I. Elaboration théorique de la notion de flottance, à la croisée des chemins entre psychanalyse, anthropologie et sémiotique

Pour définir la notion de flottance et déterminer son rapport à l’urgence, il faut d’abord faire un passage par l’anthropologie de Claude-Lévi Strauss dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » 607 . C’est la troisième partie du texte qui a particulièrement attiré notre attention. Elle porte sur le commentaire et la critique de la notion de mana telle qu’elle est exposée chez Mauss dans son Esquisse d’une théorie de la magie 608 . L’intérêt du texte de Lévi-Strauss, c’est qu’il enrichit les constats de Mauss de 1902 des apports de la linguistique qui ont contribué à fonder l’approche de l’anthropologie structurale. De là, nous aurons un pivot pour déboucher sur la théorie lacanienne du point de capiton qui nous semble une reprise partielle de la question du mana et du signifiant flottant dans laquelle sont injectées des considérations sur la logique du désir. Notre réflexion nous fera voyager dans le temps : 1902 pour Mauss, 1950 pour Lévi-Strauss puis 1957 pour Lacan (Séminaire sur Les formations de l’inconscient).

La réflexion de Mauss en 1902 sur le mana intervient au moment où il s’interroge sur ce qui peut motiver la croyance dans les actes magiques malgré le « défaut » d’efficacité que montrent les différents rites ou esprits mis en jeu. Le magicien lui-même, quand il sort des cailloux de sa bouche – alors qu’il les y a préalablement mis – en faisant croire qu’il s’agit d’éléments malins retirés du corps d’un sujet malade, est conscient de la supercherie qu’il exécute. Il n’y a en effet pas de relation logique ou causale directe entre ces cailloux crachés et l’éventuel soulagement du sujet malade. Pourtant, le magicien tout comme son public croient tous deux au rite et constatent son efficacité car quelque chose se passe pour le malade ou pour la société qui participe au rite. Mauss détaille les gestes magiques et les théories magiques puis constate qu’il y a toujours un point d’achoppement qui fait qu’en toute raison on ne peut croire à la magie. Ce « quotient » qui laisse un reste irréductible entre la croyance en l’efficacité de la magie et le constat de l’insuffisance des gestes et théories pour l’accomplir constitue pour Mauss un résidu qui est le pivot du fonctionnement de la magie. Ce pivot, ce résidu, c’est le mana. Un élément, une catégorie de la « pensée collective », le mana, vient faire tenir ensemble, en quelque sorte, deux ordres hétérogènes : le résultat de l’opération magique d’un côté, et les rites et théories qui la composent, de l’autre. Le mana, dont on va détailler ensuite les caractéristiques globales, est la preuve que c’est une cheville symbolique (et donc une logique sociale) qui fait fonctionner la magie (car il y a des résultats) et certainement pas une force ni une loi mécanique obéissant au modèle de la causalité.

Marcel Mauss indique ainsi que le mana, un signifiant qu’il repère dans la langue de sociétés mélanésiennes mais dont il voit des équivalents dans diverses sociétés (avec des dénominations telles que orenda, wakan ou manitou), est en fait bien plus qu’un simple mot. Pour Mauss c’est une catégorie fondamentale de l’esprit des sujets humains, imprimée par un type de société :

‘« Cette catégorie n’est pas donnée dans l’entendement individuel, comme le sont les catégories de temps et d’espace ; la preuve en est qu’elle a pu être fortement réduite par les progrès de la civilisation et qu’elle varie dans sa teneur avec les sociétés et avec les diverses phases de la vie d’une société. Elle n’existe dans la conscience des individus qu’en raison même de l’existence de la société, à la façon des idées de justice ou de valeurs ; nous dirions volontiers que c’est une catégorie de la pensée collective »609. ’

Retenons de ces lignes, pour ce qui nous occupera ensuite, que le mana a une valence collective forte qui a une connotation particulière pour chaque société.

C’est une catégorie qui peut recouvrir des réalités très hétérogènes, voire contradictoires, mais qui présente l’efficacité de pouvoir interpréter l’inconnu dans toutes circonstances et qui est donc au fondement du fonctionnement de la magie. Mauss indique, page 101 de l’Esquisse…, que le mana est tout à la fois « une force, un être, une qualité, un état ». Le mot lui-même connaît des natures grammaticales différentes car il peut être nom, verbe ou adjectif en fonction de l’usage qu’on veut en faire pour désigner une réalité difficile à interpréter (un objet est mana ; on peut donner du mana, avoir du mana, etc.). Comme le résume Mauss, « le mot subsume une foule d’idées […]. Il réalise cette confusion de l’agent, du rite et des choses qui nous a paru être fondamental en magie »610. Mauss poursuit alors son travail d’investigation en détaillant toute l’ambivalence de la notion qui fait sa force magique, sa force paradoxale de signification. Il détaille ensuite comment d’autres mots, dans d’autres sociétés qu’il étudie, ont cette même fonction de recouvrir des réalités très différentes dès lors que ces réalités confinent à l’inexplicable pour telle société. Mauss explique que nous avons des difficultés à concevoir cette notion dans nos sociétés (il parle « d’idée trouble », p. 102) tant sont rares les mots de notre langue dont la nature grammaticale peut varier et laisser autant de place à des signifiés si divers.

Lévi-Strauss indique à ce propos que la fonction occupée par le mana dans les sociétés primitives est celle qui est occupée par les sciences dans nos sociétés (répondre à l’inexplicable), à cela près que la science, dans nos sociétés, refuse le flottement, assez propre au symbolisme, entre un signifiant et la réalité qu’il désigne, entre un signifiant et sa capacité à produire une signification claire, entre un signifiant et son signifié. Lévi-Strauss décrit ainsi ce parallèle entre mana dans les sociétés traditionnelles et science dans notre société : « ces notions servent à fonder des systèmes réfléchis et officiels d’interprétation, c’est-à-dire un rôle que nous même réservons à la science »611. Nous y reviendrons car cette remarque est d’une grande importance pour saisir, encore une fois, la différence entre les logiques de soin de la médecine dite scientifique et celles de la psychiatrie aux urgences.

