le symbolique qui introduit la différence fondamentale (l’enfant n’est pas la mère, l’enfant n’est pas l’objet de la mère qui, elle, désire ailleurs) avant de plonger le sujet dans la logique symbolique, celle d’un système de différences. Cette logique-là, qui consacre la séparation, celle qui permet de mettre des signifiants là où l’objet est désormais absent, celle qui présentifie l’absence grâce au langage, est celle qui se fonde sur le manque et que nous évoquions autrement plus haut comme condition du rapport à l’autre. C’est en effet la distance introduite par le signifiant qui me permet de considérer l’existence de l’autre et de me saisir moi-même comme sujet. Ainsi, l’abject, que manifeste le déchet, renvoie à un brouillage des limites, c’est-à-dire à un évanouissement du symbolique : « L’entre-deux, l’ambigu, le mixte »514. C’est cette angoisse de l’évanouissement du symbolique et de l’évanescence des limites de l’identité que viennent manifester les « patients-déchets » des urgences – rebuts malodorants, laids, transgressifs de la société515. Ils interrogent les soignants sur le plan de leur propre psychisme, mais aussi dans une dimension plus politique. Nous essaierons plus loin de comprendre comment ils se défendent de cela.

La réflexion psychanalytique de Kristeva est intéressante à transposer au plan politique. En effet, si les « patients-déchets » sont impliqués dans les mouvements psychiques des soignants, à l’échelle du singulier, ils se situent aussi dans un rapport spécifique à l’institution et au politique, à l’échelle du collectif. Ce qui se passe sur le plan politique et qui amène la société à donner à certains sujets le statut de déchet est, dans une certaine mesure, comparable au processus psychique qui constitue l’abjection. Le précaire, le miséreux, l’exclu ont commencé par appartenir, par être constitutif de la société, tout comme l’excrément était, avant d’être expulsé, partie du corps. C’est un processus, composé de facteurs socio-économiques divers, ainsi que d’événements de vie imprévus516, qui, peu à peu, a fait que tel sujet ne pouvait plus faire l’objet d’une reconnaissance, d’une identification possible avec les autres sujets de l’appartenance. L’exclu est le déchet du corps social au même titre que l’excrément est celui du corps humain. L’excrément et l’exclu marquent à la fois la séparation entre l’intérieur et l’extérieur (du corps, social, humain) en même temps qu’ils appellent à une reconnaissance de leur provenance qui leur est déniée. Cette figure de la dénégation, applicable sur le plan psychique et politique, est importante puisqu’elle montre comment des normes tendent à s’affirmer sans vouloir se reconnaître car, à trop se faire reconnaître, elle dévoilerait l’arbitraire d’une limite – c’est-à-dire l’idée qu’il n’y a peut-être pas de limite. Dénier une appartenance, une provenance, c’est affirmer une norme sans la dire, c’est la dire en creux, car à la dire positivement, explicitement, cela révélerait son caractère conventionnel et évanescent, brouillé, incertain. Dénier que l’excrément c’est aussi nous, c’est s’assurer de pouvoir édifier les limites (symboliques) de notre corps. Dénier que l’exclu, le « patient-déchet » c’est aussi nous (la société), c’est s’assurer de pouvoir tracer une limite symbolique à l’appartenance qui garantisse la possibilité de la reconnaissance et, plus loin, la constitution de l’identité politique. Si le miséreux est le même que moi, alors je n’ai plus d’idée de la société, je ne parviens à la définir, faute de pouvoir en tracer les limites. Le déchet, le fou, le miséreux expriment ainsi toujours une critique sociale radicale. En cela, la psychiatrie, qui les reçoit aux urgences, est toujours politique car soit elle met en œuvre des formes de pouvoir qui réalisent l’exclusion et la mise à l’écart (hospitalisation sous contrainte, contention), soit elle soutient, en écoutant ces patients et en tentant de leur donner une place sociale, une forme de critique politique.

