D. Les urgences psychiatriques : miroir trouble et manifestation des modalités contemporaines du rapport à l’espace réel et symbolique

Les développements précédents conduisent maintenant à une nouvelle relecture de nos propos sur l’approche topologique de l’urgence que nous avons menée sous plusieurs angles dans la thèse. L’urgence psychiatrique, considérée à travers l’Histoire de la folie, réaffirme qu’elle est une problématique de l’espace. Nous la décrivions précédemment en termes de lieux, associés à des fonctions précises. Nous insistions peu sur la dimension du passage, du mouvement et de la frontière dont nous estimons désormais qu’elle est une caractéristique primordiale.

Avant de développer cela, rappelons notre démarche. Elle a été essentiellement analogique puisqu’il s’est agi de rendre compte de l’urgence psychiatrique en la comparant à des moments historiques où furent mises en place des formes institutionnelles et des pratiques sociales spécifiques en rapport avec la folie et la précarité585. L’analogie a l’avantage de dégager des continuités historiques. Il faut cependant aussi considérer ce qui est irréductible à l’analogie, son résidu, en quelque sorte, et qui manifeste la spécificité contemporaine du phénomène observé. C’est ce que nous allons voir ici pour l’urgence.

Les analogies successives de l’urgence avec la Nef des Fous, la Cour des Miracles et l’Hôpital Général associées à nos observations contemporaines sur l’urgence laissent penser à un dénominateur commun : tout sujet qui manifeste un rapport déréglé ou pathologique à l’espace est susceptible d’être considéré comme fou ou relevant de l’urgence, c’est-à-dire porteur d’un excès de singularité par rapport aux normes des pratiques de l’espace586. Mais quel est le rapport spécifique à l’espace réel et symbolique qui motive aujourd’hui le recours aux urgences au-delà de tout ce que révèlent les analogies précédentes qui placent le fou tantôt comme prisonnier du passage, tantôt comme sujet à l’enfermement ? Il nous semble que si, dans une certaine mesure, ce qui se passe aux urgences aujourd’hui peut s’apparenter aux schémas anciens des rapports des sociétés à la folie, il convient maintenant de dégager des spécificités à l’accueil d’urgence contemporain, non apparentables à toute autre forme ancienne.

C’est un peu le travail qu’a mené Ian Hacking dans son ouvrage Les Fous voyageurs 587 . L’auteur s’intéresse à ce qu’il nomme les « maladies mentales transitoires », c’est-à-dire ces maladies qui ont été repérées par les psychiatres d’une époque, qui ont eu un succès clinique et scientifique importants et qui disparurent aussi brutalement qu’elles émergèrent au bout de quelques années en n’étant plus repérable chez aucun sujet. La maladie qu’il évoque, la « fugue hystérique » (ou épileptique), concerne une fois de plus des sujets dont on estime, dans la France de la fin du 19e siècle cette fois, qu’ils ont un rapport pathologique à l’espace. Hacking essaie de comprendre ce qui, dans le contexte social et culturel de l’époque, a pu faire qu’on a repéré les fugueurs et qu’on les a catégorisés comme malades mentaux.

Hacking montre bien que le vagabondage est, depuis toujours, une pratique de l’espace propre aux sujets que l’on nomme fous. Cependant, et c’est aussi ce que nous montre Foucault dans la transition entre moyen-âge et âge classique, cette errance a pris des valeurs différentes à chaque époque :

‘« Quand le fait de voyager est-il pathologique ? A quel moment les aliénés expriment-ils leur folie par le voyage ? Si de tout temps les fous ont voyagé, leur vagabondage n’a pas toujours été présenté comme une forme spécifique de folie. (…) Les esprits chagrins peuvent toujours bougonner qu’Ulysse était aussi fou qu’on peut l’être, ce n’est pas ce que raconte l’histoire. (…) Œdipe n’est pas moins fou que Jack Kerouac sur la route. Nombre des événements mémorables de la mythologie grecque se produisent alors que leurs personnages sont en chemin. L’arrogant Œdipe traverse à pied l’étroit défilé entre Delphes et Daulis quand il rencontre son père venant en sens inverse, monté sur un char. Tragique, marqué par le destin, mais pas fou »588. ’

C’est finalement à partir du Moyen-âge que le vagabondage est associé à la folie (ce qu’on a vue à travers la Nef des fous) jusqu’à nos jours. S’appuyant sur ce qu’écrit Jacques Donzelot dans la Police des familles, Hacking affirme ainsi que « le vagabondage est devenu l’universel de la pathologie mentale à travers lequel il est possible de distribuer toutes les catégories de folie et d’anomalie »589. Mais il faut bien sûr faire l’hypothèse que ce vagabondage, pratique de l’espace par le fou, ne recouvrait pas la même valeur à chaque époque : « Il convient de ne pas identifier le vagabondage de 1897 aux sans-abris de 1997. Ceux-ci n’ont pas la même signification pour nous que le vagabondage dans la France d’il y a un siècle »590.