Lévi-Strauss propose une mise à jour du texte de Mauss dans les termes de la linguistique. Il en produit aussi une critique en montrant que le mana n’est pas propre aux sociétés indigènes, comme aurait tendance à conclure Mauss, mais bien plus universel si on considère qu’il est une forme essentielle qui « fait tenir » la fonction symbolique dans les sociétés. Pour Lévi-Strauss, ce sont les progrès de la science et de la connaissance qui ont tendance à rendre moins courants les signifiants de type mana. En effet, la science poursuit un « travail de péréquation du signifiant par rapport au signifié »612, c’est-à-dire une volonté de réduire le flottement et les équivoques propres au langage qui font qu’un signifiant n’a jamais un signifié associé à lui de manière certaine et univoque. C’est ainsi que tout travail scientifique débute souvent par un travail de définition des termes qui vise à dissiper tous les effets de polysémie. Certaines disciplines créent même des néologismes pour éviter d’employer des signifiants qui sont trop connotés dans d’autres champs de la science ou qui renvoient à des notions triviales, des préjugés, des catégories de la vie courante. Dans la mesure où la science cherche à énoncer des formules ou des hypothèses qui représentent au plus près la réalité, elle refoule, en quelque sorte, le fait que le langage lui-même est hétérogène à la réalité et ne pourra jamais toute la représenter. Ce refoulement du manque pousse la science à courir après une rigidification des signifiants en leur associant des significations univoques dans les entreprises des définitions des concepts qui sont aussi des champs de bataille.

Cependant, en dehors du champ de la science moderne qui cherche « la péréquation du signifiant par rapport au signifié », dans la vie courante nous disposons encore d’avatars du mana. Ce sont par exemple les termes de « trucs » ou « machins » dont Lévi-Strauss nous indique que nous les utilisons « quand nous qualifions un objet inconnu ou dont l’usage s’explique mal, ou dont l’efficacité nous surprend »613. Plus loin, Lévi-Strauss propose une formulation en termes linguistiques de la notion de mana :

‘« Toujours et partout, ces types de notions interviennent, un peu comme des symboles algébriques, pour représenter une valeur indéterminée de signification, en elle-même vide de sens et donc susceptible de recevoir n’importe quel sens, dont l’unique fonction est de combler un écart entre le signifiant et le signifié, ou plus exactement, de signaler le fait que dans telle circonstance, telle occasion, ou telle de leurs manifestations, un rapport d’inadéquation s’établit entre le signifiant et le signifié, au préjudice de leur relation complémentaire antérieure ».’

Autrement dit, les signifiants de type mana, que Lévi-Strauss va nommer « signifiants flottants » (p. 49) sont en quelque sorte des emblèmes explicatifs de ce qu’est la fonction symbolique en montrant à la fois comment elle fonctionne et où se situent ses limites. En effet, le « trésor des signifiants » dans lequel nous naissons et dont l’emploi nous permet de rendre compte symboliquement de la réalité pour faire société et échanger, ne nous permet pas en retour de nommer de manière adéquate toute la réalité. Des phénomènes apparaissent ou nous entourent, pour lesquels nous n’avons pas de mots (c’est comme si le collectif n’en avait pas à disposition). Ou plutôt si : nous avons des mots dont la signification est indéterminée, les « signifiants flottants », qui sont disponibles pour prendre en charge cette limite du symbolique et qui prémunissent qu’il soit trop écrasant et aliénant pour les sujets sociaux. Comme le dit Annie Tardits, les signifiants flottants sont la marque de « l’insistance que met le vivant à préserver sa part dans son aliénation symbolique »614. Les signifiants flottants sont des éléments de la langue qui font vaciller ses règles pour laisser une place à la vie, c’est-à-dire à ce qui reste de corps, de pulsion et de désir dans la vie humaine qui se caractérise, par rapport au monde animal, par son intégration dans les systèmes symboliques. Cette remarque de Tardits renvoie, dans la psychanalyse lacanienne, à l’insistance du réel à travers les contraintes du symbolique (lapsus, symptômes qui sont des exploitations inconscientes la flottance propre à l’ordre signifiant pour le tordre, mieux s’y loger et y être moins aliéné).

A la fin de son article, Lévi-Strauss résume l’ambivalence qui touche le signifiant flottant qui cherche à être rigidifié, stabilisé par la science moderne mais qui est nécessaire à une vie possible dans le symbolique où il faut prendre acte de l’inadéquation impossible à résorber entre signifiant et signifié :

‘« Nous croyons que les notions de type mana […] représentent précisément ce signifiant flottant qui est la servitude de toute pensée finie (mais aussi le gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique ou esthétique), bien que la connaissance scientifique soit capable, sinon de l’étancher, au moins de le discipliner partiellement ».’

Nous citerons, pour terminer cette lecture du célèbre article de Lévi-Strauss, une note de bas de page de l’auteur qui radicalise sa conception du signifiant flottant : « on pourrait dire que la fonction des notions de type mana est de s’opposer à l’absence de signification sans comporter par soi-même aucune signification particulière »615. Cette formulation est particulièrement intéressante en ce qu’elle ouvre à la proposition lacanienne, qui nous intéressera plus bas, de la suprématie du signifiant. S’il existe des signifiants flottants ou même vides de signifié pour contrer l’absence de signification, on peut supposer qu’ils ont un rôle primordial dans la vie du sujet. La limite du raisonnement de Lévi-Strauss est qu’il propose une explication de la présence des signifiants flottants dans les systèmes symboliques en mobilisant des arguments de type quantitatif. Il postule en effet qu’il y a « une surabondance de signifiant, par rapport aux signifiés sur lesquels elle peut se poser »616. Nous préférerons ici les formulations lacaniennes qui n’évoquent pas la question du langage en termes de quantité (Lévi-Strauss parle aussi de « surplus » de signifiant). Le psychanalyste préfère simplement rendre compte de l’antériorité du langage sur l’existence du sujet, langage dans lequel le sujet doit s’insérer coûte que coûte pour entrer dans le champ de l’Autre, c’est-à-dire celui de la vie, sociale et singulière. Le sujet fait l’expérience nécessaire mais douloureuse de sa division par l’ordre des signifiants dès lors qu’il constate l’hétérogénéité entre les énoncés qu’il profère et l’expérience de l’énonciation associée, c’est-à-dire entre l’expression du désir et la manière dont celui-ci peut être représenté dans un ordre limité, celui des signifiants.

