II. Deux aspects de la manifestation du réel dans la psychiatrie d’urgence : les « patients-déchets » et le « sale boulot » de la contention

A. Métaphores excrémentielles et assignation des patients au statut de déchet par les soignants : une défense psychique contre l’identification

La vie du service d’urgence est traversée, de temps à autres, notamment lors des situations d’engorgement (de constipation du service, pourrait-on dire ?), par un discours, principalement mis en œuvre par les médecins somaticiens et les infirmiers, à connotation excrémentielle. En fait, les métaphores excrémentielles et les images autour du déchet concernent tantôt l’activité du service, tantôt certains patients.

Pour l’activité du service, deux métaphores sont récurrentes : celle qui assimile le service à une zone de dépôt des déchets (la décharge, la poubelle) et celle qui le représente comme une usine de recyclage ou comme une station d’épuration. Le journal ethnographique nous a permis de consigner quelques-unes de ces expressions : « ici, c’est la poubelle », « c’est le dépotoir » (observation 10), par exemple. Ce qu’il faut surtout souligner ici, dans l’emploi de ces métaphores, c’est ce qu’elles permettent psychiquement pour les soignants. Il y a en effet là un jeu de distanciation double, voire triple du soignant par rapport au « patient-déchet ». Le danger de l’identification au patient étant trop proche, il s’agit pour le soignant de se distancier de lui. La métaphore est une façon de le faire par le signifiant qui a pour fonction de mettre l’objet et la référence du discours à distance. Or, les métaphores en question ne portent pas directement sur le patient, mais le plus souvent sur l’activité du service. Le service, décrit comme décharge, suggère qu’il accueille des déchets, eux-mêmes métaphore de sujets innommables. On a donc une succession de deux métaphores qui « s’emboîtent » : sorte de réseau métaphorique qui « voile » doublement l’abject. Tout se passe comme si les «patients-déchets» étaient tabous, intouchables, et qu’il fallait s’en prémunir deux fois, par le signifiant, pour s’en distancier, pour ne pas les atteindre, en quelque sorte. Le troisième « étage » de la distanciation réside dans la signification des métaphores désignant l’activité du service, autour du thème de l’expulsion. On lira, aux observations 2, 3 et 13 notamment, l’usage d’images signifiant l’évacuation excrémentielle pour désigner l’activité d’orientation des patients : « faire la vidange [du service] » (c’est-à-dire libérer des lits), « tirer la chasse » (même idée), « ventiler» (idem), « [aller à] la criée » (réunion entre plusieurs médecins intervenant dans le service où se décide l’orientation des patients). Si la vidange et la chasse sont des métaphores assez explicites, peut-être convient-il de donner un petit commentaire des deux autres termes. L’emploi du verbe « ventiler » n’est pas anodin. Il est même sans doute « choisi », de façon inconsciente, par les médecins. Il exprime à la fois le procédé d’expulsion-séparation propre à la définition du déchet car ventiler c’est faire passer de l’air frais pour chasser l’atmosphère viciée, mais il rend aussi compte de la remise en ordre symbolique nécessaire après la confrontation au déchet : ventiler, nous dit Le Robert, c’est aussi trier, répartir. On retrouve là l’obsession527 écologique du tri des déchets qui empreint notre société actuelle. La « criée » est aussi une construction signifiante ambivalente : elle traduit un procédé où on tente de faire du patient une valeur marchande (de lui donner, à tout prix, une valeur symbolique là où il menace de ne pas en avoir, de rester au rebut, dans le service) en même temps qu’elle réduit le patient à un animal – poisson frais mais mort –, réduction dont Kristeva nous dit qu’elle réveille l’expérience de l’abject : « L’abject nous confronte (…) à ces états fragiles où l’homme erre dans les territoires de l’animal »528.

Un dernier registre métaphorique intervient pour qualifier l’activité soignante, c’est celui de la dévoration, de l’ingestion, de la métabolisation : « il est pour les psychiatres celui-là : on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent », « elle m’a bien saoulée celle-là, il faut la virer à N2 » (observation 6, propos de médecins somaticiens) ou encore « le somaticien n’avait pas de bifteck somatique à se mettre sous la dent » (observation 10, propos de la psychiatre). On voit comment la métaphore cannibalique (une sorte d’attrait, de fascination pour ces patients que les soignants voudrait bien se mettre sous la dent) s’accompagne d’une forme de dégoût (le bifteck n’est pas bon ou le patient-aliment saoule, au point qu’il faut le virer – le vomir comme un mauvais alcool ou une viande avariée ?). On retrouve ici des éléments de ce que Freud analyse dans Totem et Tabou : les soignants réintroduisent sans doute, face à ces manifestations du réel incarnées par ces patients, un peu de symbolique en constituant des couples de signifiants opposés (bon/mauvais ; touchable/intouchable ; nommable/innommable, etc.).