Dominique Lhuilier, en s’appuyant sur les travaux de J. Kristeva, propose une analyse de la notion de déchet moins abstraite et plus ancrée sur la vie sociale, dans une perspective psychosociologique. Cela nous intéresse évidemment pour l’usage que nous souhaitons en faire en vue de l’analyse du réel la psychiatrie d’urgence. Selon nous, D. Lhuilier dégage deux éléments principaux de son analyse de la notion de déchet qu’elle tire d’enquêtes qu’elle a menées auprès de riverains de déchetteries et auprès de « professionnels de l’ordure », d’« ouvriers du nettoyage » et de soignants en contact avec les « traces de la mort »517. D’une part, le déchet renvoie à l’irreprésentable et, d’autre part, il désigne une crise du lien.

Sur la dimension d’irreprésentable du déchet, Lhuilier reprend peu ou prou les développements de Kristeva qu’elle valide par ses enquêtes de terrain. Elle indique que le rapport de chaque sujet et de la société au déchet ne doit pas être réduit à un rapport technique ou économique (avec la métaphore du recyclage, de l’usine de traitement des déchets qui redonne une valeur d’usage à l’ordure). Pour Lhuilier, cette conception du déchet, qui apparaît spontanément dans les discours des enquêtés, est une façon de rationaliser l’angoisse que suscite le déchet sur le plan psychique et socioculturel518. Ce que remarque Lhuilier dans les entretiens, c’est que les élaborations symboliques des enquêtés pour définir le déchet sont très pauvres : cela ne signifie pas que ceux-ci ont un vocabulaire pauvre ou une faible capacité d’abstraction, mais bien que le déchet est irreprésentable, impossible à mettre en discours :

‘« la langue utilisée pour signifier cette chose doit être épurée, dégagée de la fange qui colle au signifiant. Déchet est moins inconvenant qu’ordure, l’excrément est à peine plus acceptable que la merde, le corps euphémise la répulsion que suscite le cadavre ou la charogne, la dégradation est préférée à la décomposition qui vaut toujours plus que la pourriture»519.’

Partant de ce constat de l’indicible du déchet, il faudra nous interroger plus loin sur les métaphores produites par les soignants pour décrire les «patients-déchets» qui sont d’ailleurs souvent des patients renvoyés à la psychiatrie. Il conviendra de s’interroger sur la raison pour laquelle la confrontation à l’impossible de la représentation dans la médecine est, ainsi, renvoyée à la psychiatrie.

Pour Lhuilier, le déchet a ce pouvoir de faire vaciller tous les efforts des sujets pour organiser le monde symboliquement, lui donner de l’ordre et pouvoir le lire et le dire ; il rappelle toujours un envers de nos efforts pour nous débarrasser de la vie pulsionnelle et de notre corporéité qui viennent toujours troubler ce qui s’organise dans le champ de l’échange : le déchet « se présente essentiellement sous la forme d’un passeur de limites, brouillant tout ce qui différencie, classe et ordonne. L’espace, le temps, les règles, les catégories, ne lui imposent pas de limites : il est le négatif qui oppose une logique du contradictoire et de l’incertitude à la logique de l’ordre »520. En effet, le déchet et l’ordure sont toujours une manifestation du désordre : ils se présentent en tas, mélangés (peut-être est-ce pourquoi nous nous évertuons aujourd’hui, dans une forme de paranoïa écologiste, à les trier521) ; ils s’envolent, voguent dans les égouts, les rivières, ils n’ont pas d’espace fixe, ils errent ; ils résistent au temps (déchets nucléaires522) en même temps qu’ils sont une indication de la mort en nous (la merde qu’il faut perdre pour vivre, nous disait Kristeva) ; ils sont nocifs mais aussi engrais ; ils indiquent la discontinuité des choses quand nous cherchons à fonder des unités (et en tout premier lieu celle de notre corps, depuis le stade du miroir) ; etc.

