2. Les conditions de sublimation du « sale boulot » : éviter la confrontation au réel

Comme l’indique Dominique Lhuilier, face à l’assignation au « sale boulot », les sujets qui y sont confrontés, comme par exemple les soignants qui doivent faire des contentions, tentent de sublimer ces tâches pour retrouver un sens à leur travail. On va ici se retrouver dans une situation identique aux processus défensifs que nous avons observés plus haut. Alors que les métaphores excrémentielles et de la décharge interviennent a priori pour se défendre d’une identification aux « patients-déchets », la sublimation du « sale boulot » intervient a posteriori. C’est tout à fait ce qui est apparu dans notre étude où nous avons rencontré des soignants dans un fort désir de parler, de se confier à un tiers, pour livrer un discours sur la contention qui est un événement récurrent du service qu’ils ont peu le temps d’élaborer symboliquement. D. Lhuilier théorise ce que nous avons éprouvé lors des échanges que nous avons eu avec les infirmiers et les aides-soignants :

‘« Ceux qui sont en charge du sale boulot ont à construire les conditions d’une légitimation qui permettre d’éviter l’assimilation-identification avec l’objet déchu et / ou la transgression et qui ouvre l’accès à la sublimation. Les conditions de la sublimation ne sont pas seulement psychologiques, mais aussi sociales »546.’

Pour les soignants, le risque de la contention est en effet, encore une fois, à s’approcher trop près de ces patients déchets ou transgressifs, sans la médiation du langage, celui de la métonymie et de l’identification. Les soignants se demandent ainsi s’ils ne ressentiraient pas une injustice s’ils étaient à la place de ce patient qui est à l’hôpital et à qui ils n’estiment pas donner un soin…

Nous avons repéré trois modes principaux de sublimation du « sale boulot » de la contention : la construction d’une hiérarchie qui ordonne les souffrances et les pathologies des patients en justifiant ou non la portée thérapeutique de la contention ; le fait que la contention constitue un outil de mesure de la solidarité du service ; le fait que la contention s’inscrive dans la logique politique et institutionnelle d’une médecine sociale.

Le premier point est à la fois une défense et de la sublimation puisque la hiérarchisation des souffrances et des pathologies que les infirmiers instituent quand ils parlent de la contention sert, en même temps, à rendre compte de ce qu’est un « vrai et bon » soin (sublimation du métier) et à stigmatiser certains patients au travers de métaphores du déchet. C’est ainsi que pour les nombreux patients alcooliques du pavillon N, pour lesquels une contention est parfois nécessaire le temps qu’ils dégrisent avant d’être pris en charge, la contention n’est pas considérée comme un soin. Les infirmiers et aides-soignants se sentent alors menacés dans leur identité de soignant. Ils estiment assumer là un rôle policier dont ils se défendent en renvoyant le sujet alcoolique à la figure du « patient-déchet » que nous avons déjà dégagée. Quelques extraits des entretiens en rendent bien compte : « il n’a rien à faire chez nous, c’est pas des soins, c’est de la sécurité » ; « il n’y a pas de soins particuliers, ils cuvent » ; « l’alcoolisé, on le dépose chez nous, parce qu’on sait pas quoi en faire »547. La thématique du dépôt, d’une part, celle de l’excédent et du surplus inassimilable (ne pas savoir quoi en faire) et enfin celle de l’absence de soin, renvoient ces patients à l’abject dans la mesure où ils brouillent l’ordonnancement des fonctions sociales dont les soignants des urgences ont une idée très précise. Il y a notamment tout un vocabulaire qui sert à marquer les limites entre soignants, policiers et pompiers et qui sont désignés respectivement comme les « blancs », « les bleus » et « les rouges ». Il y a en revanche certains patients, notamment des psychotiques en crise de décompensation, pour lesquels les infirmiers ont l’impression de véritablement exercer un soin et d’être dans leur métier quand ils procèdent sur eux à une contention. Les moyens de rationaliser dans ce cas la portée soignante de l’opération – il s’agit ici davantage de sublimation – sont de deux ordres. Le premier est un argument médical tiré sans doute des formations aux soins psychiatriques : la contention est un moyen de « rassembler » le psychotique qui est dans une situation où il éprouve le « morcellement » de son corps. La contention « soigne » car en contenant, elle met un frein à la manifestation de symptômes. On est alors dans une logique médicale connue et rassurante. Le deuxième argument est celui de l’authenticité de la souffrance. Quand la souffrance est estimée authentique par les soignants la contention est un soin, elle fait partie du travail d’infirmier : elle pare à la récidive du passage à l’acte pour un patient suicidaire ; elle intervient pour le patient psychotique qui n’est pas considéré avoir choisi sa pathologie : « le patient psychiatrique, il est malade, il a une pathologie psychiatrique, il a une maladie de la tête ». On voit bien la différence de conception de la souffrance par rapport aux patients alcooliques : « Ces gens, c’est pas une maladie qu’ils ont, c’est qu’ils ont pris une cuite, c’est un choix de leur part ». On retrouve un peu ce critère pour les tentatives de suicides qui sont parfois considérées comme moins authentiques que d’autres pathologies psychiatriques : « on est dans une confrontation perpétuelle entre cette personne qui peut mourir et qui ne l’a pas choisi et celle qui veut mourir et qui est en bonne santé ». Ainsi, l’analyse de la nature de la demande et du profil pathologique permet aux infirmiers et aides-soignants de construire des différences de signification de la contention, ce qui est une manière de symboliser le réel auquel elle confronte inévitablement.

