IV. « Patients-déchets », errance et urgence : penser les conditions d’un retour à la fonction asilaire

Au fond, l’errance des « patients-déchets », forclos des lieux et, même, des non-lieux, témoigne d’un rapport réel à l’espace. Le rapport à l’espace est réel notamment en ce que l’usage qu’ils en font entre en contradiction avec les usages classiques de l’espace public mis en œuvre par les sujets reconnus de l’appartenance. Ainsi, les clochards élisent « domicile » dans des espaces consacrés au passage, comme le montre le cas de Madame G. qui vit à la rue sur des seuils et des carrefours, ou celui de Madame J. qui vit et demeure dans un service hospitalier normalement consacré au passage. Ces patients sont dérangeants car ils témoignent du fait que nous avons établi des modes de rapport à l’espace très normés que, sans eux, nous ne questionnerions plus.

C’est sans doute en interrogeant cette condition inévitable de certains sujets d’être contraints à l’errance faute de trouver dans l’espace public une place qui puisse leur convenir et leur assurer quelque reconnaissance de la part des autres sujets de la sociabilité que la question de l’asile peut se poser. Le passage plus ou moins éphémère, plus ou moins récurrent, des « patients-déchets » aux urgences ne doit pas constituer un moyen de se rassurer à bon compte sur les capacités de la société à insérer et à reconnaître de tels sujets. Leur présence aux urgences témoigne en fait d’un manque : celui d’un lieu de l’espace public qui puisse accueillir et suivre la logique singulière de sujets hors-norme et ultra-précarisés ; ceux-ci expriment ainsi un double envers. D’une part, l’envers de la société dont témoigne, entre autres, le rapport non-normé qu’ils entretiennent à l’espace, mais aussi, plus généralement, le fait qu’il manque une place pour tous dans le collectif. D’autre part, « l’envers psychique » de chaque sujet inscrit dans la sociabilité dans la mesure où ces patients extrêmement désocialisés expriment un « lâcher-prise » quant à l’exigence du lien à l’autre et de l’identification. Amoureux-fous de l’exclusion, comme nous le dit Patrick Declerck, ces sujets sont insupportables parce qu’ils nous renvoient l’image d’une jouissance solitaire infinie594 qui ne passe pas par l’Autre pour être limitée et inscrire, comme nous l’indique Freud, la marque de la civilisation. Ils incarnent avec insolence l’envers des épreuves du manque par lesquelles sont passés les sujets inscrits dans la sociabilité. Pourtant, cette jouissance sans limite pousse à grands pas ces sujets vers la mort. Mais alors comment leur offrir une possibilité d’existence dans la mesure où ils sont l’expression d’une sorte de paradoxe parce qu’ils sont à la fois rejetés par la société et acteurs de leur propre rejet ?595 Parce qu’on ne peut pas se contenter de leur mise en circulation permanente, dans une sorte de reviviscence aiguë de la Nef des Fous, ce qui n’aurait pour conséquence que de les épuiser toujours plus, ces sujets doivent trouver un lieu de vie ou de repos dans lequel, du fait de leur caractéristiques psychopathologiques et de l’impossibilité du collectif à déplacer certaines normes sociales, on n’exige pas d’eux qu’ils atteignent quelque forme de réinsertion et de guérison. Dans Les Naufragés, Patrick Declerck émet l’hypothèse que seule la fonction asilaire est en mesure de fournir la réponse sociale adéquate à la grande désocialisation. C’est cependant un asile tout à fait spécial qu’il envisage car il ne correspond pas à celui que décrit Foucault dans le Grand Renfermement. Il nous semble ainsi que Declerck propose, à travers la notion de fonction asilaire, une solution qui permette d’éviter la répétition des mouvements historiques qui condamnent les fous et les marginaux tantôt à l’errance, tantôt à l’enfermement.

En fait, ce que Declerck décrit par fonction asilaire désigne davantage un mode de relation thérapeutique qu’un lieu réel. Deux nécessités absolues traversent sa mise en œuvre : d’une part, la prise en compte de la spécificité d’un syndrome psychopathologique de l’extrême désocialisation et, d’autre part, l’abandon de tout discours sur la réinsertion ou sur le succès thérapeutique. En somme, la fonction asilaire doit réaliser deux impossibles pour la société d’aujourd’hui : l’abandon de tout idéal de performance (en particulier thérapeutique) et la reconnaissance de la singularité et des bizarreries du désir596.

