C. L’urgence psychiatrique et l’Hôpital Général

Notre thèse porte sur la psychiatrie d’urgence à l’hôpital général : le signifiant d’hôpital général ne doit pas nous faire commettre l’erreur d’une analogie trop rapide avec l’Hôpital Général décrit par Foucault, qui est un autre type d’institution, sans vocation médicale : « Dans son fonctionnement, ou dans son propos, l’Hôpital général ne s’apparente à aucune idée médicale. Il est une instance de l’ordre, de l’ordre monarchique et bourgeois qui s’organise en France à cette même époque »573.

Quelle signification porte aujourd’hui le signifiant « hôpital général » ? D’abord, il s’oppose aux hôpitaux de spécialité, et plus particulièrement à l’hôpital psychiatrique. En réalité, il serait impossible de retrouver une institution équivalente aujourd’hui à l’hôpital général d’hier. L’hôpital général de l’âge classique réunissait une population hétérogène qui est aujourd’hui disséminée dans plusieurs institutions. Il y avait certes des fous qu’on enfermait et des fous pauvres. A ce titre, une subsistance de l’hôpital général serait l’hôpital psychiatrique d’aujourd’hui dès lors qu’il hospitalise sous contrainte (l’hospitalisation d’office, prononcée par le préfet pouvant être considérée comme une héritière de la lettre de cachet). Mais il faut se garder d’aller trop vite dans la comparaison car l’hôpital psychiatrique aujourd’hui ne se définit pas seulement selon sa fonction d’enfermement du fou ou de mise à l’écart de la misère telle qu’elle est liée à une pathologie psychiatrique. Il est aussi le lieu de l’exercice de la clinique. On en a pour preuve les débats cliniques mouvementés qui s’y déroulent entre défenseurs des théories analytiques et défenseurs du cognitivo-comportementalisme ou de l’approche neurobiologique de la souffrance psychique. De plus, pour des raisons budgétaires (manque de lits et tarification à l’activité), on ne désire plus que les patients restent au long cours à l’hôpital. Une fois leurs pathologies « stabilisées »574, ils sont renvoyés vers leur domicile ou vers les structures sociales et les structures de soin de la ville, en milieu dit « ouvert ». Aussi, d’autres institutions ont aujourd’hui pour fonction d’héberger et d’accueillir la misère sociale et pourraient, elles, être considérées comme des héritières disséminées de l’hôpital général : centre d’hébergement d’urgence, foyers, Samu social, etc. En somme, ce que nous nommons hôpital général aujourd’hui est peut-être ce qui a le moins à voir avec l’hôpital général d’hier. L’hôpital d’aujourd’hui est très orienté par la médecine scientifique. Il est le lieu d’enseignement des grands professeurs qui exercent dans des services de spécialités qui réduisent les patients à leur organe affecté par telle pathologie et qui mobilise telle technologie médicale. Autrement dit, l’hôpital général d’hier était un lieu où l’on enfermait et où l’on prodiguait peu de soins, à part pour préserver la santé publique à l’extérieur, nous dit Foucault, pour que l’asile ne soit pas un foyer concentré de maladies. L’hôpital général d’aujourd’hui soigne exclusivement et héberge le moins possible, en éludant les caractéristiques sociales et psychiques du sujet qu’il reçoit. On pourrait dire que le signifiant est resté le même mais que le signifié s’est inversé. A part, peut-être, si l’on considère les urgences, en particulier psychiatriques, qui, dans le lieu de l’hôpital général, reçoivent la folie, la misère, et disposent du pouvoir de prononcer des hospitalisations sous contraintes, parfois pour de longues durées.

Pour essayer de valider ou d’infirmer cette analogie possible entre hôpital général de l’âge classique et urgences psychiatriques aujourd’hui, il nous semble qu’il faut l’observer selon deux critères : la question de l’enfermement et celle de la fonction sociale et politique de l’urgence.

Première question : Peut-on parler de pratiques d’enfermement de la folie et de la misère aux urgences aujourd’hui ?

C’est principalement dans les services d’urgence que se prononcent les mesures d’hospitalisation sous contrainte575 qui ont à voir avec la santé du patient et le maintien de l’ordre public576. En effet, le texte de loi qui régit ces hospitalisations577 indique qu’il est toujours nécessaire d’avoir deux avis médicaux, voire un seul dans les situations d’urgence. Cet avis est assorti soit d’une lettre d’un tiers proche du patient (HDT) qui demande l’hospitalisation, soit d’une décision du préfet (HO). Les psychiatres des urgences ont ainsi souvent une activité légale (le pavillon N est un service d’accueil des urgences médicales, psychiatriques et médico-légales) parallèlement ou articulée à leur activité soignante. Les services en charge de l’ordre public (police, mais aussi pompiers ou Samu dans une certaine mesure) s’adressent facilement aux services d’urgence dès lors qu’ils constatent un trouble mental chez celui qu’ils estiment troubler l’ordre public. Il existe une procédure, dite de réquisition (voir observation 1, par exemple), qui permet à la police de demander à un médecin un examen médical statuant sur l’état psychique de la personne qui trouble l’ordre public.

