1. La contention, « sale boulot » des urgences psychiatriques : la confrontation au réel

Il va donc s’agir de relire notre expérience ethnographique de la contention et notre étude des représentations des infirmiers et des aides-soignants à l’aune de la notion de « sale boulot ». Selon D. Lhuilier, pour qu’un travail soit qualifié de « sale boulot », il doit répondre à un certain nombre de critères. Tout d’abord, le « sale boulot » ne renvoie pas à une profession à part entière, mais à une part dévalorisée du travail délimité par cette profession. En cela, il répond à une logique de division morale du travail. Dans chaque profession, des tâches sont considérées comme plus ou moins valorisantes, comme plus ou moins dégradantes, comme plus ou moins humiliantes. Selon Lhuilier qui reprend Hughes, on s’approche tendanciellement d’une activité de « sale boulot » quand on effectue des tâches s’apparentant à des « restes de la production socialement reconnue et valorisée »539 et qui amène à « la confrontation de la souillure et de la transgression »540 face auxquelles se dessine « la précarité du sens du travail »541. On retrouve clairement ici la thématique du déchet et c’est pourquoi les professionnels du déchet ont plus de « sale boulot » à effectuer que les autres. Dans chaque profession, des sujets se retrouvent en charge des tâches considérées comme nobles (c’est-à-dire reconnues comme faisant le « cœur du métier ») tandis que d’autres se retrouvent reléguées à des formes de tâches déconsidérées et même parfois refoulées par la profession qui exige pourtant qu’elles soient accomplies. En cela, parce qu’elles ne sont pas reconnues mais pourtant obligatoires tout en confrontant le sujet qui les exécute à manier une forme d’abjection, ces tâches se nomment « sale boulot » : l’adjectif « sale » revoyant à la fois à la saleté mais aussi à l’avilissement ou au désagrément (comme dans l’expression « une sale affaire »). Lhuilier donne des exemples de « sale boulot » dans différents champs (police, prison, industrie du déchet). L’exemple qui nous intéresse le plus est celui de l’hôpital :

‘« la division morale du travail de soins semble être ordonnée autour d’une répartition clivant les activités au service de la vie (les activités thérapeutiques, celles des médecins d’abord, des infirmières ensuite) et les activités au service de l’épuration des traces de la mort (les aides-soignantes et les personnes d’entretien). (…) [les aides-soigantes] ne tirent pas de la dignité de l’activité thérapeutique les mêmes bénéfices matériels et symboliques que le médecin et l’infirmière »542.’

Aux urgences du pavillon N, nous avons pu observer, en effet, que tous les soignants ne participaient pas aux contentions au même titre. Cette participation différenciée dessine des formes de rapport plus ou moins distancié au réel et au déchet et, par suite, institue une forme de division morale du travail aux urgences. La contention est renvoyée au « sale boulot » des urgences psychiatriques. Alors que les psychiatres prescrivent les contentions, ils ne les exécutent pas à proprement parler. Ils se contentent de parler au patient pour l’informer de ce qui va se passer tandis que ce sont des infirmiers et des aides-soignants, voire des médecins, mais c’est plus rare, qui se saisissent des membres du patient pour l’attacher. Ainsi, le psychiatre reste dans le symbolique, à la fois dans la parole et l’énonciation de la loi, tandis que les autres soignants mettent en œuvre un acte qui a, pour eux, une dimension plus ou moins humiliante puisqu’ils se confrontent à la possibilité de recevoir des coups d’un patient qui se débat, parce qu’ils doivent user d’une certaine force et d’une technique d’immobilisation des membres qui les renvoient à une impression de s’adonner à une activité antinomique au soin. On constate alors combien l’épreuve de la contention redouble le sentiment de déclassement repéré par Lhuilier chez les aides-soignants : en effaçant les traces de la mort et en assurant une fonction qui s’apparente parfois pour eux à une action policière, ils sont dans une situation où ils peuvent perdre le sens de leur travail, où leur identité professionnelle est menacée. En abordant plus bas la question de la sublimation – psychologique et sociale – du « sale boulot », nous montrerons cependant que les infirmiers et les aides-soignants se réassurent sur leur identité professionnelle et sur le bien-fondé de leur place dans les métiers du soin en faisant des distinguos entre les pathologies et souffrances des patients. Selon eux, il y aurait des malades plus authentiques que d’autres pour lesquels la contention trouverait plus ou moins de portée thérapeutique. En se dotant d’une portée thérapeutique, pour de « vrais » malades qui en ont « besoin », la contention n’est alors plus totalement identifiable au « sale boulot » puisqu’elle se rapproche des tâches valorisées dans le champ de la médecine, celles qui soignent, qui sont au service de la vie et non pas celles qui isolent et font disparaître les traces de ceux pour qui la médecine trouve peu de réponse à la détresse et qu’elle rejette. Nous y reviendrons.