Dans la logique de sublimation du « sale boulot » de la contention, un autre point intéressant se dégage des entretiens avec les infirmiers et les aides-soignants. La contention est perçue par les soignants comme une forme de mise à l’épreuve de la solidarité dans le service. Il s’agit vraiment d’une sublimation puisque la dimension réelle de l’acte est refoulée (contraindre, priver de liberté, se confronter à la violence et à une crise de la communication et de la relation soignante) pour laisser apparaître une représentation acceptable et valorisante qui est en rapport, mais déplacée, par rapport au point de réel. Quand une contention est nécessaire, il se produit comme un rassemblement du service dont les personnels travaillent en temps normal plutôt solitairement : « on est tous dans la même galère, quand on attache, c’est plus le secteur de quelqu’un, le patient il appartient à tout le monde » ; « une bonne contention, c’est une culture de service » ; « on est vachement soudés, on n’aurait pas confiance en nos collègues, les contentions se passeraient beaucoup plus mal ». A travers ces propos, on comprend mieux les invectives, évoquées plus haut, que nous avions essuyées quand nous avions observé une contention sans y participer alors même que nous passions pour un soignant. Notre comportement a été ainsi perçu comme une menace contre les efforts de sublimation du « sale boulot » qui, du fait de notre présence non-participante, ne permettait plus de manifester une forme de lien et d’identité soignante.

Enfin, le dernier mode de sublimation de la contention qui se construit collectivement consiste, pour les soignants, à considérer la contention comme le corolaire d’une médecine sociale et humanitaire. En quelque sorte, les infirmiers et aides-soignants des urgences se considèrent comme des acteurs au service de la bonne marche de la cité. Là encore, la sublimation se manifeste par le fait que l’acte réel est refoulé au profit de l’investissement d’une mission et d’une responsabilité collective reconnue et valorisante pour le sujet qui l’assume : « on reçoit une population qui est quand même amenée à être contenu » ; « on est la soupape de sécurité de la société » ; « je fais de la médecine humanitaire du fait de toute la misère sociale qu’on récupère ». Dans notre étude, nous avons remarqué que plus les soignants investissent et assument le rôle qu’ils jouent sur le plan politique, à travers leur activité soignante, moins la contention est ressentie comme difficile et comme une manifestation d’un réel insupportable de l’urgence psychiatrique

Peut-être est-il possible, au terme de ces développements sur la contention, d’en produire un autre type d’analyse, un peu décalé mais pas étranger, moins psychosociologique et davantage politique. Au-delà de la manière dont les soignants investissent psychiquement et collectivement la contention, celle-ci exprime une dimension politique de l’urgence en ce qu’elle est une forme de mise en œuvre de pouvoir, une mise en œuvre, pour parler comme Max Weber, de la « violence physique légitime ». La formulation de Weber est assez précieuse pour notre propos, et cela à double titre.