Il faut donc prendre en compte le fait que la demande, de la part des forces de police, est relativement importante. Aussi, d’autres patients, amenés par le Samu ou des proches, peuvent faire l’objet d’une hospitalisation sous contrainte mais sur la décision du psychiatre assorti de la demande d’un proche ou du préfet, mais sans demande préalable des forces de l’ordre dans ce cas.

Observons de nouveau quelques chiffres, issus de notre étude statistique et de nos observations ethnographiques. Dans le service d’urgence de l’hôpital psychiatrique sur lequel a porté l’étude statistique, le taux d’hospitalisation sous contrainte peut paraître important. Sur la totalité des passages, 66% ont fait l’objet d’une hospitalisation578. Dans cette cohorte de patients hospitalisés, le taux d’hospitalisation sous contrainte est de 36% environ (avec 30% d’HDT et 6% d’HO). Remarquons tout de même que la majorité des patients sont hospitalisés librement. Notons aussi que les patients habitués de l’urgence, s’il arrive qu’ils soient hospitalisés lors de leurs recours aux urgences, le sont librement pour 75% d’entre eux. En revanche, pour les patients dont c’est le premier recours, quand ils se font hospitaliser, c’est sous contrainte dans 45% des cas (avec 38% d’HDT et 7% d’HO). Ce que révèlent ces chiffres et leurs nuances, c’est que certes les services d’urgence des hôpitaux psychiatriques enferment, mais qu’il ne s’agit pas non plus d’une institution « aveugle » puisque les patients connus du service ne subissent plus la contrainte quand ils se font hospitaliser. Cela indique qu’il existe un usage de l’hospitalisation sous contrainte, ce que montre notamment, plus qualitativement, notre expérience ethnographique.

Nous détaillerons la question de l’usage et de la justification de l’hospitalisation sous contrainte dans la réponse à la deuxième question. Donnons encore ici quelques chiffres. Jean-Pierre Martin, psychiatre à l’hôpital Esquirol et membre d’un réseau s’intéressant aux rapports entre souffrance psychique et précarité, indique, en octobre 2009, qu’à Paris « une hospitalisation d’office sur trois concerne un SDF ou un précaire quant au logement »579. Cette indication qui doit interpeller, nous indique aussi dans quel sens lire les chiffres d’hospitalisation d’office qui est la mesure sanitaire la plus proche d’un acte de police (puisque l’hospitalisation est prononcée par le préfet sur avis médical et que cette hospitalisation est elle-même levée par le préfet). L’auteur de l’article, en observant que les hospitalisations sous contrainte concernent les plus précaires de la société, fait le pont avec les descriptions de Foucault sur le grand renfermement :

‘« L’histoire a fixé le vagabond, le sans aveu comme une des expressions de la folie, avant d’en faire une maladie sociale. Les lois d’internement sont nées de ce traitement spécifique qui se partage l’hôpital psychiatrique avec la prison. Ce sont les classes opprimées qui sont l’objet du discours sur les classes dangereuses. La rue est un no man’s land entre l’hôpital et la prison. Cette contrainte d’ordre public s’applique absolument et aujourd’hui la psychiatrie est appelée, malgré ou à cause de sa modernité médicale et psychologique, à en être l’instrument. Délirer dans la rue est une des principales causes de ces hospitalisations sous contrainte à Paris».’

Cette opinion, très forte, très critique vis-à-vis de la manière dont la psychiatrie peut être instrumentalisée pour des actions de police ne doit pourtant pas faire écran à la réalité de l’hospitalisation en psychiatrie. Rappelons que les hospitalisations d’office dont parle Martin représentent 5 à 7% des hospitalisations en psychiatrie. Prenons acte tout de même que les HO concernent pour une large part les ultra-précaires de notre société.

Concernant nos observations, portant sur 50 situations, nous décomptons 10 hospitalisations sous contrainte, ce qui représente 20% du total des patients et 28% des patients qui ont bénéficié d’une hospitalisation. Les hospitalisations d’office, au nombre de 3 représentent 8,5% des hospitalisations et les hospitalisations libres 63,5%. Le nombre de situations permet difficilement de faire des statistiques très valables, mais nos chiffres sont cohérents avec les chiffres précédents : l’hospitalisation libre est la règle, l’hospitalisation sous contrainte l’exception. Cela diffère évidemment de ce qu’était l’enfermement à l’hôpital général à partir de l’époque classique où tous les asociaux (fous, pauvres et perturbateurs de l’ordre moral et intellectuel) étaient enfermés sans condition.