La lecture que nous venons de faire de l’article de Lévi-Strauss et des travaux de Mauss se fonde sur notre désir de rendre compte théoriquement de la prise en charge d’urgence en psychiatrie. Nous pensons que l’urgence constitue une notion fondamentalement flottante dans notre société617. C’est à plusieurs titres que le signifiant de l’urgence nous apparaît flottant, nous allons l’exposer ci-dessous. De plus, dans la manière de laisser plus ou moins flotter la signification de l’urgence se dessinent des manières différenciées d’exercer la médecine renvoyant tantôt plus à la science médicale (à la médecine en tant que science), tantôt plus aux aspects relationnels, symboliques et anthropologiques de la médecine.

D’abord, l’urgence nous paraît remplir la fonction de signifiant flottant en ce qu’elle est à la fois un recours et un terme que les sujets en détresse ou leur entourage opposent à une situation incompréhensible, à une absence de signification. Une situation de détresse, de crise, qui justifie le recours à l’urgence et aux urgences, c’est une situation où le sens est suspendu, où le sujet est hors-sens et cherche une signification à l’état et au malheur qui l’afflige. En cela, comme le signifiant flottant et le mana, l’urgence est là pour exprimer, en quelque sorte, les limites du symbolique quand il ne suffit plus alors que le sujet est confronté à des événements qui le confrontent à l’inexplicable, l’inconnu. A l’instar du mana ou du signifiant flottant, l’urgence fonctionne comme une catégorie qui contient une indétermination de signification tout en s’opposant à, tout en venant combler une absence de signification. C’est pour cela qu’elle recouvre une multitude de situations et de réalités sociales et subjectives incomparables les unes avec les autres si ce n’est qu’elles laissent apparaître un point d’inexplicable momentané pour un sujet singulier ou pour le collectif.

L’urgence est un signifiant qui appartient au collectif, qui a une valence éminemment collective, qui a une véritable fonction pour tous (comme le mana) mais qui n’est pas déclinée a priori sur une signification précise. C’est ainsi que les patients qui se présentent à la borne d’accueil des urgences disent tous, à leur manière, que la situation est urgente pour signifier un trou dans le sens qui se manifeste par un événement somatique ou psychique dont on ne sait pas quoi dire mais qui signale pourtant un danger. Il est intéressant d’observer en retour que l’institution médicale, de son côté, n’est pas toujours dans une situation d’acceptation de la flottance du signifiant de l’urgence tel qu’il est brandi par les patients pour formuler une demande. Ainsi, les infirmiers d’accueil ont pour rôle d’évaluer l’urgence : la notion même d’évaluation indiquant bien que du côté de l’institution hospitalière il existe une signification plus rigide, moins flottante, de l’urgence, qui constitue une aune s’étalonnant sur des critères médicaux issus de la science et de la sémiologie médicales. Alors que les patients font flotter très largement le signifiant de l’urgence, l’institution hospitalière limite ce processus anthropologique, car elle est certainement sous l’emprise d’une évolution de la médecine vers plus de scientificité (voire de scientisme) et donc à l’intérieur du processus décrit plus haut par Lévi-Strauss de rigidification de la péréquation entre signifiant et signifié propre à la science moderne.

En fait, l’opposition que nous venons de décrire entre modalité de la demande des patients et réponse de l’hôpital n’est pas tout à fait juste. Elle opposerait de manière trop radicale un hôpital tout-puissant et des patients lésés dans le processus de reconnaissance de leur demande de soin. En réalité, tous les intervenants du corps médical n’ont pas le même rapport à la flottance du signifiant de l’urgence alors même que les patients la leur donnent à voir de manière quotidienne. Je renvoie ici aux exemples tirés du journal et commentés plus haut : des médecins somaticiens font l’aveu implicite que des mots manquent pour qualifier la souffrance de certains patients618, à part le fait que ceux-ci ont déclaré être dans une situation de détresse justifiant de se loger sous le signifiant flottant de l’urgence. Ces médecins se situent du côté d’une médecine scientifique et technique qui a certes son efficacité mais qui « attend » en quelque sorte que le discours du patient sur son symptôme puisse être immédiatement traductible dans une langue technique que celui-ci ne connaît pas et dans laquelle il n’est pas en mesure de se reconnaître. Cette langue, rigidifiée par la science médicale619, est trop étrangère au patient pour qu’il puisse se l’approprier et espérer faire l’expérience du réaménagement de la part symbolique de sa souffrance (l’expérience qui permet de répondre à la question : mais quel est ce malheur qui m’arrive, que je ne comprends pas et dont je veux une formulation dans des mots qui me parlent ?). Il semble que cette problématique soit ressentie par le corps médical dans la manière dont il travaille, sous diverses formes (colloque, groupe de parole, thèses d’étudiants en médecine), la question de l’annonce de la maladie.

Les psychiatres des urgences sont de leur côté dans une posture clinique qui prend acte, en l’acceptant, du fait que l’urgence soit un signifiant flottant. Nous essaierons de le détailler ensuite en nous appuyant sur la théorie du point de capiton chez Lacan. Disons pour l’instant que les psychiatres cherchent à connaître, pour les sujets en détresse qu’ils ont en face d’eux, quelle réalité recouvre le signifiant de l’urgence, décrite par les patients. Pour se convaincre de cela, il suffit de regarder le dossier médical d’urgence et la manière dont le complètent les psychiatres en y reproduisant parfois, à la lettre, le récit du patient sur sa détresse. Nous renvoyons ici aux observations 5 et 8 du journal. En définitive, l’urgence est bien prise comme signifiant flottant puisqu’il se déplace, en quelque sorte, au dessus de tel récit, puis au dessus de tel autre qui ne renvoient jamais à la même réalité sinon qu’à l’intérieur de ces réalités diverses se lit la trace d’une absence et d’une attente de signification concernant un événement qui a motivé le recours du sujet aux urgences. Dans la mesure où les psychiatres des urgences se situent dans une posture clinique du laisser raconter, ils laissent flotter, par conséquent, le signifiant de l’urgence en ne se réclamant ni dépositaire ni propriétaire de sa définition. Mais cette position n’est tenable (pour que l’urgence ait valeur de signifiant flottant et ait les mêmes propriétés que le mana) que dans la mesure où le signifiant de l’urgence a une valeur sociale forte, même si elle est diffuse. C’est ce qui fait notamment la spécificité du recours à la psychiatrie en urgence par rapport à une demande de soin psychique dans le cadre d’une rencontre dans un cabinet privé où le(s) signifiant(s) par le(s)quel(s) le sujet se caractérise pour formuler sa demande a/ont une valeur singulière beaucoup plus forte. En brandissant le signifiant de l’urgence à l’hôpital, le sujet en détresse ne fait pas que rendre compte d’un point d’inexplicable pour lui, il réclame aussi l’aide du collectif dans la résolution de son problème (comme le recours au mana rend compte d’une solution collective à l’inexplicable, qu’elle concerne au départ le collectif ou un sujet singulier).