D’une part, le fait qu’on puisse observer la pratique de la contention dans le service d’urgence qualifie bien l’hôpital comme un lieu de pouvoir, comme un territoire de l’Etat qui donne au soin une dimension toujours-déjà politique, malgré des conceptions du soin, en vigueur dans le champ de la médecine, qui cherchent souvent à le rabattre simplement sur ses aspects scientifiques, techniques ou cliniques. Il faut ici se référer à la définition de l’Etat donnée par Max Weber dans Le savant et le politique :

‘« L’Etat est cette communauté humaine qui, à l’intérieur d’un territoire déterminé (le « territoire » appartient à sa caractérisation), revendique pour elle-même et parvient à imposer le monopole de la violence physique légitime »548.’

Pour Weber, on reconnaît la présence de l’Etat, non pas par ses fins mais par son moyen, quand il mandate des acteurs qui sont en mesure d’exercer, dans un territoire donné, une violence physique sans qu’elle soit punie, mais légitimée (dont l’exercice est reconnu par tous les sujets de l’appartenance, mais dont est méconnu ou refoulé le caractère arbitraire, conventionnel, qui justifierait sa contestation). A partir du moment où cette délégation de la violence physique est vérifiable aux urgences – notamment par les mesures de médecine légale inscrites dans le droit et qui autorisent la contention – l’espace hospitalier est un lieu de pouvoir et les soignants sont, à ce moment précis, des agents et des représentants de l’Etat. Notre thèse tente de montrer comment, aux urgences, la clinique et le politique s’imbriquent toujours, selon différentes modalités. Sans être la principale à l’œuvre, la contention constitue une de ces modalités. Les urgences sont ainsi un lieu de pouvoir et de médiation qui sont deux modalités de lire et d’installer le politique dans l’espace de l’hôpital. On pourrait ainsi dire qu’aux urgences le statut des soignants oscille entre agents de l’Etat et médiateurs du lien social. Aux urgences, la présence du politique se caractérise tantôt par les efforts de réhabilitation sociale de sujets venus exprimer une détresse aux multiples dimensions qui les a isolés, temporairement ou durablement du collectif, tantôt par un rappel de la loi par la contrainte à travers la mise en œuvre de la violence légitime par les soignants, même si ce cas est quantitativement plus rare. Ce sont deux manières de réinstaller le symbolique, par la parole ou par la force.

D’autre part, il faut s’attarder, dans la formule de Max Weber, sur la question de la légitimité qui est interrogée de manière cruciale par les soignants des urgences, comme nous venons de le voir à travers les différentes modalités de contestation et de sublimation du « sale boulot ». Le discours des infirmiers nous apprend qu’aux urgences rien n’est gagné quant à la légitimation de la mise en œuvre de la violence physique. Cela nous apprend quelque chose d’essentiel sur les services d’urgence : ils semblent constituer une institution qui n’est pas absolument définie et contrainte par l’Etat, mais plutôt une institution en perpétuelle remise en question, en perpétuelle reconfiguration, qui a alors une forme d’autonomie ou de plasticité. Ce qu’apportent les patients, dans leurs demandes singulières et imprévisibles, place toujours les soignants devant un dilemme. En effet, il faut choisir et décider : soit ces demandes constituent une forme d’infraction à ce qui est tolérable et acceptable dans l’espace public, et premièrement dans l’espace public hospitalier, et ces demandes constituent alors une menace au lien social et imposent de mettre en œuvre la violence physique, dès lors légitime ; soit ces demandes sont entendues comme une remise en question du contrat social et une injonction à le réviser, mais alors la mise en œuvre de la violence physique à l’encontre des sujets concernés est ressentie comme arbitraire et injuste, situant les soignants hors de leur métier, de leur identité. Nous reviendrons, dans la conclusion générale de cette thèse, sur cette alternative à laquelle les urgences sont confrontées, entre (ré)affirmation de la loi, interrogation du contrat social et invention du politique.

Notes
546.

LHUILIER, Dominique. « Le "sale boulot" ». In Travailler. Février 2005, n°14. Martin Media, p.93.

547.

Cet extrait et les suivants sont issus des entretiens de notre enquête dont le rapport figure en annexe

548.

WEBER, Max. Le savant et le politique. Préface, traduction et notes de Catherine Colliot-Thélène. La Découverte, 2003. Coll. « Poche », Sciences humaines et sociales, p.118