Deuxième question : Quelles sont les justifications contemporaines de l’enfermement ? Ont-elles à voir avec les justifications économiques et morales qui avaient cours à l’âge classique ?

Notre hypothèse est que si, en apparence, les patients qui sont hospitalisés sous contrainte peuvent présenter un profil sociologique et psychique proche des pensionnaires de l’hôpital général de l’âge classique, la démarche qui a présidé à la décision de leur hospitalisation est en revanche fondamentalement différente.

Dans l’Histoire de la folie, Foucault nous explique que ce sont en partie des impératifs sociaux, économiques et moraux, qui constituent les raisons de l’enfermement brutal et massif de certains sujets à partir de la fin du 17e siècle.

A partir de cette époque en effet une première ligne de partage traverse le monde social et désigne d’un côté ceux qui ont la possibilité d’être reconnus par le collectif, de lui appartenir, et de l’autre ceux qui en sont exclus. Cette ligne de partage s’appuie sur des arguments économiques. D’un côté, on a ceux qui travaillent et contribuent à la richesse de la société et, de l’autre côté, les oisifs : mendiant, vagabonds, miséreux, chômeurs580. Alors qu’au Moyen-âge et à la Renaissance le pauvre avait une sorte d’aura mystique en constituant une sorte de lien avec le divin, à l’âge classique, les valeurs bourgeoises de productivité, d’ordre et de travail commencent à s’installer. Ainsi, les hôpitaux généraux servent à enfermer le peuple de la misère selon deux buts : qu’il ne trouble plus l’ordre public et qu’il soit mis au travail forcé. On a déjà l’idée, qui rencontre du succès dans les milieux de droite aujourd’hui, que les classes précaires sont des classes dangereuses et que le travail est rédempteur. Voici donc le premier usage de l’internement à l’âge classique, à la fois régulateur de l’économie et agent de l’ordre social :

‘« L’âge classique utilise l’internement de manière équivoque et pour lui faire jouer un double rôle : résorber le chômage, ou du moins en effacer les effets sociaux les plus visibles, et contrôler les tarifs lorsqu’ils risquent de devenir trop élevés. Agir alternativement sur le marché de la main d’œuvre et les prix de la production. En fait, il ne semble pas que les maisons d’internement aient pu jouer efficacement le rôle qu’on en attendait. Si elles absorbaient les chômeurs, c’était surtout pour en masquer la misère, et éviter les inconvénients sociaux et politiques de leur agitation »581.’

La deuxième ligne de partage qui divise le monde social entre ses inclus et ses exclus enfermés (ses forclos) est celle qui s’appuie sur les valeurs de l’institution familiale bourgeoise en train de se constituer. Ces valeurs sont à l’origine d’élaboration de normes sociales rigoureuses qu’il convient de ne pas transgresser au risque d’être enfermé dans les mêmes lieux que ceux où l’on met le peuple de la misère décrit plus haut. Ces normes, nous dit Foucault, concernent trois objets : la sexualité, la pratique religieuse et la connaissance. Celui qui devient déviant par rapport aux normes de la famille bourgeoise devient susceptible d’être puni, enfermé et corrigé dans les lieux de l’internement :

‘« En un sens, l’internement et tout le régime policier qui l’entoure servent à contrôler un certain ordre dans la structure familiale, qui vaut à la fois comme règle sociale, et comme norme de la raison. La famille avec ses exigences devient un des critères essentiels de la raison ; et c’est elle avant tout qui demande et obtient l’internement »582.’

Foucault décrit alors successivement comment on enferma des homosexuels considérés comme déviants ou des sujets connaissant des pratiques amoureuses qui ne correspondent pas à l’ordre du mariage (prenant pour preuve les pièces de Molière). Les pratiques religieuses alternatives à la religion en vigueur sont aussi punies et leurs auteurs enfermés : « l’hôpital général et les maisons d’internement reçoivent en grand nombre des gens qui sont mêlés de sorcellerie, de magie, de divination, parfois aussi d’alchimie »583.

Foucault nous indique enfin que les hôpitaux généraux servaient à l’exclusion des sans-valeurs mais avaient aussi pour but de corriger les sujets internés pour les ramener à la raison : « L’internement a un sens précis et doit jouer un rôle bien particulier : celui de ramener à la vérité par les voies de la contrainte morale »584.