Pour Declerck, la psychopathologie de l’extrême désocialisation, dont nous avons déjà donné ici quelques caractéristiques (notamment la « forclusion anale » qui a pour effet de suspendre l’appréhension de la structuration sociale du temps et de l’espace, et le « fantasme utérin » qui implique pour le sujet de ne pas s’introduire à la dialectique du manque), ne parvient à avoir sens ni dans la psychiatrie, ni dans la sociologie. La psychiatrie a des difficultés à donner un sens spécifique à la clochardisation et aux « patients-déchets » car soit elle assimile leurs cas à des conséquences des pathologies psychiatriques connues (comme la psychose597), soit elle les renvoie à une étiologie sociale (le sujet développe une pathologie mentale du fait de ses conditions de vie sociale). De son côté, la sociologie réduit toujours le phénomène de clochardisation à une causalité socio-économique. Declerck nous rappelle pourtant que tous les sujets qui vivent dans la pauvreté (qui touchent, par exemple, les minima sociaux) ne deviennent pas clochards même si beaucoup de ces derniers en sont issus. Aussi y a-t-il chez les clochards des sujets issus de tous les milieux sociaux, même si ceux qui sont issus des catégories sociales élevées sont une minorité. Ainsi, les constructions théoriques qui seraient susceptibles d’envisager des modalités d’accueil de cette population sont chaque fois insuffisantes à donner un sens spécifique à l’extrême désocialisation qui s’inscrit à la fois dans un parcours social dégradé et dans une construction psychopathologique spécifique. En réalité, c’est le modèle de la causalité qui rend impossible la compréhension de ces sujets car ils sont envisagés soit comme la conséquence de la psychose, soit comme la conséquence de conditions sociales précaires. Ils ne sont en cela jamais sujets d’un désir : « dans un cas comme dans l’autre [psychiatrie et sociologie], rien ne peut être pensé en tant que projet (fût-il inconscient) du sujet »598. Voilà pourquoi ni les institutions psychiatriques, ni les institutions de secours social ne sont susceptibles d’offrir des conditions d’accueil adéquates à ces sujets car ces institutions se fondent sur des perceptions trop éloignées du réel profil des « patients-déchets ».

La fonction asilaire repose ainsi sur l’invention d’un dispositif qui vienne combler cette béance institutionnelle. Elle passe par certaines exigences que les services d’urgence ne sont pas en mesure d’accomplir pleinement même s’ils en assurent quelques éléments, ce qui explique sans doute la présence récurrente de ces patients désocialisés qui ne sont pas aux urgences simplement parce qu’ils sont rejetés d’ailleurs. La première exigence qui prend en compte la psychopathologie est, pour ceux qui interviennent auprès des « patients-déchets », d’abandonner tout fantasme ou toute idéologie du retour à la normalité. Sans cela, on retomberait trop vite dans le modèle de l’asile totalitaire dans lequel on enfermait les inactifs, comme l’a bien décrit Foucault. Selon Declerck, cette idéologie du retour à la normalité n’est pas exprimée explicitement, mais se cache derrière l’objectif des soignants et intervenants d’amener le sujet vers sa « réinsertion », c’est-à-dire vers une existence où s’accomplissent un retour au travail et une limitation des transgressions. Mais comme l’explique Declerck, le profil psychopathologique de ces sujets fait qu’ils n’ont jamais été insérés : comment avoir une idée de la limite opposée aux transgressions quand psychiquement l’idée même de limite est forclose ? Comment s’insérer quand le rapport de ces sujets au temps et à l’espace est inassimilable à celui des autres sujets de la sociabilité ? Ainsi, par exemple, dans beaucoup de foyers, l’aide est monnayée symboliquement contre la promesse de l’abstinence alcoolique : les politiques d’aide partent ainsi d’une ignorance sur la manière dont la consommation d’alcool entre dans l’économie psychique du sujet qui, sans cet objet, ne peut paradoxalement pas vivre… Selon Declerck :

‘« il ne s’agit plus de tenter d’impossibles guérisons, ou de planifier de chimériques réinsertions, mais de reconnaître et d’accepter le caractère chronique et irréversible du mode de fonctionnement des sujets gravement désocialisés, qui évoluent dans un ailleurs »599.’

