Chapitre 5 : Flottance du signifiant de l’urgence et statut de la parole à l’hôpital.

En évoquant précédemment la question des « patients-déchets », nous avons rendu compte d’une sorte d’extrême de la psychiatrie d’urgence. Si ces patients existent bien et sont accueillis selon les modalités que nous avons observées et discutées, ils ne sont pas représentatifs de la population générale qui fréquente les services d’urgences. A côté de ces sujets hors-norme, cohabitent un nombre important de patients qui souffrent d’être assujettis à des normes sociales hyper exigeantes et qui les épuisent psychiquement. Mais ce repérage qui distribue grossièrement la population des urgences entre deux pôles extrêmes – de la grande exclusion à la normopathie – ne doit pas nous faire perdre de vue que chaque recours est singulier et réductible à aucun autre. Malgré la diversité des cas qui suscite une diversité de réponses de la part des soignants et de l’institution, il nous faut maintenant établir un modèle synthétique de l’accueil de la détresse psychique aux urgences de l’hôpital. Jusqu’à présent, nous avons tenté de saisir cette extrême richesse et diversité de l’urgence psychiatrique à travers une approche multifocale et séquencée602 du phénomène. Peu à peu, en variant les angles d’approche de l’urgence, nous avons essayé de désamorcer ce qui la rendait fondamentalement insaisissable : d’abord, en construisant une approche topologique – amorce d’une sémiotique de l’espace du service d’urgence – qui nous permit de nous décaler de la réduction courante de l’urgence à sa temporalité problématique pour laisser apparaître sa dimension d’accueil et de médiation ; ensuite, en approchant la question de la relation thérapeutique à partir de l’anthropologie médicale et de la psychanalyse, ce qui nous permit de lire des distinctions entre médecine relationnelle et médecine scientifique à l’œuvre dans le service d’urgence ; puis nous avons élaboré une analogie entre psychiatrie d’urgence et tragédie pour mettre à jour les phénomènes de théâtralisation du soin et de la souffrance comme fondement thérapeutique et comme preuve que l’urgence établit une médiation entre le psychique et le politique ; enfin, nous observâmes, en nous intéressant aux patients-déchets, l’ombre de l’urgence psychiatrique qui n’avait pas été mise en lumière par les approches précédentes insistant plutôt sur ses aspects symboliques et imaginaires. Phénomène confus, à la fois chaotique et organisé, qui ne laisse jamais le chercheur tranquille dans la mesure où une élaboration théorique est si vite mise en question par la singularité d’un patient qui ne s’inscrit dans aucune série interprétative, la psychiatrie d’urgence ne pouvait dans un premier temps ne s’appréhender que par ce séquençage théorique, en débouchant sur la production de connaissances à chaque fois incomplètes et qui motivaient le recours à un autre faisceau de concepts et de méthodes. Nous nous sommes cependant efforcés de soutenir une cohérence épistémologique, présentée au début de cette thèse, qui consiste principalement à analyser la place de la communication dans la psychiatrie d’urgence et à articuler entre eux les différents concepts mobilisés.

C’est un peu une démarche inverse que nous proposons ici en faisant succéder à l’éclatement des points de vue une sorte d’approche globale. Afin de ne pas être en contradiction avec nos développements précédents, nous souhaitons construire un modèle théorique qui soit à la fois synthétique et souple et qui, en plus, puisse apporter des interprétations supplémentaires ou valider nos hypothèses déjà établies. En nous inspirant encore une fois de la psychanalyse, de l’anthropologie et de la sémiotique, nous avons forgé la notion de flottance qui nous semble susceptible de répondre à nos critères. La flottance est ainsi une notion qui s’applique principalement au signifiant et à l’espace de l’urgence. Elle cherche précisément à rendre compte d’une dialectique propre à l’urgence qui a émergé à travers toutes nos analyses précédentes et selon laquelle l’urgence psychiatrique s’inscrit dans un balancement permanent entre ce qui s’impose et ce qui vacille. Nous allons développer cela, mais notons brièvement que le signifiant de l’urgence est à la fois très connoté et saturé de représentations dans le collectif en même temps qu’il fait l’objet d’une appropriation singulière par chaque sujet confronté à l’urgence, aidé en cela par le psychiatre dont c’est le travail, selon nous, d’élaborer, au cas par cas, des versions et des définitions infinies et jamais closes de l’urgence. L’espace de l’urgence est aussi caractérisé par cette flottance qui met en tension son organisation institutionnelle et son occupation chaotique. Comme nous l’avons déjà dit à plusieurs reprises, les services d’urgences constituent une institution en perpétuelle redéfinition, mise en question et en demeure de requalifier ses limites et son organisation, presque à chaque passage de patient qui dévoile, à travers sa détresse, les limites du contrat social. En cela, les urgences, et sans doute elles seules dans l’espace de l’hôpital, et peut-être même dans l’espace public, sont une institution flottante.