Il y a cependant des situations où les patients sont désignés plus directement, sans passer par l’intermédiaire de la description du travail d’accueil et de tri. Les métaphores sont celles du déchet, de la merde (ou de ce qui lui est associée avec des images de fluides viciés comme l’huile de vidange), de l’excès, du surplus. Le terme « déchet » est souvent employé, car il est corrélatif à la désignation du service comme poubelle. On peut ici noter une expression relevée à l’observation 10, presque redondante, et qui signifie bien le sentiment des médecins et des infirmiers d’avoir à faire au reste du reste : « on se récupère les déchets que tout le monde refuse » ou encore « c’est un patient dont on ne sait plus quoi faire » (observation 6). On découvre ici le statut d’excès, d’irréductibilité, de supplément qui rentre bien dans la caractérisation du déchet et, plus loin, du réel. Le terme de « patient inclassable » revient aussi souvent dans le discours de beaucoup de soignants, y compris celui des psychiatres (observations 3 et 8, notamment). On sera aussi attentif à l’usage récurrent de l’image du patient qui « encombre » des lits (sous-entendu dont la pathologie qu’il présente ne justifie pas qu’il séjourne à l’hôpital529) et qui renvoie ainsi le patient à un « encombrant », l’objet volumineux qu’on met dans la rue, dont on veut se séparer et dont le dictionnaire Le Robert nous dit qu’il a un synonyme dans la langue : le « monstre »… On constate comment, par association d’idée, métonymiquement, le vocabulaire des soignants signale de multiples manières l’altérité radicale de ces patients. Cette volonté de caractériser autant l’altérité s’inscrit sans doute dans une angoisse de l’identification.

Si les médecins emploient ainsi de telles métaphores, c’est sans doute pour se protéger d’une identification au déchet « facilitée » par un certain nombre d’éléments qui tient à la fois au métier de soignant en général et à celui d’urgentiste en particulier.

Sur le métier d’urgentiste, la thèse de François Danet nous a déjà donné des pistes quand il nous explique que les urgentistes constituent, dans l’ordre des distinctions au sein du champ de la médecine universitaire, une sorte de marge530. Ainsi, le danger de l’identification avec les «patients-déchets» est toujours menaçant puisque le soignant peut se dire qu’il est comme eux, un marginal. Or, il est impossible pour le soignant, qui s’estime travailler au service de la vie et du lien, de se voir en miroir chez un sujet qui évoque la mort et la déliaison et qui, souvent, n’apporte pas de satisfaction sur le plan thérapeutique. En effet, ces patients ne vont jamais véritablement mieux du fait des multiples pathologies qu’ils présentent. Chez les clochards, nous explique P. Declerck, les seules pratiques d’alcoolisation massives déclenchent des pathologies somatiques et psychiques si intriquées et multiples (énurésie, ulcère, délire, apathie, etc.) qu’il est impossible d’apporter un soin ciblé comme le promeut aujourd’hui la médecine hospitalière.

Plus généralement, comme l’estime Dominique Lhuilier, « la prévalence de la problématique de la contagion-contamination (psychique-symbolique) dans certaines situations de travail est manifeste »531. Elle met alors en perspective, pour qualifier ces situations de travail, les professionnels de l’ordure, les ouvriers du nettoyage et les soignants. Selon elle, chacun s’expose au déchet au travers d’un risque métonymique (être ce qu’on manipule). L’éboueur est notamment angoissé par l’odeur du déchet qu’il porte et qu’il ne sentirait plus comme si cette odeur faisait partie de lui, c’est pourquoi, dans son discours, il se défend en évoquant les moyens techniques de ramassage et de traitement des déchets : « la médiation de l’outil introduit une distance au déchet et conforte l’impératif d’évitement »532. Les médecins évoquent aussi parfois la technicisation de leur métier, comme nous avons pu le noter dans le journal ethnographique (observations 4 et 14, par exemple). Aussi, comme nous l’avons dit, les soignants sont toujours aux urgences au contact de patients entre la vie et la mort, que ce soit dans le discours (patients suicidaires) ou dans le corps. Cette frontière floue entre vie et mort à laquelle ils ont quotidiennement affaire implique des stratégies de défense psychique : Dominique Lhuilier nous explique alors que la « menace métonymique »533, cette sorte de continuité vie-mort incarnée dans le déchet, est dépassée par l’usage de la métaphore qui permet un jeu de substitution et de déplacement de l’affect. C’est bien ce que nous avons dégagé plus haut.

Notes
527.

La névrose obsessionnelle peut s’entendre comme une recherche de l’ordre qui s’oppose à l’expression anarchique de la pulsion.

528.

KRISTEVA, Julia. Pouvoir de l'horreur. Essai sur l'abjection. Seuil, 1980. Coll. « Tel Quel », p.20

529.

Voir Observations 6 et 13 du journal ethnographique.

530.

Voir nos développements sur ce point au chapitre 2 de cette partie. Et voir DANET, François. La quête de professionnalisation dans la médecine d'urgence. Thèse de doctorat : Paris 7, 2006.

531.

LHUILIER, Dominique. « Le "sale boulot" ». In Travailler. Février 2005, n°14. Martin Media, p.89

532.

Ibid., p80

533.

LHUILIER Dominique et COCHIN Yann. Des déchets et des hommes. Paris : Desclée de Brouwer, 1999. Coll. « Sociologie clinique », p.89.