Outre la traduction des considérations sémiotiques et psychanalytiques de Kristeva au plan psychosociologique, D. Lhuilier souligne que l’abject, manifesté dans le déchet et dans l’ordure, signale une crise du lien. Cela nous intéresse particulièrement pour saisir la signification politique – le message politique insupportable – des «patients-déchets» qui sont en crise psychique et qui sont porteurs d’une crise du lien. On saisira bien ici qu’ils incarnent un envers complet de la médiation car ils problématisent, à travers leur détresse, la petite tragédie subjective du pas-tout dans le champ du psychisme et, en même temps, sans que cela ne soit vraiment articulé, parallèlement donc, ils manifestent, en tant qu’ils incarnent un déchet social, le pas-tout dans le champ du politique. Ils ne sont pas assimilables aux autres patients des urgences, les plus courants, qui souffrent de la difficulté, toute névrotique, à articuler le psychique et le social, désir et norme. Les patients déchets ne sont pas dans une quête tragique d’appropriation de la norme (comme le patient déprimé et suicidaire qui n’accomplit pas les exigences de l’entreprise, par exemple) : ils sont hors-norme, ils expriment la crise du lien, ce que la société est contrainte d’expulser pour exister. Ainsi, ces patients ont des difficultés à s’identifier aux autres patients des urgences. Or, cette identification, qui intervient avant la prise en charge, et qu’ils manquent, est pourtant déjà thérapeutique, comme nous l’avons vu. Par leur statut de déchet, d’objet détaché du social, ils sont d’emblée exclus d’une forme de soin spontané qui gît dans les processus d’identification entre patients.

La crise du lien contenu dans le déchet a évidemment à voir avec le brouillage des limites et le vacillement du symbolique :

‘« l’abjection se porte électivement sur ce qui introduit une crise du lien et une crise de la limite. (…) L’objet usagé reste reconnaissable (…). De même, le contenu de notre poubelle n’a pas la malfaisance des déchets d’une provenance indétectable. Tant que l’origine, l’appartenance, la filiation n’est pas dissoute, ce lien maintenu préserve de l’abjection. Inversement, le déchet informe, condamné à l’exil et à l’errance envahit et menace. La puissance de l’ordure s’exerce dans la déliaison »523.’

Un tel propos à de quoi mettre mal à l’aise puisque, à le lire comme une métaphore, il semble décrire tout à fait le statut et le parcours de ces patients désocialisés et fous auxquels nous nous intéressons ici. Le clochard, par exemple, est malfaisant et menaçant parce que nous ne parvenons pas à le reconnaître comme une métonymie de nous-mêmes. En quelque sorte, il s’opère comme un refoulement du lien de contigüité qui nous unit à lui et qui est, métaphoriquement, le lien qui nous unit à nos déchets. Ce qui est refoulé, ce sont les étapes de l’exclusion et de la désocialisation qui ont amené un sujet qui me ressemblait à devenir un déchet comme « ça »524. Envisager ce lien m’amènerait à reconnaître ce déchet social comme mon semblable, cela m’amènerait à me dire que l’image qu’il me renvoie pourrait bien être mon destin. La société produit des déchets sociaux quand elle refoule le lien qui unit ses membres à ceux-ci : de fait, elle refuse de reconnaître une appartenance à ces sujets, elle les forclôt, elle les rend abjects : « Le marginal, le désaffilié a rompu ses attaches avec sa communauté d’origine, comme les détritus dont l’inconsistance et le déclassement s’originent dans leur indétectable provenance »525. Patrick Declerck, dans son ouvrage sur les clochards de Paris, a bien montré comment la « rupture des attaches » était tout à la fois le fait de la société et des sujets eux-mêmes dont la configuration spécifique de leurs conflits psychiques exploite, investit les processus sociaux de l’exclusion : tout comme le mystique investit la religion pour réaliser sa folie, le clochard investit la pauvreté et les limites de notre contrat social à inclure tout le monde pour réaliser sa folie de l’exclusion, nous dit Declerck526.

En s’inscrivant dans notre thèse, cette réflexion sur le déchet nous donne des outils théoriques pour interpréter un aspect complexe de la psychiatrie d’urgence puisqu’il s’agit de penser des phénomènes presque impensables. Le chercheur qui a fréquenté le terrain n’est en effet pas plus épargné que le soignant devant le spectacle de la déchéance, de la laideur, de l’abandon et de la puanteur, en un mot de l’abject. Au-delà, l’intégration de cette réflexion sur le déchet dans notre thèse est une invitation, faite aux sciences de l’information et de la communication, à s’interroger sur les limites de la communication, du sens et de la représentation. Car s’interroger sur l’envers de la communication, sur l’impossible de la communication, sur le réel, en fait, c’est en définitive s’interroger sur les fondements fragiles et précaires de la médiation. La psychiatrie d’urgence donne à voir à quel point les relations sociales s’articulent et se reconstruisent sur des processus de communication en même temps qu’elle montre, à travers la question du déchet, que toute construction d’un lien, par le langage, s’accompagne d’une perte innommable. C’est cette ambivalence insoluble que font éclater au grand jour les situations d’urgence psychiatrique et que tente de résoudre sans cesse la psychiatrie d’urgence dans la mise en œuvre de l’accueil et du soin. Le réel étant par définition imprévisible, la tâche est à recommencer sans cesse, à chaque fois qu’un patient arrive dans le service. En considérant ainsi le poids du réel dans la communication, on pousse notre champ disciplinaire à s’ouvrir à l’analyse des « ratages » de la communication comme le fondement même de ce qu’est la communication : une sorte d’impossible nécessaire, qui, en même temps, unit et sépare.

