II. Flottance et vacillement des normes aux urgences

Nous allons à présent tenter de montrer que les sujets qui se présentent aux urgences sont dans un rapport complexe à la norme. Un a priori sur les populations reçues aux urgences psychiatrique pourrait laisser imaginer que les recours sont portés par des sujets qui présentent, dans leur comportement fou, un grand écart par rapport à la norme, comme ont pu le laisser entendre nos réflexions sur les « patients-déchets ». Ils sont en fait une minorité. A l’accueil de psychiatrie de l’hôpital général, la détresse adressée aux psychiatres est en réalité beaucoup plus ordinaire. Elle ne renvoie pas à des sujets hors-norme mais plutôt à des sujets qui souffrent d’être prisonniers de la norme, qui se sentent écrasés par le sentiment de devoir accomplir en entier la norme sociale. Ce rapport complexe à la norme a des explications à la fois psychiques et sociales que détaillent bien des auteurs comme Guillaume Le Blanc, Alain Ehrenberg ou encore Christophe Dejours.

La flottance propre à l’urgence, dans les dimensions que nous avons évoquées plus haut, est en mesure de proposer au sujet un rapport à la norme plus apaisé, c’est-à-dire moins rigide.

D’abord, il convient d’être attentif à la composition de la population qui recourt à la psychiatrie dans le cadre de l’urgence générale. Pour cela, il faut faire un détour par notre journal d’observations. La lecture cursive du journal donne un aperçu de ce caractère assez ordinaire des recours à la psychiatrie aux urgences. Les patients ont en effet plutôt un profil névrotique qui prend différents aspects : idées suicidaires, tentatives de suicide, alcoolisation, crise d’angoisse, difficultés sentimentales et relationnelles, dépressions, troubles psychosomatiques, troubles du comportement, difficultés sociales se traduisant psychiquement. Avant de se concentrer sur des analyses plus qualitatives, on peut procéder à une rapide analyse quantitative du profil des patients à partir du tableau récapitulatif des patients rencontrés (voir annexe) :

Ces chiffres indiquent assez bien le fait qu’une analyse de la psychiatrie d’urgence à l’hôpital général doit prendre en compte la question de la norme avec précaution en faisant très attention de ne pas associer trop rapidement urgence et hors-norme. Car les difficultés névrotiques ne viennent pas de la difficulté d’être hors-norme, mais de celle de trouver sa place dans la norme. Ce qui trouble le névrosé, le souffrant ordinaire, c’est de composer avec la norme. Or, dans notre société, notre rapport à la norme a parfois des allures inquiétantes, source de souffrances intenses, que nous allons observer ci-après636.

Dans Les maladies de l’homme normal 637 , Guillaume le Blanc donne un cadre conceptuel très intéressant pour saisir la nature de la détresse des patients des urgences psychiatriques de l’hôpital général. En effet, l’auteur n’a pas une vision mécaniste de la vie sociale, ni de la vie psychique. Cela signifie qu’il évite de considérer que la vie sociale aurait un effet direct sur la vie psychique en provoquant de manière déterministe des souffrances. De même, il y a des souffrances qui s’expliquent par des contextes sociaux mais qui s’expliquent aussi par une faculté, propre à chaque sujet singulier, de produire ses propres symptômes et d’être, dans une certaine mesure, responsable de sa souffrance. La souffrance n’est ainsi ni pur effet du social, ni pur effet du psychique. Le Blanc affirme qu’un sujet qui vit est précisément un sujet en tension et en déplacement chez qui doit s’articuler nécessité de l’identification sociale et poursuite des désirs singuliers. Un sujet chez qui n’existe plus le conflit est un sujet menacé de dépression ou d’anéantissement puisqu’il se retrouve soit tout dans la norme (ce qui est impossible psychiquement), soit tout hors-norme (ce qui est impossible socialement et psychiquement638).

Ainsi, pour comprendre la souffrance de certains sujets, il faut la replacer dans une médiation qui articule, précisément, vie sociale et vie psychique. Ces deux champs dans lesquels vit tout sujet ne sont pas assimilables, ils sont même hétérogènes. Cependant, il existe un nouage initial (qu’on détaillera plus bas) entre dimension collective et dimension psychique de la vie. L’auteur rend compte de ce nouage à partir de la question de la norme et de l’ambivalence du sujet par rapport à elle car celui-ci y est attaché en même tant que se produisent en lui des mouvements de rejets de la norme. Le Blanc observe la manière dont le sujet de la société d’aujourd’hui est mis en difficulté pour construire un rapport à la norme qui lui permette d’accomplir à la fois une vie sociale et une vie psychique acceptables. L’hypothèse de l’auteur est qu’aujourd’hui de plus en plus de sujets sont prisonniers de normes sociales qu’ils tentent de réaliser pleinement, jusqu’à les intérioriser, au lieu de simplement s’y attacher et tenter de les réaliser à hauteur de possibilités subjectives qui n’accomplissent que partiellement l’idéal normatif visé. L’attachement à la norme est en effet suffisant pour réaliser sa vie sociale dans des bonnes conditions en obtenant la reconnaissance d’autrui (je partage un noyau de valeurs et de comportements minimaux avec l’autre qui m’assurent la possibilité de garantir le lien social et d’éviter l’exclusion, le danger d’être hors-norme et de me retrouver seul). L’intériorisation de la norme, en revanche, efface et même interdit la possibilité de jouer avec la norme. Or, le jeu que le sujet peut s’autoriser avec la norme est la place laissée à la vie psychique, c’est-à-dire au désir qui est au fondement de la subjectivation, de l’individuation et de la singularisation de chaque sujet. La vie psychique, les psychanalystes l’ont bien montré, réside en effet dans cette tension dynamique et permanente entre expression d’un désir et nécessité de traverser une norme pour l’exprimer (cette norme étant le surmoi pour Freud, le langage pour Lacan : des instances qui pèsent et contraignent mais garantissent le lien aux autres). La vie psychique, en effet, maintient le lien à l’autre et a donc besoin de se référer à une norme tout en jouant sans cesse avec cette norme par des productions diverses (formations de l’inconscient et autres inventions singulières) qui permettent une expression civilisée de la singularité, c’est-à-dire un frayage du désir dans la norme, une réalisation subjective de la norme qui fait le style de la vie de chacun.