Hacking s’interroge sur la signification du vagabondage à la fin du 19e siècle à travers la manière dont on l’a médicalisé un temps dans le champ de la psychiatrie (Charcot avait son idée sur les pathologies de fugue). A nous de nous interroger sur la signification de l’errance à travers la manière dont elle est accueillie aux urgences psychiatriques.

Pour nous décrire la pathologie de fugue, Hacking prend l’exemple d’Albert, un jeune employé du gaz de Bordeaux, qui sera le premier cas d’espèce de cette maladie relevée par son médecin, Tissié, en 1887. Albert fait des voyages obsessionnels, sans but. Il parcourt des milliers de kilomètres, à pied ou en train jusqu’à des endroits très reculés de l’Europe de l’Est. Quand Albert entreprend de manière compulsive un de ses voyages, il est dans une semi-conscience, comme hypnotisé. Il se « réveille » dans un autre pays et se demande ce qu’il fait là. Récupéré par la police, il est raccompagné à Bordeaux où il est pris en charge par son médecin qui commence à élaborer une théorie pour qualifier cette maladie nouvelle. Jusqu’en 1909 environ, on va la repérer chez de plus en plus de sujets, alors qu’elle était « invisible » auparavant. De grands débats auront lieu entre les médecins de l’époque pour savoir s’il s’agit d’une pathologie hystérique ou épileptique (les deux grandes catégories qui organisaient, à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle la classification des maladies mentales). Hacking cherche alors à comprendre pourquoi à cette époque la fugue a été médicalisée dans le champ de la santé mentale. L’auteur répond en expliquant que la psychiatrie vient répondre à une ambivalence présente dans la société quant à la question du voyage qui pose un problème de signification. En effet, la fin du 19e siècle correspond à la fois à une époque de valorisation du voyage dans ses aspects de découverte touristique qui s’oppose à une version condamnée du voyage quand elle se caractérise par le vagabondage sans but qui est le lot des oisifs et des trublions de l’ordre social. Ainsi, le recours au médecin sert à établir une norme de ce que c’est que de parcourir des espaces de manière respectable, pathologique ou délinquante :

‘« Le tourisme est alors censé être une activité positive, à la fois romantique et bonne pour l’intellect, comme en témoignent l’amélioration des guides Baedeker et le Touring Club de France, avec ses trente volumes de Sites et Monuments. (…) Mais il existe un versant plus sombre du voyage, une obsession typiquement française du vagabondage. Nos médecins [de la fin du 19e] tiennent à souligner que leurs fugueurs ne sont pas des clochards. (…) Je suggère que l’une des caractéristiques d’une nouvelle maladie mentale est qu’elle se loge et qu’elle se love dans une culture sur un mode bicéphale. Le mode le plus simple est qu’il existe deux versions de la « même chose », l’une l’apanage des vertueux et l’autre l’apanage des vicieux, entre lesquels s’immisce la maladie, comme la fugue prospère entre tourisme et vagabondage ».’

Tout se passe comme si la pathologie mentale, ici la pathologie de fugue, servait de zone frontière flottante entre deux façons de parcourir l’espace qui prennent des valeurs symboliques opposés. Au fond, la désignation et la définition de la pathologie a un rôle sémiotique puisqu’elle permet de distribuer, de part et d’autre d’elle-même, de façon différentielle, ce qui appartient au champ de la délinquance ou à celui de l’ordre, problème qui intéresse évidemment la fin du 19e siècle théâtre de tensions politiques majeures entre classes sociales. Notons en effet que le tourisme dont on parle n’est pas le tourisme de masse d’aujourd’hui et qu’il appartient principalement aux riches. D’où la question de la pathologie qui émerge quand c’est un modeste employé du gaz qui parcourt l’espace sur de grandes distances, lui qui, selon la classe à laquelle il appartient, ne peut pas être touriste, à moins d’être fou…