Notes
508.

La psychiatrie d’urgence est un agent, parmi d’autres dans la société, de construction de la médiation. Il est un peu spécifique dans la mesure où il intervient en réponse à une situation de crise. Toutes les institutions contribuent à la construction et à la pérennisation de la médiation, mais pas toujours dans un contexte critique (école, médias, etc.).

509.

« Toute une partie du désir continue à circuler sous la forme de déchets du signifiant dans l’inconscient », in LACAN, Jacques. Le séminaire. Livre 5 : Les formations de l'inconscient [1957-1958]. Seuil, 1998. Coll. « Champ Freudien », p.96. Lacan donne ici une définition du manque qui a pour effet de constituer l’inconscient, notamment, par ce qui du désir ne se traduit pas dans la chaîne signifiante, c’est-à-dire ce qui en choit sans destination et subsiste sous la forme du déchet.

510.

KRISTEVA, Julia. Pouvoir de l'horreur. Essai sur l'abjection. Seuil, 1980. Coll. « Tel Quel », p.11

511.

Ibid., p.10

512.

Ibid., p.17

513.

Ibid., p.20

514.

Ibid., p.12

515.

Qui contreviennent donc aux exigences « d’ordre, de propreté et de beauté » énoncées par Freud comme étant celle de la civilisation (cf. FREUD, Sigmund. Malaise dans la civilisation [1929]. PUF, 1971. Coll. « Bibliothèque de psychanalyse »).

516.

Cette part d’arbitraire est importante car c’est le plus effroyable dans le processus d’exclusion et qui contribue à la formation du processus de dénégation de l’exclu, qui le constitue comme déchet. L’imprévu indique que « ça peut arriver à tout le monde » et ceci rapproche d’emblée l’exclu de l’inclus, en brouillant la limite entre les deux statuts. Or, le brouillage de la limite est constitutif de l’abjection, nous dit Kristeva.

517.

Voir LHUILIER Dominique et COCHIN Yann. Des déchets et des hommes. Paris : Desclée de Brouwer, 1999. Coll. « Sociologie clinique » et LHUILIER, Dominique. « Le "sale boulot" ». In Travailler. Février 2005, n°14. Martin Media. Pages 73-98.

518.

LHUILIER Dominique et COCHIN Yann. Des déchets et des hommes. Paris : Desclée de Brouwer, 1999. Coll. « Sociologie clinique », pp.74-75

519.

Ibid., p.88

520.

Ibid., p.80

521.

C’est aussi une obsession du service du service d’urgence que de trier et d’orienter les patients…

522.

« même morts et enterrés les déchets demeurent actifs et leur durée de vie dans la mort défie notre représentation de la temporalité construite sur la désintrication de la vie et de la mort. (…) La mise à l’écart des déchets tente de préserver cette dissociation, mais celui-ci serait toujours susceptible de faire retour et de perturber le cycle de la vie », LHULIER et COCHIN, Des déchets et des hommes (1999), déjà cité, p.111.

523.

Ibid., p.78-79

524.

« Comme ça » : c’est-à-dire innommable. On peut ici faire référence au « ça » de la deuxième topique freudienne.

525.

LHUILIER Dominique et COCHIN Yann. Des déchets et des hommes. Paris : Desclée de Brouwer, 1999. Coll. « Sociologie clinique », p.144.

526.

DECLERCK, Patrick. Les naufragés, avec les clochards de Paris [2001]. Pocket, 2006. Coll. « Terre Humaine Poche ». p. 289.