Le travail conceptuel qui va être ici engagé est donc à la fois fondamentalement sémiotique et politique, tout en prenant ses racines dans la théorie psychanalytique et anthropologique. Nous verrons, au cours de ce chapitre, comment nous inscrivons pleinement cette démarche en sciences de l’information et de la communication.

Sur le plan sémiotique, ce qui va d’abord être observé ici, c’est la manière dont une dénomination (l’urgence) qui amène à se rencontrer des sujets dans un même lieu de l’espace public qui leur est consacré, recouvre, de manière éminemment flottante, des réalités hétérogènes. Alors que l’urgence est un mot de tous, son sens y est chevillé de manière singulière chez chacun de ceux que l’on croise dans les services d’urgence de l’hôpital général (décliné sous le mode du « c’est urgent » au cœur des revendications des patients à la borne d’accueil infirmière des services d’urgences et où on leur répond souvent que « ce n’est peut-être pas si urgent »). Comment, dans ces conditions où la question du sens (de son « ajustement » impossible entre les sujets) est primordiale, comprendre que fonctionnent les prises en charge, c’est-à-dire les réponses données aux patients visant à apaiser leur détresse ? C’est cette problématique, fondamentalement sémiotique, qu’on va traiter ici. Parce que la psychanalyse et l’anthropologie proposent des réflexions sémiotiques articulées à la singularité psychique et à la dimension institutionnelle du collectif, nous avons choisi de les mobiliser.

Mais avant l’exposé théorique, nous allons extraire quelques éléments du journal ethnographique qui rendent compte de ces articulations précaires et provisoires (ce sera notre définition générale et a priori de la flottance) propres aux urgences.

Nous renvoyons tout d’abord aux observations 10, 18 et 19. Elles sont intéressantes à comparer si l’on met en perspective d’un côté la n°10 (qui intervient plutôt au début de l’enquête) et de l’autre les n°18 et 19 (où, à la fin de l’enquête ethnographique, nous avons un rapport plus distancié au terrain). Ces comptes rendus soulignent la tension permanente, aux urgences, entre chaos et organisation.

Dans l’observation 10, je603 décris le chaos en parlant de « débordement », certainement parce qu’ayant été amené à participer au déplacement des patients entre leur chambre et les lieux d’entretien, je fus moi-même débordé par une tâche à accomplir dans laquelle j’échouais et dont la charge ne me revenait pas. Le vécu et le récit affectés de mon expérience me firent perdre de vue que j’étais en milieu institutionnel et que j’avais décrit auparavant une organisation assez rationalisée de l’accueil des patients.

C’est alors à l’observation 18, en m’interrogeant sur ce qui m’attachait à mon terrain604, au moment où j’y retournai après une longue période d’absence, que je pris franchement conscience de l’extrême difficulté à voir et à interpréter l’urgence de manière univoque. La manifestation de cet impossible, qui faisait que la réalité de l’urgence résistait et échappait partiellement à la théorisation, attisait mon désir de chercheur en même temps qu’elle le frustrait ! L’urgence : chaos ou organisation institutionnelle normée ? Il était impossible de voir les deux aspects en même temps alors que pourtant ils sont deux réalités propres aux services d’urgence. Ils se présentaient comme deux faces d’une même pièce où l’on sait mentalement que les deux versants existent mais où il demeure impossible des les observer en même temps. Cela m’amena à penser que le rapport qui lie chaos et organisation aux urgences est d’ordre dialectique. Mais cette dialectique est précaire car elle menace sans cesse du retournement d’une situation à l’autre inverse. Le journal ethnographique, à travers le récit des vicissitudes contradictoire de mon expérience, rend bien compte de cet impossible à trancher qui doit constituer une donnée et qui permet déjà d’amorcer la construction de la notion de flottance.

