B. Les «patients-déchets» : rebuts inassimilables de l’institution en charge du reste

Changeons maintenant un peu de perspective et penchons-nous plus précisément sur le profil de ces « patients-déchets » tels que nous avons pu les rencontrer au pavillon N. Quelques-uns ont déjà été présentés au long de cette thèse, mais nous n’avons pas encore évoqué le cas de Madame J. (fragment clinique 1). Cette patiente est marginale à plusieurs titres.

Madame J. incarne bien le déchet en ce qu’elle est rejetée sur plusieurs plans à la fois et qu’elle exerce une sorte de pouvoir de l’abject en menaçant, par son existence même, l’ordre et les limites des institutions sanitaires et sociales. Comme nous venons de le voir, grâce aux métaphores excrémentielles, les soignants peuvent nourrir des illusions sur le service d’urgence dont l’activité se réduirait, selon eux, à un cycle où alterneraient souillure puis purification. Il y a cependant des patients, comme Madame J., qui viennent contredire ce fantasme et qui procurent ainsi de la colère ou de l’angoisse aux les soignants. En effet, cette patiente souille mais ne disparaît pas, en s’inscrivant comme une tache indélébile dans le service – pour filer la métaphore et rendre compte au plus près du sentiment des acteurs du soin. Mais Madame J. est avant tout un « patient-déchet » parce qu’elle est innommable. Innommable, ou plutôt inclassable et inqualifiable par les institutions qui seraient susceptibles de lui porter secours. Voilà sept mois qu’elle séjourne dans le service d’urgence sans que les médecins n’arrivent à lui trouver une solution d’orientation ! Cela s’explique par le fait qu’elle cumule un grand nombre de difficultés qui, prises isolément, lui permettraient d’être accueillie quelque part mais qui, concentrées en une seule personne, font d’elle un problème inextricable… A cause d’une maladie congénitale orpheline, Madame J. n’est pas autonome : elle se déplace en fauteuil roulant et a besoin de soins réguliers. Il existe bien des structures d’accueil spécialisées, mais l’obtention des places est difficile (file d’attente) et l’éligibilité à ces structures doit obéir à une série de critères, dont certains sont prioritaires et que la patiente ne remplit pas. En outre, Madame J. présente des troubles psychiques d’allure paranoïaque, mais elle n’est pas en crise et ses symptômes, qui se manifestent à « bas bruits », ne justifient pas une hospitalisation à l’hôpital psychiatrique de son secteur qui la refuse obstinément alors que les soignants avaient une fois envisagé cette piste. Enfin, Madame J. est en grande difficulté sociale. Même si cela est enrobé dans un discours un peu paranoïaque, la patiente affirme qu’elle se fait piller par son entourage amical qui, en plus, est constitué de bien peu de sociabilités. « Profitant de ses faiblesses », ces mêmes personnes occuperaient son appartement à son insu, sans qu’elle puisse engager de recours contre eux d’autant que sa tutrice se montre inexistante. De plus, elle affirme avoir « coupé les ponts » avec son assistante sociale. On retrouve dans ce tableau clinique des caractéristiques propres aux patients extrêmement désocialisés décrits par P. Declerck qui cumulent la double difficulté d’être rejetés par toutes les institutions – sanitaires, sociales – et de mettre en scène, de provoquer, en quelque sorte, leur propre exclusion du fait de leur profil psychopathologique (ici, la paranoïa qui « permet » de mettre les autres à distance). L’état de santé mentale et psychique de Madame J. rend impossible le recours à d’autres solutions sociales comme l’insertion dans une famille d’accueil – qui n’a pas la compétence pour certains soins – ou une aide à domicile pour laquelle le conseil général octroierait trop peu d’heures…