Ce bref détour par les « aliénés voyageurs » du 19e siècle doit nous faire revenir aux urgences psychiatriques du 21e siècle. En suivant la réflexion de Hacking nous pourrions dire que les urgences psychiatriques sont porteuses d’une ambivalence sociale et qu’elles repèrent et accueillent les sujets désarmés avec cette ambivalence. Il ne s’agit plus de l’ambivalence entre tourisme et vagabondage propre à la charnière 19e/20e siècle. L’ambivalence contemporaine quant au rapport à l’espace se rapprocherait de la manière dont notre société nous impose d’articuler notre vie à la fois dans les lieux et dans les non-lieux, pour reprendre des notions de Marc Augé591 que nous avons déjà développées plus haut592. Beaucoup de sujets qui recourent aux urgences nous semblent forclos des lieux (espaces d’identification qui fondent l’appartenance, espaces réels et symboliques auxquels se réfèrent l’histoire singulière et collective du sujet) et des non-lieux (espace de la circulation permanente, de l’anonymat où l’on s’identifie fugacement et individuellement par son billet d’avion à la borne d’embarquement de l’aéroport, par sa carte bancaire au supermarché) à la fois, c’est-à-dire dans l’impossibilité même d’articuler ces deux modalités contemporaines du rapport à l’espace.

Nous pensons pouvoir faire l’hypothèse selon laquelle les services d’urgence sont un espace de la flottance, une zone charnière. La flottance, terme que nous forgerons plus précisément au chapitre suivant, se situe notamment aux urgences dans la possibilité de cohabitation et d’articulation du lieu et du non-lieu. Il nous semble qu’Augé décrit, à la fin de son ouvrage, cette flottance, ou plutôt cette oscillation, dans notre société, entre les non-lieux et la nécessité de vivre dans les lieux :

‘« Dans la réalité concrète du monde d’aujourd’hui, les lieux et les espaces, les lieux et les non-lieux s’enchevêtrent, s’interpénètrent. (…) Lieux et non-lieux s’opposent (ou s’appellent) comme les mots ou les notions qui permettent de les décrire. Mais les mots à la mode – ceux qui n’avaient pas le droit d’exister il y a une quinzaine d’années – sont ceux des non-lieux. Ainsi pouvons-nous opposer les réalités du transit (les camps de transit ou les passagers en transit) à celles de la résidence ou de la demeure, l’échangeur (où l’on ne se croise pas) au carrefour (où l’on se rencontre) le passager (que définit sa destination) au voyageur (qui flâne en chemin), l’ensemble (« groupe d’habitations nouvelles », pour le Larousse), où l’on ne vit pas ensemble et qui ne se situe jamais au centre de rien (grands ensembles : symbole des zones dites périphériques), au monument où l’on partage et où l’on commémore, la communication (ses codes, ses images, ses stratégies) à la langue (qui se parle) »593.’

Lieux et non-lieux constituent une grille sémiotique de lecture des rapports à l’espace construits par le monde contemporain, un peu de la même manière que le couple voyage/vagabondage a pu constituer un binôme de termes opposés servant de grille de lecture au monde de la fin du 19e siècle. Dans la frontière flottante entre les opposés, il y a des possibilités de situer l’indéfinissable de la pathologie.

Les urgences psychiatriques, en constituant un espace flottant, frontière, entre lieu et non-lieu rendent disponibles des modalités d’articulation entre lieu et non-lieu qui sont devenues impossibles à réaliser pour certains sujets en détresse. Les urgences sont en effet un non-lieu en ce qu’elles constituent un passage, un seuil, un espace de circulation anonyme, infini ou incessant (c’est l’analogie avec la Nef des Fous, notamment). Mais elles peuvent aussi être considérées comme un lieu car on s’y arrête, on y est accueilli pour y avoir éventuellement une place (place d’hospitalisation, par exemple, pour donner la définition la plus concrète de la place) dans un lieu immuable qu’est l’hôpital – qui est à la fois un monument, une demeure (même temporaire, même contrainte) et un carrefour (c’est-à-dire un lieu de rencontre), pour reprendre les termes de Marc Augé déclinant sa notion de lieu anthropologique.