Voilà le cadre général de la pensée de Le Blanc dans son passionnant petit livre. Mais soyons un peu plus précis de manière à bien comprendre son application possible sur les phénomènes observables dans la psychiatrie d’urgence. Notre lecture de l’ouvrage, telle qu’elle nous a semblée pertinente pour l’interprétation de la psychiatrie d’urgence, distingue quatre étapes dans le raisonnement de l’auteur639.

Le Blanc commence par une donnée fondamentale : l’attachement de l’homme à la norme est un fait anthropologique car il se réfère, dans l’histoire du sujet, à des moments fondateurs de la plus petite enfance. Pour l’auteur, la vie de l’enfant à sa naissance se développe dans un état de sujétion. Quand il naît, la vie de l’enfant est tellement fragile qu’il dépend totalement de ses parents. Pour subsister, il doit avoir l’assurance que ceux qui garantissent sa survie ne l’abandonneront pas et ne cesseront pas cette tâche. Ainsi, comme l’estime Le Blanc, « pour persévérer dans son être, [l’enfant] se trouve dans l’obligation de s’attacher à ses parents et d’aspirer par là-même à ce qu’ils exigent de lui »640, c’est-à-dire de se conformer à un mode d’être qui vient de l’autre, autrement dit : réaliser une norme. Ainsi, avant même d’être un sujet singulier, c’est-à-dire de faire l’expérience de son identité propre, l’enfant est en état de sujétion (c’est-à-dire sujet à des normes et ne faisant pas encore l’expérience de la subjectivité). C’est ainsi qu’il est exposé à un ensemble de règles à accomplir, venues de l’extérieur, qui ne correspondent pas nécessairement à la vie biologique qui se manifeste chez l’enfant de manière désordonnée : rythmes de sommeil, exposition aux bruits, à la lumière, à l’obscurité, etc.

Pour Le Blanc (deuxième étape du raisonnement), la subjectivation, l’individuation et la singularisation de l’enfant arrivent donc après l’état originaire d’assujettissement : « l’assujettissement est antérieur à la subjectivation. Tout du moins la subjectivation se fait d’abord dans les limites de l’assujettissement. Elle désigne un assujettissement assumé par un sujet »641. Cela signifie que si la dépendance première de l’enfant par rapport à ses parents construit une donnée fondamentale de tout sujet qui est l’attachement à la norme, les désirs propres de l’enfant qui ne manqueront pas d’apparaître devront se manifester à l’intérieur de la norme salvatrice à accomplir imaginée par l’enfant telle qu’elle est en mesure de satisfaire ses parents. L’enfant fera alors l’expérience de la subjectivité à travers la tension dialectique qu’il éprouvera entre désir de la norme et accomplissement de ses désirs propres. C’est alors la norme, comme unité de mesure, qui rend compte, en quelque sorte, de la teneur de mon désir (par l’écart qu’il manifeste par rapport à la norme). Je deviens sujet quand je fais l’expérience de ma singularité irréductible en passant mon désir au travers du tamis de la norme qui m’est donnée par l’Autre de qui je dépends, pour une large part, dans ma vie. Selon Le Blanc, notre vie affective et sociale après l’enfance est un prolongement perpétué de cette tension entre désir de norme et désir de contrer la norme. L’adolescence et la poésie sont, chacune à leur manière des expériences de cela. Lors de l’adolescence, le sujet toujours dépendant et attaché à ses parents (et donc contraint d’accepter leurs modes et normes de vie pour s’assurer de leur soutien), fait l’expérience de son identité propre en explorant une existence possible vers les limites de la norme. Le poète, pris dans des normes d’expression strictes qui le caractérisent comme poète (rimes, pieds, etc.) rend compte de sa singularité en exploitant les équivoques et figures qui permettent de détourner les lois de la langue poétique (catachrèse, métaphore, métonymie, jeu sur les sonorités, etc.). Il y a d’autres formes plus classiques de jeu entre désir de norme et désir de contrer la norme : c’est par exemple le cas dans le monde du travail où je peux accomplir une activité normée642 (car pour que la tâche à accomplir entre dans une chaîne de production collective elle doit répondre à un protocole – normé, venu de l’Autre – qui met en cohérence les activités), tout en ayant un style personnel au travail qui me donne le sentiment d’exercer singulièrement la tâche qui m’est demandée.