La posture du psychiatre qui dirige la contention, en assurant un rôle symbolique de médiateur entre le patient et les soignants, sans y prendre réellement part, suscite parfois, quand ce rôle est mal assuré, de l’animosité de la part des équipes d’infirmiers et d’aides-soignants qui ont procédé à la contention. En fait, cela est compréhensible car ils sont renvoyés encore une fois au fait qu’ils doivent accomplir le « sale boulot ». Lhuilier nous explique en effet qu’on identifie le « sale boulot » par un autre critère important qui est celui de la délégation : « tous les métiers comportent une part de « sale boulot », c’est-à-dire des tâches dévalorisées ou désagréables. Ce sont celles-ci qui seront l’objet de tentatives de délégation »543. Nous avons pu vérifier la validité de cette hypothèse lors d’une contention demandée par la psychiatre et qui s’était mal passée (observation 17). Il s’agit de la contention de Monsieur P. (fragment clinique 7). Le patron de l’entreprise où Monsieur P. est comptable trouve son employé très bizarre le jour où il revient de congé-maladie. Comme il tient des propos délirants inquiétants, le patron décide de l’emmener aux urgences psychiatriques. Quand nous rencontrons le patient, celui-ci présente en effet des signes de décompensation psychotique qui nécessitent une hospitalisation en psychiatrie. Le patient accepte une hospitalisation libre, pour prendre du « repos ». Le temps que la psychiatre contacte l’hôpital qui puisse l’accueillir, le patient a changé d’avis et refuse maintenant d’être hospitalisé. Très vite, il s’agite, devient violent et menaçant, ce qui pousse la psychiatre à demander qu’on le contienne. La contention, qui se fera dans des conditions précipitées et chaotiques parce que le patient se sent persécuté et victime d’une injustice, est difficile : Monsieur P. se débat, des soignants prennent des coups tandis que la psychiatre, sans doute dans la panique, coordonne mal les opérations544. Dans la compréhension du rapport des soignants à la contention, le plus important est sans doute ce qui se passe ensuite quand je545 vais me faire reprocher de ne pas avoir participé à la contention et, d’une certaine manière, en n’ayant pas mis la « main à la pâte », m’être épargné le « sale boulot ». L’agressivité des médecins, infirmiers et aides-soignants à mon égard s’explique par le contexte : je passe, à ce moment-là de l’enquête de terrain, pour un interne de psychiatrie. En observant sans agir, j’ai donc incarné, aux côté de la psychiatre, la délégation du travail qui désigne le « sale boulot ». Le statut d’interne a été ressenti comme insuffisant et injuste pour incarner cette délégation et instaurer une telle division morale du travail.

Notes
539.

LHUILIER, Dominique. « Le "sale boulot" ». In Travailler. Février 2005, n°14. Martin Media, p. 74

540.

Ibid., p.74

541.

Ibid., p.74

542.

Ibid., P.84

543.

Ibid., p.78

544.

Pour les détails de la description de ce moment qui fut très impressionnant et effrayant pour l’observateur que nous étions, se reporter au récit de l’observation 17.

545.

L’emploi temporaire de la première personne du singulier ici se justifie pour assurer plus de clarté dans l’exposé de la saynète.