En séjournant aux urgences, Madame J. est à la fois chanceuse et honnie. Elle est chanceuse car, face aux fins de non recevoir des institutions de l’espace public qui exigent des critères d’accueil stricts (monopathologie ou difficultés sociales à l’exclusion de tout autre problème de santé), elle trouve une place dans le service d’urgence. En effet, il s’agit peut être de la seule institution qui accepte d’accueillir des patient « frontaliers », inclassables par aucune institution et, en même temps, relevant de chacune (en ce sens, ils ne sont pas « apatrides »). C’est bien la définition du déchet que d’être métonymiquement associé au corps qui le rejette. La situation « frontalière » de Madame J. est d’ailleurs lisible dans l’espace même du service d’urgence puisque sa chambre attitrée se situe dans le service N1, le service d’hospitalisation dit « mixte » du pavillon N, qui reçoit des patients souffrants de troubles somatiques ou psychiatriques ou des deux. En même temps, Madame J. est honnie : elle est l’objet d’un intense rejet de la part de certains soignants, comme nous avons pu le constater dans nos observations. Comme nous l’indiquons dans le fragment clinique 1, elle est raillée et méprisée en réunion clinique où, chaque jour, son cas est évoqué : on la qualifie de « boulet ». Là encore, le terme est significatif par ce qu’il renvoie au réel – « une charge dont on ne peut se délivrer », nous dit le dictionnaire Robert. D’autres désignations sont plus neutres et moins agressives comme un « Madame J., c’est Madame J. », toutefois accompagné d’un soupir. Mais ici aussi, la forme tautologique signale bien une impossibilité de la désignation et de la représentation qui renvoie au réel qu’incarne la patiente et qui rappelle les considérations issues de l’enquête de D. Lhuilier qui soulignait le manque signifiant dans l’épreuve de nomination du déchet. En outre, Madame J., a séjourné dans le service depuis sept mois – une durée de séjour extrêmement longue pour la prise en charge d’urgence – et vient faire vaciller la définition et la vocation de cet espace institutionnel. Cette patiente rappelle chaque jour aux médecins la vanité de leurs défenses face au sentiment qu’ils nourrissent de travailler dans un « dépotoir ». Madame J. est bien là en dépôt, dans l’espace clos de sa chambre, là où normalement les patients ne font que passer. Elle n’est même pas de ces patients que nous avons déjà évoqués, comme Madame G. (observation 7) ou Monsieur A. (fragment clinique 11), qui profitent du service d’urgence comme d’une étape de repos dans leur parcours d’errance. En somme, cette patiente montre que même l’institution en charge (de fait) du reste de la société produit (ou ne peut éviter de ne pas produire) son propre reste, le reste du reste, un irréductible : en un mot, le réel. En se faisant mépriser et railler, en étant rejetée, Madame J. incarne une sorte de retour du refoulé permanent du service d’urgence qui, pourtant, n’est pas avare d’inventions et de constructions symbolique pour l’empêcher de surgir.

D’autres patients, en revanche, font l’objet d’une sorte de refoulement. C’est le cas d’un patient que nous relatons, brièvement, à l’observation 4. Avec la psychiatre avec qui nous travaillons, nous allons en effet faire la découverte, dans le box de contention (« box 0 » déjà mentionné) d’un patient oublié. Il était pourtant arrivé la nuit précédente, accompagné par la police, car il présentait un danger pour l’ordre public et des signes de décompensation psychotique. Le psychiatre de garde avait alors prononcé une hospitalisation d’office en prescrivant la contention du patient. En règle générale, lors de cette procédure, le transfert du patient en hôpital psychiatrique ne tarde pas, de manière à réaliser le transport quand le patient est encore sous l’effet des calmants, pour qu’il ne perturbe pas le service d’urgence et pour qu’il puisse bénéficier d’un cadre de soin plus adapté. Cette fois-là, le transfert du patient n’a pas été réalisé et il a passé la nuit et la matinée attaché à son lit. Nous le découvrirons extrêmement agité dans cet état, sans possibilité d’échanger quelque parole avec lui, car il hurlait et insultait la psychiatre. L’hôpital psychiatrique de destination avait repoussé temporairement le moment de son admission tandis que le service d’urgence avait ensuite oublié de relancer la demande de transfert du patient. Oublié des deux structures hospitalières, le patient n’existait plus ni pour l’une, ni pour l’autre : « patient-déchet » caractérisé ainsi par le refus d’appartenance dont il est l’objet.