Voilà donc, brièvement, les raisons qui présidaient à l’internement à partir de l’âge classique et avant la naissance de la clinique qui ouvrira la porte de la modernité et à un autre rapport à l’altérité et à la folie. Peut-on maintenant dire que les hospitalisations sous contrainte prononcées aux urgences obéissent à des impératifs similaires ?

Nous voudrions dire que non, mais l’observation superficielle de la réalité est troublante car elle indique bien que ce sont les plus pauvres qui sont hospitalisés d’office, ce sont ceux qui troublent l’ordre public (violence physique, sexuelle), ce sont ceux qui délirent en interrogeant trop catégoriquement les savoirs qui fondent la connaissance à notre époque (les délires que nous avons rencontrés lors de nos observations sont souvent mystiques, divinatoires ou s’échafaudent sur des théories pseudo-scientifiques qui froissent les certitudes de la raison toute puissante qui commande notre façon de penser et d’élaborer des savoirs sur le monde).

Cependant, ce qui différencie ces deux populations (internés et hospitalisés sous contrainte) c’est surtout la démarche qui a présidé à l’hospitalisation : rien de comparable, à notre avis, entre la lettre de cachet et la décision d’hospitalisation prise suite à un entretien avec un patient aux urgences. Nous renvoyons ici à a nos analyses du cas de Monsieur C. (fragment clinique 10) et de Georgette (observation 7) pour lesquels l’hospitalisation sous contrainte s’est articulée à des préoccupations cliniques. Comme nous avons pu le montrer, dans chacun des cas, la psychiatre articule des contraintes médico-légales avec un acte clinique. Par rapport à l’époque du Grand Renfermement, le recours à la clinique tente de réduire l’arbitraire de l’enfermement.

En somme, l’analogie entre l’urgence psychiatrique et l’Hôpital Général n’est pas la plus convaincante. Les urgences sont un lieu de passage bien avant d’être un lieu de l’enfermement. Par ailleurs, si les urgences prononcent des mesures d’enfermement qui peuvent paraître arbitraire et dans la continuité des lettres de cachet de l’époque classique, une telle comparaison, trop rapide, oublierait la spécifique de la clinique des urgences qui articule, comme on l’a montré au long de la thèse, les contraintes médico-légales avec la parole du patient ou celle de son entourage. Ces paroles ne sont pas envisagées comme preuves accablantes ou justifiant à bon compte une mesure d’internement, elles sont prises comme indices de la manifestation de la vérité du sujet chez qui le symptôme est la métaphore d’un désir non-entendu, non pensable par le social. Cette posture réduit, sans la faire disparaître, la dimension arbitraire d’une mesure d’hospitalisation sous contrainte.

Notes
573.

Foucault, Histoire de la Folie, p.73.

574.

Observons la connotation mécaniste de ce signifiant couramment employé dans le champ de la psychiatrie pour désigner un patient qu’on estime sorti de la crise.

575.

Précisons que c’est là qu’elles se prononcent mais que ce n’est pas là qu’elles ont lieu, mais à l’hôpital psychiatrique. Il peut arriver qu’un patient soit contenu (physiquement ou chimiquement) dans un box fermé pendant quelques heures avant son entrée à l’hôpital psychiatrique qui attend qu’une chambre se libère, par exemple.

576.

Dans le champ du politique, « l’état d’urgence » est déclaré quand l’ordre public est gravement menacé, ce dont témoigne l’article 16 de la constitution de la Ve République. Parce qu’elle a une dimension politique, l’urgence psychiatrique a aussi à voir avec l’ordre, mais il ne faudrait pas la réduire uniquement à cela puisqu’elle est aussi, et surtout, le plus souvent, une urgence subjective durant laquelle l’insupportable du réel se manifeste au sujet qui, un temps, n’a plus de place, dans l’ordre symbolique. Il faudrait s’interroger sur les rapports et les différences entre ordre public et ordre symbolique.

577.

Les modes d’hospitalisation sont régis par la loi du 27 juin 1990. Voir les articles L3211 et suivants du code la de la santé publique.

578.

Les quelques chiffres que nous donnons ici sont lisibles sous forme de graphiques notamment en annexe.

579.

In « Ne pas rajouter la violence à la violence », Rhizome, Bulletin de santé mentale et précarité, octobre 2009, édité par l’observatoire régional sur la souffrance psychique en rapport avec l’exclusion (ORSPERE), p.13

580.

Afin d’éviter les anachronismes, il faut prendre garde à ne pas avoir une définition du chômage trop contemporaine. Le fait de ne pas travailler pouvait bien sûr être lié à un contexte de crise économique, mais pas seulement.

581.

Foucault, Histoire de la folie, p.98

582.

Ibid., p.124

583.

Ibid., p.131

584.

Ibid., p.135