C. Le « sale boulot » de la contention

Afin d’achever ces descriptions et ces analyses de l’expression du réel et de la thématique du déchet dans le service d’urgence, nous souhaitons maintenant faire référence à un travail qui nous fut demandé par la cadre-infirmier du pavillon N. Il s’agit d’une étude sur les représentations des infirmiers et des aides-soignants sur la contention534. Comme le montre aussi l’observation 17, la contention est une expérience du réel de l’urgence autant pour les soignants que pour les patients, même si elle ne se traduit pas de la même manière pour chacun d’eux.

Concernant le rapport des soignants à la contention, il y a beaucoup à dire. En effet, en fonction du type de soignants (psychiatre, médecin, infirmier, aide-soignant) et du type de patient concerné par la contention (patient âgé, patient en crise psychique, patient alcoolique, etc.), ce rapport varie. Disons d’abord grossièrement que la contention est d’autant plus difficilement supportable par les soignants qu’elle concerne ce que nous avons appelé, plus haut, les «patients-déchets». En procédant à une contention auprès de ces patients, les soignants se sentent menacés dans leur identité professionnelle puisque l’opération leur apparaît alors plutôt comme une mesure sécuritaire ou policière que comme une pratique soignante535. Sans doute la notion de « sale boulot », que Dominique Lhuilier emprunte à l’Ecole de Chicago (E.C. Hughes)536, nous permettra-t-elle de bien saisir ce qui est en jeu à la fois psychiquement et socialement pour les soignants quand ils ont à mettre en œuvre cette pratique spécifique qui consiste à immobiliser un patient sur son lit, au moyen de liens en tissu ou en cuir, pour garantir sa sécurité et/ou celle du service d’urgence.

Mais avant de développer cette notion, on peut d’ores et déjà dire que lors de la contention, particulièrement celle d’un « patient-déchet », les soignants, appelés à mettre en œuvre un acte, n’ont plus le loisir de se réfugier derrière les constructions imaginaires défensives que nous avons décrites plus haut (métaphores excrémentielles, etc.). Ils sont acculés à rencontrer le réel et une forme d’incarnation du déchet qu’ils tentent pourtant d’éviter en permanence. En fait, quand elle est mise en œuvre dans un contexte psychiatrique, la contention concerne presque par définition un « patient-déchet ». C’est parce qu’il se manifeste de plus en plus comme déchet de l’institution, reste irréductible, que tel patient finira par être contenu. Inversement, ou plutôt en miroir, c’est le fait que tel patient soit contenu qui l’institue et le désigne, en conséquence, comme patient-déchet. En effet, la décision de contention survient au moment de ce que l’on pourrait appeler une crise majeure 537 de la communication. Ce cas se présente quand, pour le patient et les soignants, toutes les ressources symboliques et imaginaires que nous avons envisagées et décrites depuis le début cette thèse – instauration de lieux de communication, mise en œuvre de l’efficacité symbolique, théâtralisation de la souffrance538 – ont été épuisées au point de rendre impossibles l’instauration de l’échange symbolique et de la reconnaissance intersubjective et sociale. Or, c’est bien l’irréductibilité, la résistance à être pris dans des structures symboliques ou imaginaires, l’impossibilité d’un « recyclage », au fond, qui qualifie le déchet et qui institue le sujet qui répond à de tels critères dans le service d’urgence comme « patient-déchet ».

Notes
534.

On trouvera en annexe le document remis au pavillon N à la suite de l’étude. Nous avons travaillé à partir de huit entretiens, menés sur une période de deux mois, que nous avons retranscrits et analysés selon une méthodologie exposée dans le document. La retranscription des entretiens ne figure pas en annexe car nous étions convenus avec les enquêtés que leur propos ne seraient pas communiqués aux responsables du pavillon N, de manière à ce qu’ils puissent profiter d’une parole la plus libre possible sur un sujet très sensible aux urgences. Bien sûr, on trouve des extraits des retranscriptions dans le corps du document qui viennent en appui de nos analyses.

535.

Peut-être convient-il ici de préciser le contexte de la demande de l’étude dont nous avons parlé et dont sont issues ces considérations. Il s’agissait pour la cadre-infirmier, dans le cadre de « l’évaluation des pratiques professionnelles », de savoir si les formations sur la contention qui avaient été dispensées auprès des infirmiers et aides-soignants s’étaient révélées efficaces, c’est-à-dire si elles avaient réussi à les convaincre de la dimension thérapeutique de la contention.

536.

LHUILIER, Dominique. « Le "sale boulot" ». In Travailler. Février 2005, n°14. Martin Media. Pages 73-98.

537.

Majeure, pour dire exceptionnelle, car, au fond, comme le montre cette thèse, c’est toujours une forme de crise de la communication qui justifie le recours aux urgences psychiatriques.

538.

Respectivement aux chapitres 1, 2 et 3 de cette partie.