Nous nous approchons peu à peu de ce qui, dans la réflexion de Le Blanc, peut faire écho à la détresse présentée aux équipes de psychiatrie des urgences. En effet, à la suite des développements précédents, l’auteur met en relief le fait que la vie humaine, dans les composantes sociales et psychiques qu’elle à assumer et à accorder, est éminemment vulnérable. En effet, la vie psychique est une contradiction : elle a besoin de la norme pour s’exprimer, mais pour se réaliser elle doit la dépasser, la contourner, la rejeter, la déplaçer. En d’autres termes, la vie psychique est conflictuelle par nature, elle est un jeu de régulation et d’équilibres instables entre des instances liées dialectiquement mais contradictoires. Nous relevons cette phrase de Le Blanc qui nous semble exprimer pour une large part la nature de la vulnérabilité reçue aux urgences psychiatriques : « la vie mentale est hautement vulnérable puisqu’elle dépend des normes pour être mais elle conquiert une épaisseur propre qui la soustrait en partie au jeu des normes qui la produit »643. La fragilité reçue aux urgences est précisément celle qui apparaît quand le sujet en détresse ne trouve plus les moyens de gérer ce précaire équilibre : soit qu’il s’est fondu tout entier dans une norme insupportable, soit que le désir de contrer la norme a fait éclater la norme au point d’angoisser le sujet qui fait alors l’expérience d’être hors-norme, détaché des autres, seul. Pour Le Blanc, de tels états sont susceptibles d’apparaître quand le sujet oublie que la norme n’est jamais absolue et qu’elle accepte des écarts, la vie de chacun ne pouvant se situer que dans ces écarts. Et l’auteur de rappeler ce que disait G. Canguilhem dans Le normal et la pathologique, appliqué à la vie mentale: « La vie mentale est tout à la fois dans la norme et en position d’écart par rapport à elle. L’écart n’est pas hors-norme, mais ce qui accomplit la norme puisque toute norme n’existe que par les écarts qu’elle suscite et tolère »644. En d’autres termes, et nous nous approchons encore du cœur de notre analyse, la vie psychique nécessite la norme, mais à condition d’y introduire du flottement 645 . On retrouve là la dialectique exposée plus haut pour décrire la flottance propre à la prise en charge d’urgence qui combine dans sa définition référence au collectif et nécessité du flottement pour le crochetage de la subjectivité, du désir singulier qui est à la source de la motivation à accomplir sa vie et à y persévérer. Les urgences psychiatriques, qui reçoivent beaucoup de tentatives de suicides marquant un temps d’arrêt, pour le sujet, dans les efforts mis à la persévérance de sa vie, doivent être interrogées à partir de cette réflexion sur le rapport du sujet aux normes. Si Guillaume Le Blanc observait les détresses reçues aux urgences, il les nommeraient certainement des « maladies de l’homme normal ».

C’est en effet la troisième étape que nous avons détachée de la réflexion de l’auteur. Il indique que le contexte socioculturel et socioéconomique actuel est un terreau favorable au développement de pathologies propres à ce que Le Blanc appelle « l’homme normal ». Il s’appuie pour cela sur les réflexions intéressantes d’Alain Ehrenberg (La fatigue d’être soi ; le culte de la performance) et de Christophe Dejours (Souffrance en France ; Travail, usure mentale). Les deux auteurs explorent aussi, à leur manière, les rapports entre vie psychique et exigences sociales qui constituent la médiation problématique que nous interrogeons nous-mêmes au prisme de l’urgence depuis le début de la thèse.

Le Blanc commence par expliquer que, par rapport à la question de la norme, il existe deux types de souffrance.

Il y a d’abord celle qui vient du fait qu’on se sent hors-norme, marginalisé. Il se réfère ici au célèbre ouvrage de Patrick Declerck (Les Naufragés). Pour ces sujets très hors-normes, les possibilités de retrouver une position subjective sans souffrance sont très minces tant leur non-inscription dans les normes les empêche de construire une réalisation subjective des impératifs sociaux, condition de la vie sociale et de la vie psychique. Sans attachement spécifique à une norme qui construit l’appartenance à un groupe social ou au collectif, pas de possibilité, non plus, de construire sa place de sujet dans ce cadre. On rencontre des sujets en errance et dans l’extrême précarité aux urgences, mais ce ne sont pas les plus nombreux646.L’autre souffrance, plus commune et qu’on rencontre de manière beaucoup plus fréquente aux urgences est celle d’un sujet qui a proprement refoulé sa vie psychique pour se rendre prisonnier d’une norme au point de tenter, en s’essoufflant, de l’intérioriser et de l’accomplir entièrement. L’attachement inconditionnel à la norme épuise et fatigue car il est impossible de l’accomplir : cela débouche chez certains sujets sur des formes de dépression ou de mélancolie. Ou alors, le désir contre la norme fait retour d’un coup et cela peut déboucher sur des passages à l’acte de type suicidaire, par exemple. Ce sujet qui vit dans l’attachement exclusif à la norme, Le Blanc le nomme « homme normal » : « l’homme normal est l’homme impersonnel, malade de l’absence de soi que présuppose le fait d’être au plus près de la norme »647. L’auteur en donne une définition assez radicale qui ressemble à un idéaltype mais qui rend bien compte de la souffrance vers laquelle tendent beaucoup de sujets dont on peut penser qu’ils éprouvent des souffrances banales. Le Blanc rend bien compte de ce qui dans l’homme normal le coupe de sa vie psychique au profit d’une existence rêvée et a priori rassurante dans les normes (renvoyant à l’attachement primordial à la norme construit dans l’enfance) : « L’homme normal est l’homme qui est parvenu à justifier sa vie dans les normes au prix d’une désappropriation de la part subjective rétive aux normes »648. Et plus loin : « Il y a un reste à la normalisation psychique et l’homme normal est précisément celui qui s’efforce de faire disparaître ce reste »649.