On pourrait se satisfaire de cette définition de la flottance construite à partir de Mauss et de Lévi-Strauss. Elle permet en effet de rendre compte d’un bonne part des phénomènes à l’œuvre dans l’accueil d’urgence en psychiatrie, et même d’en montrer la spécificité clinique. Cette réflexion vient par ailleurs enrichir et compléter nos développements du chapitre 2 sur l’efficacité symbolique en y ajoutant un degré de précision. Si l’efficacité symbolique rend compte de l’importance du récit du patient et de la personne même du médecin comme supports de la relation thérapeutique, ce qu’apporte le concept de flottance c’est la radicalisation de ces observations autour de la question même du signifiant et de la signification, faisant de l’urgence aussi une question sémiotique, en plus d’une question anthropologique et communicationnelle. L’efficacité symbolique consiste à mettre à disposition d’un sujet malade un récit mythique, des formes symboliques, pour qu’il y formule des états physiques ou psychiques qui manquent de référence pour être expliqués. La théorie du signifiant flottant montre que ces récits sont constitués de formes symboliques qui ne contiennent pas de significations a priori pour que ces récits puissent flotter et mieux s’adapter, en quelque sorte, à la singularité du sujet malade. Le signifiant flottant serait comme une matière symbolique particulièrement malléable, particulièrement susceptible d’épouser à la fois une fonction sociale de signification collective sur une de ses faces et, en même temps, propre à épouser la forme singulière prise par la détresse d’un sujet sur son autre face.

Une telle conception est séduisante (certainement par son aspect quelque peu métaphorique) mais donne un pouvoir assez exorbitant au symbolique même tempéré dans son emprise aliénante sur les sujets par l’existence en son sein de signifiants flottants. Pour bien rendre compte de ce qui se trame dans la prise en charge d’urgence en psychiatrie, il faut réintroduire de la singularité tout en continuant à tenir à l’importance du collectif à travers l’exercice du symbolique sur les sujets. La psychanalyse lacanienne peut nous aider dans cette démarche.

Ce n’est pas parce que les sujets qui se présentent aux urgences sont dans une situation de détresse qu’ils ne sont plus des sujets. Bien au contraire pourrait-on dire si l’on considère que la production du symptôme, en tous cas dans ses dimensions psychiques, est une invention, une solution, une manifestation subjective. La théorie psychanalytique montre bien que les manifestations pathologiques, même quotidiennes620, sont des messages chiffrés de désirs inconscients. Il en est ainsi du lapsus qui peut se comprendre comme le faufilage du désir dans la chaîne signifiante, exploitant les équivoques de la langue ou condensant des sonorités. On peut ici directement renvoyer au journal d’observation où des exemples de ce mécanisme sont mis en relief : voir, par exemple, le fragment clinique n°9 où Monsieur L. indique qu’il cherche à « diluer ses suicides » (au lieu de « diluer ses soucis ») quand il parle de son rapport à l’alcool qui apparaît dès lors comme adjuvant désinhibant à un désir de mort. Ainsi, dans chaque recours aux urgences psychiatriques, il y a des formes de manifestation du désir, même si elles apparaissent le plus souvent sous la forme masquée du conflit psychique (une tension – matérialisée en symptôme qui cache et dévoile à la fois – entre la manifestation du désir et son refoulement) ou de demandes de soin ambivalentes (dont le journal ethnographique regorge encore d’exemples).

De ce point de vue, l’urgence est une médiation potentielle car elle met en face à face le désir d’un sujet (qui se manifeste de multiples façons) et des propositions institutionnelles, des propositions symboliques pour le rendre acceptable, le comprendre, le civiliser parfois. C’est ici – dans les propositions symboliques – que l’urgence est un signifiant que les psychiatres laissent flotter. Or, il n’y a pas de processus automatique entre la mise à disposition d’un signifiant, quand bien même serait-il flottant, et son saisissement par un sujet pour produire une interprétation de son malheur, malheur qu’il doit aussi reconnaître, au moins partiellement, comme manifestation de son désir. Sans cette considération que le sujet « est pour quelque chose » dans sa souffrance (et donc sera pour quelque chose dans la manière de s’en défaire), on ne pourrait comprendre les « échecs » de la prise en charge d’urgence en psychiatrie. Les patients sont parfois dans la répétition de leurs symptômes et renouvellent, par exemple, des tentatives de suicides malgré tous les moyens mis à disposition par les services d’urgences dont, par exemple, l’hospitalisation et la construction de parcours de soin. Bien sûr, il y a les difficultés institutionnelles du système de psychiatrie (une attente de plusieurs semaines avant un rendez-vous dans un CMP peut laisser le temps de la récidive suicidaire), mais les retours et recours répétés de certains patients aux urgences ne peuvent être interprétés seulement comme des échecs du système de santé. Ici se dévoile toute la spécificité de la clinique psychiatrique qui ne peut parier sur sa réussite à coup sûr et qui doit compter sur une forme d’investissement du patient et prendre en compte la manière dont celui-ci est attaché à son symptôme. La psychanalyse a bien montré qu’il existe toujours une satisfaction, un accomplissement partiel de désir, dans la conservation du symptôme621. Il s’agit de ce qu’on appelle couramment dans le vocabulaire de la psychologie clinique le « bénéfice secondaire ». Pour les patients souffrant de détresses somatiques, il est plus aisé de déterminer les causes de l’échec du soin en repérant a posteriori un rapport de cause à effet entre un dysfonctionnement organique et un traitement prescrit.