Les urgences reçoivent ainsi deux types de sujets :

C’est le cas par exemple des clochards qui se retrouvent aux urgences. Dans la manière dont la société les décrit de manière euphémisée (« sans domicile fixe »), elle exprime que ces sujets sont forclos des lieux, c’est-à-dire des espaces auxquels il est possible de s’identifier durablement. D’une certaine manière, ils sont aussi forclos des non-lieux. Certes, ils y errent, continuellement, mais ils n’ont font pas un usage normé, ce qui les situent aussi dans l’exclusion des non-lieux. Les clochards sont des habitués des gares, du métro ; certains vivent reclus sous des ponts ou des échangeurs d’autoroute ; Madame G. fréquente les places et les seuils. Mais alors que tout le monde autour d’eux passe dans les non-lieux, eux y restent, y stagnent. L’usage qu’ils font de la place, du seuil d’une porte ou du quai d’un métro est hors-norme.

Aux urgences, ni lieu, ni non-lieu, ou plutôt lieu et non-lieu, les clochards trouvent un asile temporaire où ils peuvent s’arrêter tandis que ça passe à côté d’eux. La flottance propre à l’urgence rend moins présente le sentiment de forclusion du lieu ou non-lieu, puisque le service d’urgence n’institue pas proprement une de ces deux modalités du rapport à l’espace de manière catégorique. Mais cet asile n’est que temporaire et nous verrons, plus bas, en lisant Patrick Declerck, combien, devant ce constat, notre société se doit de réinventer l’asile, mais pas dans sa forme totalitaire

Les sujets des urgences forclos des lieux correspondent à la cohorte nombreuse de tous ces patients que nous avons rencontrés et dont nous avons relatés les bribes d’histoire dans la thèse et pour qui la fonction symbolique n’est plus opérante temporairement ou durablement pour assurer la santé psychique. En effet, le lieu, selon Marc Augé, est l’espace de l’identification, de reconnaissance de l’autre, là où se construit la sociabilité. Aux urgences se retrouvent les patients qui ont le sentiment d’une absence au symbolique : impossibilité de trouver une identité dans le lieu du travail, dans le lieu de l’école, dans le lieu de son pays (nous fûmes souvent interpellé par la souffrance portée par des sujets issus de l’immigration qui vivent dans leur histoire personnelle une déchirure identitaire).

Monsieur O. (fragment clinique 15) est un homme qui s’est retrouvé peu à peu forclos de plusieurs lieux. Séparé depuis peu d’avec sa femme avec qui il vivait depuis huit ans, il se sent soudain abandonné, ce qui semble d’ailleurs correspondre à la réalité puisqu’il vit désormais dans un foyer pour SDF. Il a perdu son lieu de vie. Son sentiment d’abandon est redoublé par une difficulté à faire le récit de ses origines : originaire de Madagascar, Monsieur O. est très confus sur sa famille demeurée là-bas, avec qui il ne semble plus entretenir de rapport. Il évoque un seul lien, le frère de son ex-femme. Les autres qui l’entourent ne sont pas susceptibles de faire lien puisqu’il entretient avec eux un rapport paranoïaque : dans la rue les « gens en groupe disent des choses sur [lui] ». A plusieurs titres, le patient est exclu des lieux où il aurait la possibilité de s’identifier : son lieu de vie actuel (il se terre chez lui), la rue, la famille.

Notes
585.

C’est un terme moderne qu’il faut bien sûr transcrire pour chaque époque que nous avons observée en utilisant des termes tels que mendicité, misère, etc.

586.

Les pratiques d’espace subversives décrites par Michel de Certeau dans l’Invention du quotidien sont des pratiques non relevées comme faisant partie de l’urgence car elles sont des pratiques de névrosé tranquille, pourrait-on dire : elles ne font pas exploser le symbolique, elles composent avec. L’imaginaire qui se dégage du parcours singulier du citadin de De Certeau n’est valable que pour lui et n’est pas repéré par les autres. Rien à voir avec une pratique délirante ou désorientée de l’espace telle qu’on peut, par exemple, la constater chez certains clochards.

587.

HACKING, Ian. Les fous voyageurs. Seuil. Les empêcheurs de penser en rond, 2002.

588.

Ibid., pp.119-121

589.

Ibid., p.157

590.

Ibid., p.157

591.

AUGÉ, Marc. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Seuil, 1992. Coll. « La librairie du XXIe siècle ».

592.

Partie III, chapitre 1

593.

Ibid., pp.134-135