Il y a peut-être des explications sociales, ou tout au moins psychosociales, à cette évolution contemporaine de l’attachement exclusif de l’homme à la norme. C’est ici que le recours à Ehrenberg et à Dejours s’impose. En lisant ces deux auteurs, on doit cependant prendre garde à ne pas sombrer dans une vision déterministe de la souffrance qui consisterait à expliquer exclusivement le psychique par le social. Ces auteurs doivent simplement nous aider à saisir les coordonnées d’un contexte social favorisant l’attachement inconditionnel des sujets aux normes sociales sans pour autant masquer la part d’implication volontaire ou inconsciente de ces sujets dans un système qui contribue à les abîmer.

En mettant en perspective la neurasthénie de la fin du 19e siècle et la dépression de la fin du 20e siècle, Alain Ehrenberg650 montre que ces deux formes de souffrance aux contours flous (qui n’ont pas de définition claire non plus dans la nosographie psychiatrique) renvoient aux difficultés que connaissent certains sujets (l’auteur, sociologue, parle plutôt d’individus) dans l’accomplissement des normes sociales valorisées à leur époque. Les névroses de l’époque de Freud mettaient le sujet en difficultés face à des interdits intériorisés portant notamment sur la sexualité et qui entraient en contradiction avec des désirs de transgression. Cela pousse Ehrenberg à affirmer que la névrose était un « drame de la culpabilité »651. La dépression moderne, se caractérisant par des symptômes équivalents de fatigue, de tristesse, d’inhibition dans l’action, de troubles psychosomatiques ou encore d’idées mélancoliques et suicidaires, ne renvoie plus à des sentiments de transgression coupable des interdits sociaux, mais au sentiment d’une incapacité à accomplir les valeurs nouvelles de l’individualisme, de l’autonomie et de la performance qui fondent l’estime sociale aujourd’hui. « La mesure de l’individu idéal est moins la docilité que l’initiative », dit Ehrenberg. Il qualifie alors la dépression de « tragédie de l’insuffisance »652. Dans les deux cas, un sujet souffre de ne pouvoir accomplir les exigences sociales. L’époque contemporaine contient tout de même un paradoxe : la société pèse en imposant une norme de valorisation de l’individu ! Autrement dit, le symptôme de l’époque de Freud renvoyait, en quelque sorte, à une angoisse de ne pouvoir être inséré dans le collectif du fait de l’émergence de désirs trop singuliers. Le symptôme renvoyait donc à une sorte de solution civilisatrice, à une solution de compromis pour (se) garantir le vivre-ensemble653. La dépression d’aujourd’hui est aussi peur de défaillance sociale, mais l’accomplissement de la norme sociale consiste, en revanche, dans la nécessité de se passer du collectif, en quelque sorte, et de démontrer à travers son comportement autonomie et performance individuelle. La dépression surgit quand il n’est plus possible au sujet d’accomplir l’exigence sociale de performance individuelle.

Ainsi, si les formes de mal-être peuvent être reliées, sur le temps long de l’histoire des maladies mentales, à la difficulté de certains sujets à accomplir une norme fortement intériorisée, il n’est pas étonnant que notre époque donne à voir des sujets en souffrance psychique faisant le récit de difficultés sociales en rapport avec des situations qui rendent compte de l’échec individuel : travail/chômage, addictions, précarité sociale. Accomplir (être prisonnier de) la norme aujourd’hui, c’est chercher à se distinguer, à s’individualiser en permanence dans les différents espaces du social, à y être performant. Du coup, la souffrance psychique ordinaire n’est plus seulement celle des difficultés rencontrées dans le champ de la sexualité comme à l’époque des grandes hystériques de Freud654 ; la souffrance psychique ordinaire renvoie aussi au sentiment d’un handicap dans l’accomplissement individuel prôné par la société. Les tableaux dépressifs aujourd’hui rendent compte d’une incapacité à produire les normes de la performance individuelle : décrocher de cette exigence, c’est ne plus être valorisé ni reconnu par la société ; abandonner le combat individuel, c’est se retrouver encore plus seul que dans ce combat, c’est risquer de ne plus être du tout dans la société.