Le problème des politiques de la réinsertion et de la normalité vis-à-vis de ces sujets c’est qu’elles partent du principe que l’exclusion correspond à une extraction du collectif : c’est faire fi du fait que l’exclusion correspond aussi parfois à une forclusion : ces sujets sont toujours-déjà en dehors du lien social, en quelque sorte. Toute la problématique de l’asile, même non-enfermant, est cependant qu’il ne règle jamais vraiment la question de la forclusion. En effet, il peut prendre en compte la forclusion sur le plan psychique, non pas en la faisant céder, c’est impossible, mais en se donnant les moyens de la reconnaître, de l’accueillir. L’asile exprime dans ce cas sa dimension de protection. Cependant, d’un autre côté, cette protection se traduit souvent par une mise à l’écart, ce qui correspond à l’installation d’une autre forme de forclusion, cette fois institutionnelle, s’il est possible de forger cette expression. Prenant à bras le corps cette question, P. Declerck envisage un asile tout particulier, fait de lieux éclatés qui, dans un sens, mettent à l’écart, mais assurent en même temps la possibilité d’une circulation qui peut avoir pour effet d’amoindrir la forclusion institutionnelle avec des incursions en pointillé dans l’espace collectif.

On a vu, dans notre thèse, combien les urgences, comme une institution qui incarne une sorte de frontière, pouvait permettre à ces sujets toujours-déjà forclos de trouver une éphémère reconnaissance. Une forme d’ailleurs radical est accepté, pour un temps court, dans les services d’urgence psychiatrique. L’institution adéquate, pour Declerck, serait alors celle qui permette d’instaurer, un peu comme l’urgence au fond, une relation thérapeutique qui puisse « se rapprocher le plus du modèle du lien de l’enfant à l’objet transitionnel »600. Une institution assurant ce type de lien constituerait un asile non enfermant. De la même manière que l’objet transitionnel est un compromis entre l’entière présence de la mère et l’existence séparée, le soignant doit adopter une posture assez maternante, c’est-à-dire accepter le symptôme chronique du clochard de ne pas supporter le manque tout en instaurant quand même une limite à la jouissance infinie qui permette de continuer à vivre. Sans idéal sur l’amélioration du patient qui consisterait à vouloir l’amener vers une insertion plus certaine dans le symbolique dans lequel il ne peut exister que de façon précaire, le soignant, selon Declerck, est amené à épouser les aléas de l’existence psychique et sociale du patient. C’est pour cela que cet asile n’est pas constitué d’un lieu unique, mais de lieux éclatés, certains permettant de travailler, d’autres simplement de faire exister le lien avec une présence maternante : « l’important est que les soignés puissent changer de lieux (en progressant ou en régressant) en fonction de leurs besoins, désirs et possibilités »601. Nous avons pu voir, tout au long de la thèse, combien les urgences psychiatriques fonctionnaient ainsi dans une diffraction de lieux. Peut-être est-ce pour cela que les « patients-déchets » parviennent parfois à y trouver asile. Nous pensons aussi, dans le même ordre d’idée, que les urgences psychiatriques se caractérisent par une forme de flottance. C’est cet aspect que nous voudrions développer dans le chapitre suivant.

Notes
594.

Qui se dévoile notamment dans les alcoolisations massives des clochards.

595.

« En plus d’être le produit d’une exclusion sociale, économique et culturelle, la clochardisation est aussi, profondément, un symptôme psychopathologique ». in DECLERCK, Patrick. Les naufragés, avec les clochards de Paris [2001]. Pocket, 2006. Coll. « Terre Humaine Poche », p.287

596.

On voit ainsi combien le discours de la psychanalyse qui défend cette reconnaissance est menacé tant dans le champ de la psychiatrie que plus généralement dans l’espace public (voir Le livre noir de la psychanalyse et la médiatisation du cours et de la publication de Michel Onfray sur Freud qui ont été des pamphlets anti-psychanalyse à succès).

597.

Alors qu’il constate que beaucoup de clochards ont une symptomatologie psychotique, Declerck cherche à faire reconnaître que le syndrome de désocialisation extrême possède des particularités étiologiques irréductibles. Ainsi, le sujet psychotique ne désire pas l’exclusion, même s’il entretient un rapport de forclusion au symbolique qui le met en difficulté pour instituer l’échange avec l’autre. Le clochard, quant à lui, « organise le pire » nous dit Declerck page 294. Ainsi, il se mutile ou frise la mort à force d’alcoolisation pour redonner de la réalité aux catégories du temps et de l’espace (puisque la mort fait limite).

598.

DECLERCK, Patrick. Les naufragés, avec les clochards de Paris [2001]. Pocket, 2006. Coll. « Terre Humaine Poche », p. 288

599.

Ibid., p.361

600.

Ibid., p.365

601.

Ibid., p.366.