L’urgence, à l’hôpital, ce n’est ni du pur chaos, ni de la pure organisation et c’est même la traduction d’un choix clinique déclaré par les psychiatres qui jouent sur l’ambivalence d’apparence de chaos et d’apparence d’organisation pour mettre en place, chez les sujets en détresse, des phénomènes de projection ou de miroir entre désorganisation psychique et désorganisation apparente du lieu (voir p.90-91 du journal). Le sentiment de la désorganisation renvoie, par ailleurs, en creux, au sentiment d’une organisation possible, toujours de manière dialectique. En somme, on ne se situe pas dans une logique du tout ou rien, ce qui pourrait laisser la place à un modèle théorique de représentation de la réalité de l’urgence assez simple. On est plutôt dans une logique du « ni-ni ». L’urgence : ni pur chaos, ni pur organisation ; ni pure expression de la singularité des recours, ni pure intégration du patient dans une machine collective ; ni réel absolu, ni symbolique tout-puissant. En somme, la psychiatrie d’urgence rend compte de la tentative permanente et répétée, pour chaque sujet rencontré, d’établir un nouage précaire et provisoire, flottant, entre deux instances, nommées ici « chaos » et « organisation » mais que les théories psychanalytique et anthropologique peuvent nous aider à mieux nommer, de même que la forme du rapport qui les unit.

L’expérience de terrain montre donc que dans l’espace de l’urgence, il y a du flottement (ou, disons, de la « flottance » pour retirer au terme de flottement son aspect péjoratif de « relâchement » et restituer au phénomène décrit son aspect de choix clinique, ou du moins d’investissement par la clinique qui sait « faire avec »). Mais le flottement concerne aussi, dans l’urgence, l’ordre des signifiants. C’est ce que nous voudrions montrer de manière empirique à partir de quelques petits exemples tirés du journal et d’un fragment clinique.

Le premier se situe à l’observation 2. Il peut paraître anodin mais nous le soulignons ici car il aura de l’importance pour les développements théoriques à suivre. Il s’agit de la phrase qui inaugure assez invariablement les entretiens de psychiatrie. Cette phrase qui peut entrer dans un protocole de soin informel, permet en réalité de « tout »605 dire quand on est patient. En tous cas de dire ce que l’on veut, ce qui appartient au patient sans attendus spécifique d’une expression de la souffrance en termes médicaux. Cette phrase, du style : « Dites-moi : qu’est-ce qui vous amène aux urgences ? » est déclinée sous différentes formes mais elle laisse toujours « flotter » le signifiant de l’urgence pour que le patient y inscrivent une signification singulière. Ajoutons l’importance de la forme interrogative, toujours maintenue, qui laisse ouverte la place de la flottance.

Autre exemple, à l’observation 6. A ce moment de l’enquête, nous cherchons à comprendre pourquoi certains patients qui ne relèvent pas spécifiquement de la psychiatrie y sont pourtant orientés par les équipes assurant les soins somatiques aux urgences. Nous avons recueilli à la fois les propos des médecins somaticiens pour qualifier ces malades et, parallèlement, l’interprétation qu’en faisaient les psychiatres. Les médecins somaticiens sont dans une sorte de flottement, c’est-à-dire d’indécision sur la manière de désigner ces patients dont on ne sait pas quoi dire dans le vocabulaire et le discours de la médecine. On assiste alors à des assignations des patients sous des termes triviaux, parfois stigmatisants606. En retour, les psychiatres affirment recevoir les patients « dont on ne sait pas quoi faire ». Les psychiatres sont donc interpellés pour intervenir sur les flottements du sens, sur les indéterminations, le manque de références opérationnelles des autres acteurs du soin pour accueillir certains patients. Ils constituent comme une ressource de l’institution de l’urgence quand le sens vacille (flotte) à propos de la présence décalée (a priori injustifiée) d’un patient dans le service ou à cause de formulations bizarres (ininterprétables) de sa souffrance.