Fort de ces constats, nous devons enrichir nos développements sur la flottance en y introduisant la logique du désir. La notion de « point de capiton », chez Lacan, nous semble en mesure de répondre à cela et donc, en définitive, de redonner sa place véritable au sujet dans la prise en charge d’urgence.

Dans son Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, Lévi-Strauss prend largement en considération, et dès le début de son texte, la question psychique, mais il reste un point d’insatisfaction en ce qu’il n’évoque pas vraiment la logique du désir. Selon notre point de vue, il manque la description d’une articulation plus fine entre désir et collectif. En effet, si Lévi-Strauss fait référence à Lacan (au début de l’enseignement de celui-ci), c’est pour montrer que la maladie ou l’anormalité désigne et touche celui qui refuse l’aliénation symbolique. On lit sous la plume de Lévi-Strauss cette conception quelque peu manichéenne : « La santé de l’esprit individuel implique la participation à la vie sociale, comme le refus de s’y prêter (mais encore selon des modalités qu’elle impose) correspond à l’apparition des troubles mentaux »622. Il y aurait d’un côté la vie dans le symbolique, la vie normale et de l’autre, la vie hors du symbolique, la vie du fou. Nous pensons, en nous appuyant sur la théorie psychanalytique, que la frontière entre normal et pathologique n’est pas si tranchée et que tout sujet a affaire, avec plus ou moins de réussite, avec son inscription problématique dans le symbolique. Il y a quelque nuance chez Lévi-Strauss quelques lignes plus haut : « [Aucune société] ne parvient jamais à offrir à tous ses membres, et au même degré, le moyen de s’utiliser pleinement à l’édification d’une structure symbolique qui, pour la pensée normale, n’est réalisable que sur le plan de la vie sociale ». Si l’auteur estime que le sujet ne peut pleinement se réaliser dans le symbolique (puisqu’il introduit des « degrés »), il y a tout de même l’idée sous-entendue que ce phénomène est marginal. Or, nous dirions plutôt que c’est un phénomène commun si tant est que l’on s’intéresse à la logique du désir comme une instance du sujet psychique qui lui fait sans cesse entrevoir, par ses poussées, les limites du symbolique. La théorie du point de capiton chez Lacan, problématise spécifiquement, pour tout sujet, le rapport entre le désir et une chaîne signifiante flottante.

Il est étonnant que Lévi-Strauss ne discute pas cette question du désir dans son texte sur Mauss dans la mesure où Mauss lui-même emploie couramment le mot. Il est vrai que le désir chez Mauss (terme souvent mis au pluriel) n’est pas le désir de la psychanalyse (qu’on trouve le plus souvent au singulier chez Freud ou Lacan). Mauss, cependant, dans sa description et son analyse de la magie et de la notion de mana montre qu’il peut y avoir un rapport articulé entre désir et symbolique. On lit page 120 de l’Esquisse d’une théorie générale de la magie : « Grâce à la notion de mana, la magie, domaine du désir, est pleine de rationalisme ». Bien avant la diffusion massive des travaux de la psychanalyse623, on a là une intuition de Mauss sur la problématisation du rapport entre désir et ordre flottant des signifiants.

Que nous dit la théorie du point de capiton chez Lacan ? Disons, dans une première approche, que le point de capiton est une reformulation du schéma du signe linguistique de Saussure (représenté comme ceci : Signe = Signifiant / Signifié), dans lequel est introduite la logique du désir et qui est enrichi du constat clinique de Lacan de la suprématie du signifiant sur le signifié. La suprématie du signifiant sur le signifié se justifie théoriquement, en première analyse, par le fait que l’ordre signifiant est toujours déjà-là et que le sujet doit en passer par lui pour communiquer avec ceux qui l’entourent.

La barre qui matérialise la complémentarité du signifiant et du signifié chez Saussure est remplacée par la notion de point de capiton chez Lacan. Il ne s’agit pas d’un simple exercice de style. La démarche lacanienne cherche en effet à dynamiser le schéma de Saussure par l’introduction de la question du désir qui est là dès que le sujet parle. Le schéma saussurien est en effet assez statique et ne peut représenter pleinement le rapport du sujet psychique à l’ordre signifiant. Pour Saussure, le rapport entre signifiant et signifié est arbitraire. C’est la théorie de l’arbitraire du signe. Mais ce rapport de complémentarité, arbitraire, une fois fixé ne bouge plus, en quelque sorte, chez Saussure. Dès qu’un signifiant émerge, qui prend sa valeur différentiellement par rapport aux autres signifiants à partir des sons qui le constituent, il est indissociable de l’engendrement du signe linguistique dans sa totalité. C’est ce que Saussure exprime dans sa célèbre métaphore du Cours de linguistique générale : « La langue est comparable à une feuille de papier. La pensée est le recto et le son le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue, on ne saurait isoler le son de la pensée ni la pensée du son ». Cela sous-entend qu’une fois que le rapport arbitraire signifiant (son) / signifié (pensée) est fixé, les deux marchent main dans la main, puisqu’à toucher l’un on touche l’autre. Changer de son implique que l’on change de signification comme si la barre collait le signifiant à son signifié. En isolant des sons les uns par rapport aux autres et en les associant à des pensées, on établit un système de différences qui constitue une grille de lecture à poser sur le continuum du monde pour lui donner un sens. Ainsi, ce qu’indique la barre entre signifiant et signifié dans le schéma saussurien c’est qu’il y a une détermination réciproque entre signifiant et signifié (ce qui ne veut pas dire détermination logique puisque leur complémentarité est arbitraire : il n’y a pas de raison pour que tel son corresponde à telle chose ou pensée).