Cette réflexion permet peut-être de mieux saisir pourquoi des difficultés de la vie sociale sont souvent exprimées par les sujets qui ont recours aux urgences psychiatriques. Sans y voir de relation immédiate et déterministe de cause à effet, il est intéressant de voir comment les sujets en détresse des urgences se situent dans un contexte social difficile, associant ainsi leurs souffrances à une place précarisée dans la société. Ils évoquent ainsi des difficultés à accomplir les exigences de performance individuelle et de mise en concurrence généralisée entre employés telles qu’elles s’instituent dans le monde de l’entreprise. La vague de suicide de septembre-octobre 2009 à France Télécom est peut-être une manifestation de cela. Même les situations de chômage sont imprégnées de cette norme de réussite individuelle puisqu’il existe des systèmes de sanction vers l’individu quand celui-ci refuse un emploi ou n’a pas montré de « motivation » suffisante à en chercher. Tout se passe comme si la société rendait tout possible et que les chances de réalisation de ces possibles par les individus dépendaient strictement d’eux-mêmes. C’est ainsi qu’Ehrenberg rappelle que le partage permis/défendu qui structurait la personne jusqu’aux années 60 en France, s’est trouvé progressivement remplacé par un partage possible/impossible. Le symptôme dépressif ne surgit plus à l’approche du défendu mais à l’approche de l’impossible à réaliser (plaçant du même coup le sujet dans l’injonction de l’activité et de l’action permanente, source d’épuisement ou de fatigue 655 , comme dit Ehrenberg).

En réalité deux mouvements délétères se superposent : les modalités nouvelles d’attachement à la norme et les exigences de la norme elle-même. L’attachement à la norme sociale n’autorise pas le jeu : il faut la réaliser toute puisqu’on se situe dans une société de la performance qui indique bien, par son nom même, que le ratage est une déviance, qu’une réalisation partielle de la norme est une insuffisance. En outre, la norme elle-même porte l’exigence et le discours de la réussite individuelle. De ce fait, l’état dépressif rend compte d’un lâcher prise à double dimension : j’essuie un échec dans les modalités de réalisation de la norme (alors que je m’y suis épuisé) et sa non-réalisation induit que je vis une situation d’isolement aigu puisque en tentant de la réaliser je me suis enfermé dans un processus d’isolement social appuyé sur les règles de l’autonomie et de la concurrence individuelle qui m’ont fait oublier la valeur du collectif. La norme contemporaine ne valorise pas le collectif en soi : au contraire, elle dit qu’on fait partie du collectif à partir du moment où l’on est un individu souverain. Du coup, c’est un comme les autres qui fonde la notion de collectif plus qu’un avec les autres. On assiste à une disparition de la médiation singulier/collectif puisque cette tension est remplacée par une confusion entre le singulier et le collectif.

Au fond, certains patients des urgences expriment un manque de collectif en manifestant une déception dépressive par rapport à des attentes sociales qu’ils n’ont pas pu réaliser. Par leur demande, ils exigent une autre forme de l’organisation collective qui ne contienne pas en elle-même les germes contradictoires de sa dislocation. On comprend que la proposition selon laquelle faire partie du collectif (en accomplissant une norme) c’est se fondre dans des valeurs de réussite et de performance individuelle a de quoi rendre dépressif, voire fou. Il y a en effet une contradiction entre ce qui promet le sentiment d’appartenance et les moyens qui permettent de le mettre en œuvre puisque l’autre est mon semblable dans la mesure où il est mon concurrent… En somme, la forme du conflit psychique, source de la production de symptômes, a changé : la médiation singulier/collectif n’est plus problématique de la même manière. Dans le cas des névroses hystériques, la question est : comment rester parmi les autres malgré l’horreur apparente de mes désirs dont, pourtant, je me soutiens ? Dans le cas de la dépression contemporaine, la question est : comment rester parmi les autres et accomplir les conditions de l’identification sociale alors qu’on attend de moi que je me singularise au maximum, que je me fatigue à être moi ? C’est ainsi qu’Alain Ehrenberg affirme en forme de synthèse de son propos :

‘« La dépression amorce sa réussite au moment où le modèle disciplinaire de gestion des conduites, des règles d'autorité et de conformité aux interdits qui assignaient aux classes sociales comme aux deux sexes un destin ont cédé devant les normes qui incitent chacun à l'initiative individuelle et à devenir lui-même. Conséquence de cette nouvelle normativité, la responsabilité entière de nos vies se loge non seulement en chacun de nous mais également dans l'entre-nous collectif »656. ’

Ainsi, le sujet contemporain vit une forme de conflit psychique qui touche à sa place dans des activités sociales dont l’exigence contradictoire est de se singulariser et de faire lien à la fois. Le monde du travail est évidemment un espace de projection de ces conflits puisqu’il est un lieu de sociabilité important où les attentes de performances personnelles sont fortes. Par conséquent les situations de chômage sont aussi très difficiles à supporter psychiquement puisqu’elles sont vécues comme un échec à avoir su gérer la forme perverse de la médiation singulier/collectif évoquée plus haut ou comme une incapacité à la mettre en œuvre, à la démontrer, pour s’insérer socialement en (re)trouvant du travail.