On a un exemple du même type à l’observation 14. Lors d’un échange avec un médecin urgentiste et alors que j’apprends à mon interlocuteur que je fais une thèse sur la psychiatrie d’urgence, celui-ci me répond que je suis « bien tombé [car] il n’y a que des patients spéciaux ici [au service d’urgence] ». Le terme de « spéciaux » m’a encore interpellé par son caractère indéterminé et flottant qui cherche à recouvrir une réalité pour laquelle il ne semble pas y avoir de mots.

La flottance des signifiants dans l’urgence apparaît aussi au fragment clinique 14. Ici, la psychiatre prend le parti, dans l’orientation de ses décisions cliniques, de se fonder sur le postulat que les signifiants, dans la langue, flottent (introduisent toujours des formes d’indétermination du sens) et sont en mesure, par les torsions qu’y impriment les sujets, de représenter une position subjective. Dans ces conditions, il est possible de prendre acte des lapsus dans la clinique. Comme nous l’avons déjà vu lors de commentaires précédents, la phrase de la mère de Justine affirmant à propos de sa fille que « l’hôpital, ça la (sic) pèse » fait entendre, si on laisse flotter le sens en se fondant sur les sonorités (les signifiants en tant que matérialité), ça lui pèse ou ça l’apaise (formes grammaticales correctes). Alors que la mère voulait parler du poids que représente l’hôpital pour sa fille, elle signifiait autre chose en même temps sur les capacités de soulagement du même hôpital.

Tous ces exemples issus de l’expérience de terrain nous ont amené, pour en rendre compte de manière plus théorique, à mobiliser deux points théoriques.

L’un issu de la psychanalyse lacanienne : c’est la notion de « point de capiton » (développée notamment dans le séminaire 3 sur les psychoses, le séminaire 5 sur les formations de l’inconscient et dans « Subversion du sujet dialectique du désir » des Ecrits). Ce concept est une relecture du schéma du signe linguistique proposé par Saussure et notamment de la barre qui symbolise le rapport entre signifiant et signifié. La notion de capiton permet d’introduire celle de flottance qui nous intéresse. Elle est aussi la voie possible d’une articulation de la question du désir à celle du signe linguistique. Cela est indispensable dans une réflexion sur les aspects psychiques des situations d’urgence.

L’autre est issu de l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss qui forge la notion de « valeur symbolique zéro » ou « signifiant flottant » dans sa célèbre Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss. C’est de là que nous retirons l’adjectif flottant pour le substantiver en notion.

Le premier exposé théorique de ce chapitre concernera le croisement de ces deux notions pour construire la notion de flottance que nous avons commencé d’évoquer intuitivement à partir de l’expérience de terrain.

Notes
602.

C’est-à-dire jamais globalement : nous nous sommes efforcés de rendre compte de facettes du phénomène les unes après les autres : la temporalité de l’urgence, la topologie de l’urgence, la relation thérapeutique, la demande, etc.

603.

Dans la mesure où il s’agit ici de passages qui correspondent au récit de notre expérience ethnographique, nous employons temporairement la première personne du singulier. Cela permet notamment d’éviter des ruptures de registre énonciatif entre le journal et le texte de la thèse.

604.

Voir l’analyse de l’expérience subjective, p.91 du journal

605.

Ce « tout » est à entendre dans le sens où il n’y a pas d’attendu spécifique sur le plan de l’énoncé. Il est bien entendu qu’il est impossible de tout dire, comme le dit bien Lacan dans sa célèbre formule : « Je dis toujours la vérité, mais pas toute, les mots y manquent » et qui conclut que le dire n’est souvent qu’un « mi-dire ».

606.

Nous renvoyons ici à nos développements précédents sur les « patients-déchets ».