III. Les urgences psychiatriques aujourd’hui : un lieu de l’espace public qui porte les traces de la Nef des Fous, de la Cour des Miracles et de l’Hôpital Général. Figures de l’errance et du déchet et leur rapport à la folie dans l’histoire

Nos considérations précédentes sur le rapport de la psychiatrie au déchet pourraient apparaître comme de simples reviviscences, sous la forme de l’urgence, du rapport que la société a toujours entretenu avec les questions de la marge, de l’errance et de la folie. En effet, les descriptions de Michel Foucault, dans son Histoire de la Folie, semblent parfois se rapprocher de ce qu’on observe aux urgences psychiatriques. Afin d’éviter tout réductionnisme et pour dégager la spécificité contemporaine de la psychiatrie d’urgence, nous nous proposons maintenant de projeter, dans une perspective comparatiste, une partie de nos résultats sur la toile de fond que représente l’ouvrage de Foucault.

En ce qui concerne le rapport entre Foucault et les urgences, il faut obligatoirement faire référence aux travaux de François Danet que nous avons déjà évoqués. Une de ses hypothèse consiste à affirmer que dans les services d’urgence se lisent des reviviscences de formes anciennes de l’hôpital, avant que celui-ci ne soit absorbé par les logiques de la médecine dite scientifique. En observant le cas de patients comme ceux que nous venons d’évoquer qui ne trouvent aucune place pour être accueillis dans les services hospitaliers de spécialité et qui fréquentent régulièrement les urgences, voire y séjournent plusieurs semaines, Danet affirme que « ces malades donnent un statut d’hôtel-Dieu et d’Hôpital Général aux services d’urgence dans une reviviscence des logiques religieuses compassionnelles et répressive sociale que l’hôpital clinique, scientifique et managérial a voulu anéantir »549. Autrement dit, aux urgences, l’hôpital retrouverait son rôle historique, celui qu’il a eu le plus longtemps dans son histoire, jusqu’au 19e siècle, d’accueil et de gestion de la misère et du « déchet social » 550. Pour Danet, les urgences incarnent la transformation institutionnelle de l’hôpital, passé d’une institution répressive ayant pour vocation le contrôle social à une institution dévolue au soin, lui-même appuyé sur les découvertes médicales et cliniques : « en forçant le trait, on peut dire que l’hôpital s’est engagé dans un processus qui, en quelques décennies, l’a fait passer de l’hébergement sans soin aux soins sans hébergement »551. Dans la perspective historique ici adoptée et qui vient compléter nos approches sémiotiques et psychanalytiques précédentes, les «patients-déchets» des urgences seraient, en définitive, un reste (presque au sens mathématique du terme) des opérations de réaffectation de l’ancienne population fréquentant « l’hôpital sans soin » et qui n’ont trouvé de place ni dans le nouveau système hospitalier, ni dans les institutions de la solidarité et de l’assistance sociale. Pour Danet, « les déchets sociaux, dont les nouveaux contours ne peuvent être définis par les nouveaux outils sémiologiques des médecins se sont retrouvés en vacance d’institution pour les accueillir »552.

La démarche de Danet indique qu’il semble pertinent de mettre en perspective les affirmations de Foucault avec la réalité contemporaine de l’urgence. Il y a manifestement une continuité à travailler entre la fonction de l’hôpital vis-à-vis de la folie à l’âge classique et la manière dont la psychiatrie accueille aujourd’hui les patients aux urgences. Cependant, le travail de Danet pourrait donner l’impression d’une sorte de déterminisme historique, de projection du passé sur le présent. Bien sûr, le passé permet toujours de mieux comprendre le présent. C’est au fond ce qui est au fondement de la science historique. Il nous semble pourtant que la réalité de l’urgence psychiatrique aujourd’hui ne puisse pas se réduire à ce que Foucault explique sur le « Grand renfermement » ou le « monde correctionnaire ». Ce serait encore tomber trop vite dans une vision de la psychiatrie comme répressive et excluante, dont nous avons fait le choix de nous écarter. En réalité, les urgences d’aujourd’hui ont bien pour fonction d’accueillir les populations marginales et les sujets fous mais notre étude nous a montré qu’elles ne consistent pas nécessairement dans l’enfermement ou l’hospitalisation contrainte. L’urgence aujourd’hui, en créant des parcours de soins et donc en remettant les sujets en détresse psychique en mouvement dans l’espace social, quitte à ce que ces sujets fassent des retours répétés aux urgences, s’approche aussi d’un mode de relation à la folie et à l’altérité que Foucault décrit au début de l’Histoire de la folie dans son chapitre « la Nef des fous ». Les urgences sont héritières d’une histoire longue de l’hôpital et du rapport à la folie ; elles portent des traces disparates de ce qui les a précédées mais elles présentent en revanche aussi des formes inédites que nous tenterons de dégager.

Nous allons donc passer l’urgence psychiatrique au crible de trois figures qui sont présentes dans l’Histoire de la folie de Michel Foucault : la Nef des Fous, la Cour des Miracles et l’Hôpital Général. Nous espérons, en dégageant des continuités et des ruptures par rapport à ces figures recouvrant des réalités sociales historiques particulières, rendre compte du caractère hybride de l’urgence psychiatrique. Nous verrons ce que les urgences psychiatriques doivent à l’histoire et en quoi elles sont une institution éminemment contemporaine. Ce qui ne pourra pas se réduire aux figures du passé rendra compte des conceptions contemporaines de l’altérité, sous-jacentes aux pratiques observables dans l’accueil de la détresse psychique, psychosociale et sociale aux urgences. Nos arguments s’appuieront sur nos résultats précédents, sur notre journal et sur des études annexes que nous avons menées autour du pavillon N.

Notre réflexion fonctionnera dialectiquement. Ainsi, par exemple, nous nous demanderons en quoi l’urgence est assimilable à la Nef des fous et, partant de là, sur ce que la réflexion de Foucault sur le rapport à la folie à la Renaissance éclaire de l’urgence. Puis, en sens inverse en quelque sorte, nous détaillerons ce qu’une telle conception semble laisser dans l’ombre de la réalité contemporaine de l’urgence. En passant de figure en figure, nous essaierons de dégager ce qui constitue l’originalité de l’accueil de la détresse mis en œuvre par la psychiatrie d’urgence aujourd’hui.

Notes
549.

DANET, François. La quête de professionnalisation dans la médecine d'urgence. Thèse de doctorat : Paris 7, 2006, p.173.

550.

Ce terme est employé par Danet lui-même (p.34) qui s’interroge parfois ironiquement, ou cyniquement – sur le statut des urgences, entre « espace poubelle de notre société ou genre institutionnel innovant » (p.11). François Danet a été psychiatre au pavillon N. Dans sa thèse de psychologie sociale sur la professionnalisation de la médecin d’urgence (déjà citée), Danet a aussi enquêté dans d’autres services d’urgence où la thématique du déchet était prégnante dans le discours des soignants.

551.

Ibid., p.66.

552.

Ibid., p.38