Tout en se fondant sur l’arbitraire du signe, Lacan, riche de son expérience clinique, dira qu’il n’y a pas de détermination réciproque aussi rigide entre signifiant et signifié. En fait, Lacan considère que la barre saussurienne « glisse » et que, dans la langue telle qu’elle se parle, il y a plutôt un flux de signifiant qui flotte sur un flux de signifié. Cela tient à la nature proprement équivoque du langage qui fait qu’une phrase ne prend son sens que rétroactivement et jamais en temps réel au cours du procès d’énonciation. Comment savoir avant la fin de la phrase quand j’entends « verre » s’il s’agit du verre à boire, de la couleur vert ou encore du ver de terre ? Quand on parle, il y a une indétermination de signification impossible à éviter. C’est dans le séminaire sur les psychoses que Lacan évoque cela pour la première fois :

‘« Le rapport du signifiant et du signifié paraît toujours fluide, toujours prêt à se défaire. L'analyste sait, plus que quiconque, ce que cette dimension a d'insaisissable, et combien lui-même peut résister avant de s'y lancer. […] Saussure essaie de définir une correspondance entre ces deux flots, qui les segmenterait. Mais le seul fait que sa solution reste ouverte, puisqu'elle nous laisse problématique la locution, et la phrase toute entière, montre bien à la fois le sens de la méthode et ses limites. […] La phrase n'existe qu'achevée et son sens lui vient après-coup »624.’

Lacan pointe ici une lacune de la réflexion de Saussure : le schéma du signe linguistique est séduisant mais que devient-il quand les signifiants sont en chaîne, c’est-à-dire en locution ou en phrase ?

Cette indétermination de signification, cette flottance, ce flottement entre signifié et signifiant dans le procès de l’énonciation est le lieu du frayage du désir, là où il a la possibilité de se manifester. C’est ce constat clinique, où le psychanalyste voit des patients se surprendre eux-mêmes des énoncés polysémiques sous lesquels ils se logent et se représentent en se racontant625, qui amène Lacan à élaborer le concept de point de capiton. Il établit pour cela ce qu’il appelle les « graphes du désir »626. Nous prendrons comme point d’appui de nos explications le premier graphe (reproduit ci-dessous) qui figure notamment à la page 805 des Ecrits, dans l’article « Subversion du sujet et dialectique du désir ».

Lacan dit de ce graphe qu’il « servira à représenter où se situe le désir par rapport à un sujet défini de son articulation par le signifiant ». En fait, le point de capiton rend compte de l’existence du flottement des signifiants sur les signifiés, mais en creux car sa fonction est, précisément, d’arrêter le glissement de la signification :

‘« Ce point de capiton, trouvez-en la fonction diachronique dans la phrase, pour autant qu’elle ne boucle sa signification qu’avec son dernier terme, chaque terme étant anticipé dans la construction des autres, et inversement scellant leur sens par leur effet rétroactif »627.’

Détaillons le schéma. Il rend compte d’une situation d’un sujet parlant, en rapport avec un autre. Le vecteur SS’ désigne le flux des signifiants prenant leur valeur les uns par rapport aux autres, renvoyant toujours à un autre, dans le procès de la parole. C’est l’énoncé (ou la phrase), pourrait-on dire, plein de son indétermination. Le vecteur Δ$, représenterait plutôt l’énonciation, c’est-à-dire ce qui veut se dire628, l’expérience de la parole, marquée du désir du sujet qui parle. Ce désir rencontre la chaîne des signifiants et s’y aliène ne trouvant pas à s’y représenter totalement du fait de la nature hétérogène de l’ordre du désir et de l’ordre des signifiants. On aboutit en fin de vecteur à $ (à lire « S barré ») qui représente le sujet pris dans le langage, c’est-à-dire le sujet qui existe pour l’autre, car représenté, mais qui a subi une perte, un manque dû à son passage par le « mur du langage ». Le manque est dû à la nature même du symbolique qui tue la chose (l’absentéise) pour la représenter629 (puisqu’on met quelque chose d’une autre nature, un signe, à sa place). Le point de capiton, c’est l’effet de croisement des deux vecteurs qui, temporairement, a arrêté le glissement de la signification et le jeu « naturel » des signifiants renvoyant indéfiniment les uns aux autres630. Le « prix » de ce capitonnage, c’est l’aliénation du sujet dans le symbolique ($). Cette aliénation renvoie au fait que le sujet assume d’être représenté par la chaîne signifiante qu’il a arrêtée temporairement en allant au bout de sa phrase, pourrait-on dire, celle qui devait rendre compte de son désir mais y a échoué partiellement, comme à chaque fois. C’est tout de même prendre acte du caractère flottant des signifiants et, du coup, de l’impossibilité partielle qu’ils ont à rendre compte de notre désir. Mais c’est aussi prendre acte d’un capitonnage précaire mais possible pour que le désir traverse (il ne peut faire que cela) la chaîne signifiante. Lacan, dans le séminaire 3 sur les psychoses, montre que ce capitonnage n’existe pas pour les sujets psychotiques où le glissement de la signification jamais ne s’arrête (la paranoïa rend bien compte de ce phénomène car rien, dans le monde qui entoure le paranoïaque n’arrête de signifier). Pour clore ce développement sur le point de capiton, on peut reprendre cette phrase de Jacques-Alain Miller formulée en des termes peu conceptuels mais qui représentent bien la proposition de Lacan :

‘« le signifiant et le signifié ne vont pas gentiment en se tenant par la main du même pas ; pendant un temps le signifiant se balade d’un côté et les pensées, le signifié, se baladent ailleurs, seulement, à certains moments, il doit y avoir un point [de capiton] à partir duquel on a l’idée, très hypothétique, que c’était ça que ça voulait donc dire »631.’

Au terme de ces explications qui rendent compte d’un nouage spécifique entre désir et flottement des signifiants, on s’aperçoit combien le concept de flottance est en mesure d’enrichir notre réflexion sur l’urgence dans les situations d’accueil de la détresse psychique. Nous dirions que, pour rendre compte théoriquement de nos observations ethnographiques, dans l’accueil d’urgence en psychiatrie, le sujet capitonne, dans une solution qui le concerne, le signifiant éminemment flottant de l’urgence avec son désir.