On verra plus bas ce qui selon Guillaume Le Blanc peut constituer une clinique de ces souffrances spécifiques et dont on a des exemples aux urgences. Car s’il y a le questionnement, voire la remise en question, toujours possible et saine, des normes sociales sur le plan de la lutte politique, il y a aussi la manière dont le sujet peut s’écarter de la norme valorisée et instituée dans différents champs du social, c'est-à-dire la subjectiver avant qu’elle ne l’assujettisse.

Christophe Dejours, dans son livre Souffrance en France, nous apporte un autre éclairage sur ce qui peut expliquer le phénomène d’attachement inconditionnel à la norme des sujets d’aujourd’hui. Nous considérons la réflexion de l’auteur comme un enrichissement de la pensée d’Ehrenberg en ce qu’il y apporte des éléments de clinique. En effet, alors qu’Ehrenberg prend la clinique de la dépression comme corpus sur lequel il produit une analyse de discours puis des conclusions sociologiques, Dejours fait de la clinique qu’il rencontre sur les lieux du travail la source empirique de ses développements théoriques. Pour analyser la souffrance au travail, Dejours rend compte, comme Ehrenberg, d’un contexte sociopolitique et idéologique qui met dans notre société la logique économique libérale au cœur d’une nouvelle norme. La vie économique est conçue comme une guerre où survivent et meurent des entreprises, où l’on doit accepter des sacrifices au nom de la raison économique qui laisse sur le bord de la route des sujets qui ne sont pas capables de remplir les exigences de rentabilité et de performance à mettre en œuvre pour tenter de gagner les combats de cette guerre. Pour ceux qui restent dans les entreprises, prêts au combat, on exige d’eux toujours plus de rentabilité, de discipline et de don de soi pour contribuer à maintenir la santé, toujours dite fragile, de l’entreprise. Dejours souligne à ce propos toutes les métaphores médicales, chirurgicales et hygiénistes qui qualifient le monde de l’entreprise aujourd’hui où telle structure va être soumise à un « dégraissage » et telle autre à un « décrassage ». Autrement dit, une menace constante pèse sur les employés des entreprises qu’on enrôle dans des comportements sacrificiels délétères au nom de la survie de l’entreprise, toujours au combat, dans le champ de bataille économique. Ainsi, l’investissement subjectif dans l’entreprise, l’attachement à l’entreprise et à ses normes se produit dans des conditions toutes particulières. Pour Dejours, un oubli de soi se produit dans le monde de l’entreprise car l’attachement à l’entreprise et le rapport au travail ne se justifient pas/plus par une quête d’accomplissement subjectif (recherche de sociabilité, sécurité financière pour l’accomplissement de désirs personnels, promesse de bonheur, quête d’un statut social) mais se fondent sur la perspective de lendemains menaçants (disparition de l’entreprise ou de mon poste) qui impliquent un abandon des désirs propres du sujet au profit d’une aliénation aux normes de l’entreprise pour qu’elle survive puisque sa survie est condition de la propre survie du sujet au travail (c’est en tous cas ce que font croire les idéologues de la raison économique). On voit donc bien encore une fois comment le contexte sociopolitique, orienté par une croyance forte dans les logiques économiques libérales comme fondement du bonheur des sociétés, est susceptible d’enfermer des sujets dans l’accomplissement inconditionnel de normes et produire des « hommes normaux », pour reprendre l’expression de Le Blanc.

Cependant, Christophe Dejours, en tant que clinicien, se refuse à observer un rapport déterministe entre un contexte idéologique et la souffrance de sujets, car ce serait cette fois abonder dans le sens d’une raison sociologique toute puissante. Non, Dejours ne cherche pas à traquer dans le modèle politique et économique de notre société toute l’origine des souffrances. Ce serait en effet prendre acte que la subjectivité n’existe pas et considérer l’économie libérale comme un rouleau compresseur des âmes, comme un deus ex machina régissant absolument la conduite des sujets. Pour Dejours, un système ne fonctionne que si des sujets contribuent à le faire fonctionner, même inconsciemment. Selon lui, il n’y a pas que les tenants de la logique libérale et les dirigeants d’entreprise qui contribuent à entretenir ce système entrepreneurial et de gestion des ressources humaines délétère. Les victimes elles-mêmes contribuent au système d’une certaine manière, en adhérant à « la cause économiciste »657. La question de Dejours est alors de comprendre quels sont les « ressorts subjectifs du consentement »658 à participer à un système destructeur et délétère pour la santé physique et psychique. On rejoint là notre problématique de l’attachement à la norme. Dejours pointe ainsi le paradoxe que « c’est par la médiation de la souffrance au travail que se forme le consentement à participer au système »659. Pour Dejours, la question « n’est pas de chercher à comprendre la logique économique, mais de suspendre au contraire cette question, pour concentrer l’effort sur l’analyse des conduites humaines qui produisent cette machine de guerre et sur celles qui conduisent à y consentir, à s’y soumettre »660.