Nous avons en effet vu plus haut que les psychiatres adoptent une posture clinique composée de deux éléments essentiels qui confirment cette hypothèse : le psychiatre laisse flotter le signifiant de l’urgence (« Racontez-moi : qu’est-ce qui vous amène aux urgences ? ») et prend le récit du patient à la lettre (ce qui est observable dans les notes prises dans le Dossier Médical d’Urgence, le DMU). Si on veut reprendre le schéma lacanien reproduit plus haut et adapté à l’accueil d’urgence, on pourrait dire que le psychiatre esquisse le premier vecteur SS’ et qu’il laisse au sujet la liberté de le singulariser, d’en limiter la flottance, en laissant à celui-ci la charge du capitonnage par le traçage du second vecteur Δ$, propre à chaque sujet. Pour le dire d’une autre manière, l’urgence est un signifiant chargé de signifié au gré des rencontres entre patients et soignants. D’une part, par leur parole, les patients donnent un sens particulier à l’urgence, une charge de désir contenu dans une demande-récit (« ce que je veux que l’autre entende » de ma version singulière de l’urgence). Cela amène le sujet à s’inscrire dans le symbolique (car l’urgence est un signifiant tout court et un signifiant flottant, c’est-à-dire porteur, en prime, de la fonction sociale spécifique de répondre à l’inexprimable). D’autre part, par leurs solutions, les psychiatres rendent compte de leur interprétation de la crise psychique et construisent eux aussi, à chaque rencontre, une définition particulière de l’urgence en fonction du sujet en détresse. En somme, l’urgence est toujours une sorte de solution de compromis. Comme dans l’opération du point de capiton décrite par Lacan, l’urgence prend toujours son sens à rebours, et en ce sens, est éclairée rétrospectivement par ce qu’en a formulé le patient et qui sera la matière signifiante à laquelle il s’identifiera632.

Lors de l’entretien de psychiatrie, le sujet fait donc l’expérience d’un double capitonnage. Le premier, donné dans le rapport intersubjectif avec le psychiatre qui attend la production d’une parole, c’est celui, fondamental, entre désir et langage. Le second, qui prend appui sur le premier et qui tient à la fonction sociale, institutionnelle, voire politique de l’urgence, c’est celui entre singularité et collectif. Le sujet en détresse fait l’expérience de la manière dont il est possible d’articuler un désir à l’ordre du collectif incarné, cette fois encore, dans la figure du psychiatre mais en tant que représentant institutionnel et en tant qu’il propose un signifiant flottant comme outil à la disposition du collectif pour répondre aux situations de détresse qui interrogent la capacité du collectif lui-même à donner une place à tous ses membres633.

Tout se passe comme si le schéma du graphe du désir avait deux versions se surimprimant l’une sur l’autre.

Dans un premier temps634, le patient est invité, à la suite de son acte, à établir à nouveau une médiation avec l’autre via la parole. En effet, le recours à l’urgence a souvent été la conséquence du surgissement d’un geste (tentative de suicide, alcoolisation, violence) venu à la place de la parole. En terme lacaniens, on dirait que l’expression du réel avait pris le pas sur le recours « normal » au symbolique. Ainsi, dans un premier temps, lors de l’entretien, le patient est simplement invité à parler, à « verbaliser », comme disent les psychiatres. Ici se dessine le graphe du désir comme l’a indiqué Lacan : le sujet se réinscrit dans l’ordre du langage, dans le champ de la parole et ce que cela implique : l’expérience de la division subjective qui avait été rejetée ou était insupportable dans le temps de la crise.

Dans un second temps, une fois que le sujet peut, en quelque sorte, reparler, le graphe prend une dimension supplémentaire. La chaîne SS’ n’est plus simplement la chaîne signifiante en règle générale, elle devient la chaîne signifiante flottante de l’urgence, pourrait-on dire, proposée par les psychiatres. Le sujet imprime alors, selon l’autre vecteur Δ$, sa version singulière de l’urgence. Le signifiant de l’urgence a alors une double face. D’un côté : le sens flottant proposé par l’institution et de l’autre : le saisissement de cette flottance par le patient qui s’y loge pour s’y représenter partiellement (ce que montre la barre sur le S du $). Une médiation singulier/collectif s’établit là car, comme pourrait le dire Lacan : le signifiant de l’urgence représente le sujet mais pour un autre signifiant 635. En d’autres termes, la chaîne signifiante flottante de l’urgence renvoie au fait que l’urgence est un terme qui métonymiquement et/ou métaphoriquement est en mesure de faire référence à une souffrance multidimensionnelle donc singularisable, tout en gardant sa référence au collectif, comme tout signifiant flottant.

Pour clarifier ces développements, nous renvoyons au fragment clinique n°11 du journal ethnographique. Dans le cas de Monsieur A. que nous connaissons maintenant bien, on voit bien comment la psychiatre noue dans un premier temps une alliance thérapeutique avec le patient en laissant flotter, sans en imposer le sens, ce qu’il est possible de demander aux urgences psychiatriques. En effet, c’est à partir du désir du patient de trouver un toit (ce qui a priori ne correspond pas à la mission des services d’urgence) que la psychiatre va construire avec le patient une solution institutionnelle à sa détresse. Il s’agira évidemment d’une solution de compromis, le compromis étant la seule manière de capitonner un désir singulier avec des possibilités collectives données d’avance. Ainsi, Monsieur A. qui a recouru à l’urgence en demandant un toit et qui ne veut pas de l’hôpital psychiatrique (on a ici une formulation de son désir dont l’ambivalence est bien un signe de singularité irréductible) retournera à son errance mais avec un papier sur lequel figure l’adresse d’un toit possible, dans le cadre d’une psychiatrie ouverte. On lit clairement dans cette solution la construction d’une médiation (un compromis, un capitonnage) entre ce qui fait de Monsieur A. un sujet singulier et la possibilité de traduire cela en une place possible dans le collectif.

Envisager l’urgence comme un signifiant investi cliniquement pour que s’y déploie et s’y articule la parole du patient constitue un aspect essentiel de la prise en charge psychiatrique. Alors qu’une institution tend habituellement à construire l’univocité des signifiants dont elle se sert pour s’identifier et caractériser sa fonction, dans l’urgence psychiatrique, une souplesse s’établit entre le signifiant et le signifié de l’urgence, laissant une place au vacillement de la norme, sans quoi la détresse psychique ne serait pas en mesure d’être accueillie. La détresse psychique rend compte, en effet, de la position difficile d’un sujet en rapport avec les normes, d’un sujet pour qui son désir rencontre un point de butée avec les nomes que lui-même se construit (surmoi freudien) ou que le social lui impose. En ce sens, l’urgence psychiatrique est un moment de remise à jour ou au moins de questionnement de ce qui fait la loi, les normes, l’institution. C’est ce que nous allons voir plus en détail dans les lignes qui suivent.

Notes
607.