Le modèle théorique de Dejours est intéressant (et nous verrons plus bas qu’il a des résonnances dans des fragments cliniques de notre journal d’observation) : il montre qu’il y a un rapport entre le social, le politique, l’économique et le subjectif mais ce rapport n’a pas un sens précis ni déterminé où un terme du rapport influerait sur l’autre de manière mécanique. Ce rapport est d’ordre dialectique et il ne peut en être qu’ainsi tant les termes du rapport sont de nature hétérogène et ne peuvent s’articuler que sur le plan des représentations et du sens (quel est le sens que le sujet met dans son travail pour lui-même contribuer à un système qu’il répugne et qui le fait souffrir ?). Autrement dit, le système d’organisation de la vie économique et de la vie de l’entreprise est, au mieux, un terrain favorable ou encourageant à l’accomplissement de processus psychiques qui contribuent à l’effacement du sujet et à son attachement parfois pathologique à des normes qui sont contraires au maintien de sa vie physique et psychique. Ce sont ces processus d’aliénation retorse à la norme que Dejours va décrire. Ils concernent et sont investis par des sujets qui ne sont parfois pas en mesure de les supporter : depuis toujours ou à l’usure ; on finit parfois par les rencontrer aux urgences psychiatriques661. A partir de son expérience clinique, Dejours fait ainsi état de ces moments de relâchement des défenses psychiques quand le sujet est épuisé de s’attacher, les yeux fermés (Dejours parle de « stratégies des œillères », de « tête dans le guidon »), aux normes de l’entreprise qui ne lui laissent pas sa place de sujet :

‘« c’est dans ces conjonctures qu’on assiste à des décompensations psychopathologiques. Celles-ci prennent deux formes principales. La première, c’est l’effondrement, le découragement, le désespoir, avec à l’horizon le spectre de la dépression, de l’alcoolisation, voire, comme cela s’observe actuellement de façon sporadique mais non exceptionnelle, le suicide. Le seconde consiste en un mouvement réactionnel de révolte désespérée, qui peut aller jusqu’à des actes de violence, de casse, de fauche, de vengeance, de sabotage… »662.’

Quels sont alors, ces ressorts subjectifs du consentement, ces processus délétères d’attachement exclusif à la norme ultra-exigeante et presque surhumaine (inhumaine) de l’entreprise ? A la lecture de l’ouvrage de Dejours, nous en retenons au moins un car il est susceptible d’éclairer notre réflexion sur les normes et l’urgence psychiatrique.

La grande hypothèse de Dejours qui sous-tend tous les développements de l’ouvrage est que notre société connaît un processus croissant de banalisation du mal qui déconnecte le sentiment du malheur de celui de l’injustice. L’auteur rappelle que le sentiment d’injustice ne peut émerger que si l’on arrive à trouver des responsabilités au malheur. Or, l’idéologie économiciste, s’appuyant sur les théories économiques libérales de liberté du marché, attribue au destin la causalité et l’origine du malheur qui touche les exclus, les chômeurs et les travailleurs qui souffrent de leurs conditions de travail. En d’autres termes la raison économique a pris le pas sur la raison politique : contre qui mener une protestation individuelle ou un mouvement collectif pour réparer l’injustice quand c’est le marché, cette instance impalpable, qui dicte les comportements et a ses propres règles de valorisation ou d’élimination des contributeurs à la richesse de la société ? Comme le souligne Dejours, la raison économique « fait passer pour un malheur ce qui relève en fait de l’exercice du mal commis par certains contre d’autres »663. Dans ces conditions, on peut invoquer la logique économique pour justifier plus de rendement et de performance dans l’entreprise et on peut aussi mieux supporter la précarité et l’exclusion d’autrui comme conséquences automatiques des règles de l’économie qui régiraient le monde comme une main invisible et contre lesquelles on ne pourrait rien664. C’est une banalité que de dire que nous glissons vers une société où le politique s’efface au profit de l’économique. Mais doit-on pour autant regarder ce processus comme une fatalité ? Dejours nous invite à le comprendre en montrant que ce phénomène généralisé de banalisation du mal qui touche particulièrement le monde du travail est aussi le fait de chaque sujet qui y participe, le fait fonctionner ou le maintient inconsciemment alors même qu’il lui est défavorable. Il y a une série de processus psychosociaux qui conduisent à cette posture de banalisation du mal. Nous en évoquerons un, pioché dans les développements de Dejours : il s’agit de ce qu’il nomme le comportement défensif normopathique. Il nous intéresse particulièrement en ce qu’il détaille un processus contemporain d’attachement du sujet aux normes.