LÉVI-STRAUSS, Claude. « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss ». In MAUSS, Marcel. Sociologie et anthropologie [1950]. PUF, 1999. Coll. « Quadrige ». IX-LII.

608.

Pages 101 à 114 de l’édition 1999 de Sociologie et Anthropologie, cité précédemment. Esquisse d’une théorie de la magie est un texte de Mauss datant de 1902.

609.

MAUSS, Marcel. Sociologie et anthropologie [1950]. PUF, 1999. Coll. « Quadrige », p.112

610.

L’Esquisse à une théorie de la magie, op.cit.,p.102

611.

LÉVI-STRAUSS, Claude. « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss ». In MAUSS, Marcel. Sociologie et anthropologie [1950]. PUF, 1999. Coll. « Quadrige », p.44

612.

Ibid., p.48

613.

Ibid. p.44

614.

TARDITS, Annie. « Le ternaire et la pénombre du symbole ». In DRACH Marcel et TOBOUL Marcel (dir.). L'anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse. D'une structure l'autre. Paris : La découverte, 2008. Pages 197-222.

615.

Note n°1 au bas de la page 50, de l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss, déjà cité.

616.

Ibid., p.49

617.

Nous parlons ici spécifiquement de l’urgence médicale et psychiatrique, mais ce raisonnement serait susceptible de s’appliquer aussi à l’urgence politique.

618.

Patients « spéciaux », « dont on ne sait pas quoi faire » (ni quoi dire)

619.

Qui, aux urgences, concerne plus la médecine somatique (qui exige des gestes techniques et des soins chimiques couramment) que la psychiatrie. Cela ne signifie pas qu’une psychiatrie s’appuyant sur les découvertes de la science médicale (neurobiologie) n’existerait pas. Elle prend davantage place à l’hôpital psychiatrique pour les soins au long cours ou des traitements chimiques fins peuvent soulager des patients. Aux urgences, la psychiatrie, prise dans le temps court, est davantage une médecine relationnelle et sociale.

620.

FREUD, Sigmund. Psychopathologie de la vie quotidienne. Petite Bibliothèque Payot, 1997.

621.

C’est notamment cela qui explique qu’une cure analytique a besoin de temps long, rien que pour prendre conscience de son propre attachement à ses symptômes et ensuite savoir faire avec. Il y a en effet toujours un peu de jouissance à perdre en perdant un symptôme.

622.

LÉVI-STRAUSS, Claude. « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss ». In MAUSS, Marcel. Sociologie et anthropologie [1950]. PUF, 1999. Coll. « Quadrige », p.20

623.

Ce texte est écrit en 1902. Freud publie l’interprétation des rêves en 1900, La psychopathologie de la vie quotidienne en 1901 et Le Mot d’esprit en 1905. Or, ces œuvres sont celles de Freud qui mettent le mieux en lumière le rapport entre désir et ordre signifiant (c’est en tous cas ainsi que Lacan les a lus).

624.

« Chapitre 21 : Le point de capiton ». In LACAN, Jacques. Le séminaire. Livre 3, Les psychoses. 1981. Pages 297-298.

625.

La technique analytique consiste en effet à faire entendre au sujet le discours insu qui traverse son discours conscient. Cette notion de discours insu indique bien qu’il peut exister deux discours en un, preuve (ou conséquence si l’on veut) du fait que flux des signifiants et flux des signifiés ne sont pas arrimés l’un à l’autre mais glissent l’un par rapport à l’autre.

626.

Notamment dans le séminaire 5, Les formations de l’inconscient (1957-1958)

627.

Lacan, in Ecrits, p.805

628.

On observe le sens inverse de ce vecteur par rapport à l’autre : cela représente le fait que les signifiants prennent sens rétroactivement les uns par rapport aux autres, en sens inverse de celui où la phrase s’énonce, en quelque sorte.

629.

On peut renvoyer au célèbre jeu de la bobine décrit par Freud ou il décrit un enfant qui symbolise l’absence de sa mère par l’apparition et la disparition d’une bobine, mouvement auxquels il associe des signifiants. La mère est présentifiée dans le symbolique alors qu’elle est absente en réalité.

630.

Par leurs écarts différentiels ou par les lois de déplacements signifiants qui régissent le langage ; métaphore, métonymie principalement

631.

« La forclusion », conférence donnée par J.-A. Miller à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu de Lyon en 1982, transcrite dans Les Cahiers de la clinique psychanalytique, décembre 1996, n°1

632.

Comme le dit Lacan, page 303-305 du Séminaire 3 : le point de capiton « c'est le point de convergence qui permet de situer rétroactivement et prospectivement tout ce qui se passe dans le discours ».

633.

Puisqu’on l’a vu, la fonction du signifiant flottant est à la fois de prendre acte des limites du symbolique à intégrer tous les membres d’une société et de répondre à cette limitation en acceptant du flottement dans l’organisation normée du social.

634.

C’est pour l’analyse que nous établissons cette distinction chronologique. En réalité, le premier et le second temps sont simultanés. Nous voulons simplement dire que ce qu’on décrit comme le premier temps est un préalable à l’établissement du second. En effet : pas de reconstitution de la médiation singulier / collectif sans retour à un usage à peu près apaisé de la parole.

635.

Lacan a cette formulation qu’on trouve dans beaucoup de ses séminaires et aussi notamment dans les Ecrits (p.840, in « Position de l’inconscient ») : « Le registre du signifiant s’institue de ce qu’un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant ». Cette formulation rappelle la flottance de l’ordre signifiant et le fait qu’un signifiant renvoie toujours à un autre. Du coup, du fait de l’autonomie même de l’ordre signifiant, le sujet échappe toujours à sa représentation parfaite dans un signifiant, mais dans le même temps cela laisse du jeu (comme on dirait d’une vis mal serrée qu’elle a du jeu) pour ne pas être totalement aliéné dans le symbolique et pouvoir faire courir le désir et la représentation de soi d’un signifiant à un autre. Le point d’équilibre entre course infinie des signifiants et représentation de soi figée dans l’ordre du langage est précisément le point de capiton. Cette course métonymique du désir du sujet, sautant incessamment d’un signifiant à un autre est, au fond, le moteur de la parole et du lien à l’autre ce que, précisément, la psychiatre d’urgence tente de réinstituer.