Pour Dejours, l’idéologie de la guerre économique est saturée d’un imaginaire de la peur qui contribue à construire un rapport spécifique des sujets à leur travail ou plus généralement à la question de l’emploi (qui concerne donc les travailleurs et les chômeurs). Une menace pèse sur les employés d’être emporté par le processus de précarisation ou d’exclusion sociale. La clinique de la souffrance au travail indique clairement une peur de perdre son statut ou sa place. La peur apparaît ainsi comme une menace venue de l’extérieur (la guerre économique et le spectre du chômage qui agissent selon une logique évidente et naturelle) qui vient faire vaciller le sentiment de continuité qui structure l’identité de chacun au travail. L’image de soi au travail est ainsi toujours ébréchée par le sentiment du risque de perdre sa place. Dejours décline ainsi plusieurs sources de la souffrance au travail : la crainte de l’incompétence, le sentiment d’être contraint de mal travailler car les conditions de travail ne permettent pas la mise en œuvre sereine des compétences, les difficultés à obtenir de la reconnaissance dans un contexte généralisé de peur et donc de concurrence pour préserver sa place. L’époque contemporaine est ainsi marquée par des brouillages permanents de l’image de soi au travail. L’exigence croissante de faire preuve individuellement de ses compétences aboutit à se sentir toujours menacé, en demeure de prouver sa singularité en oubliant la dimension collective (de sociabilité) du travail qui contribue à structurer, par la reconnaissance des autres, les identités symboliques sur le lieu du travail. Comment s’identifier à un métier, à un savoir-faire, à une formation, à mes collègues si je suis mis en demeure de rendre compte, individuellement, de mon travail ? La dimension collective du travail est oubliée et elle rend donc impossible une articulation entre ma singularité (mes désirs : de contestation parfois mais aussi d’invention de ma tâche) et les contraintes collectives du travail (normes de l’entreprise mais aussi relations sociales) qui me permettent de créer ma place au travail. Dejours indique alors que se déploie dans le monde de l’entreprise aujourd’hui une souffrance à deux visages : celle du sujet lui-même qui vit des conditions de travail difficile et une souffrance qu’il qualifie d’éthique et qui « résulte non pas d’un mal subi par le sujet, mais celle qu’il peut éprouver de commettre, du fait de son travail, des actes qu’il réprouve moralement »665. Cette deuxième souffrance est directement liée au délitement du collectif dans le champ du travail : le sujet est parfois amené à mettre en danger son collègue ou son subalterne pour conserver sa propre place.

Cette souffrance à deux visages est insupportable et impossible à justifier. Des sujets vont donc développer des comportements visant à la masquer ou plutôt à se rendre aveugle à son égard666. Les cliniciens du travail observent, vis-à-vis d’elle, des réactions défensives assez courantes chez les sujets concernés. Parmi ces opérations défensives, figure le glissement des sujets vers un comportement de type normopathique. Dejours donne une définition de la personnalité normopathe :

‘« la normopathie désigne des personnalités qui se caractérisent par leur extrême normalité, au sens de conformisme aux normes de comportement social et professionnel. Les normopathes ne comprennent pas pourquoi d'autres ne parviennent pas à s'adapter à une société dont les règles, pourtant, leur semblent relever du bon sens, de l'évidence, de la logique naturelle. Ils réussissent bien dans la société et le travail et se coulent dans le conformisme comme dans un uniforme »667.’

La clinique du travail montre ainsi que pour se protéger de sa propre souffrance et du sentiment douloureux de voir souffrir ou de faire souffrir les autres, le sujet s’invente une personnalité hyper conforme aux attentes de l’entreprise en masquant complètement ce qui le singularise et pourrait l’éveiller à penser sa propre souffrance et celle des autres, par identification. En quelque sorte, le manque de collectif est remplacé par une identification excessive aux normes de l’entreprise, une intériorisation extrême et sans distance de ces normes, pour s’éviter l’identification aux collègues qui jouerait comme révélateur de la souffrance propre du sujet et de celle des autres. Dans la normopathie, le miroir social n’est pas à l’œuvre et est même mis à distance par une opération de substitution de la vie collective par une vie individuelle qui se rassure dans l’exécution intensive des normes qui peut être ressentie comme la réalisation d’un rapport au collectif, mais au rabais, puisque l’autre n’y est pas directement impliqué668. Ce comportement défensif, qui consiste donc à naturaliser les conditions de travail en exécutant à la lettre les protocoles, s’observe dans le monde de l’entreprise chez de nombreux travailleurs qui « gardent la tête dans le guidon »669. En adoptant cette défense (inconsciente) le sujet protège sa place en accomplissant ce que l’entreprise veut de lui (mais il est prisonnier de l’imaginaire de la menace permanente du monde économique) et il « achète l’innocence à bas prix »670 en s’empêchant de penser sa condition et celle des autres. Ici, Dejours fait référence à Arendt dans son analyse du procès Eichmann où celle-ci s’indigne du registre de discours de celui qui organisa, dans l’Allemagne nazie, le transport des Juifs vers leur extermination. Elle se rend cependant compte de la manière dont l’appel au conformisme est un moyen courant de se protéger de l’horreur de soi et de l’horreur des autres. Dejours cite les premières pages de la Vie de l’esprit :

‘« Clichés, phrases toutes faites, codes d’expressions standardisées et conventionnelles ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la réalité, c’est-à-dire des sollicitations que faits et événements imposent à l’attention par leur existence même. (…) C’est cette absence de pensée – tellement courante dans la vie de tous les jours où l’on a à peine le temps et pas davantage l’envie de s’arrêter pour réfléchir – qui éveilla mon intérêt ».’

La normopathie, pointée par anticipation par Arendt chez Eichmann et dans ce qui a fait fonctionner le système nazi, serait alors un comportement défensif consistant en la réduction de la capacité de juger, en la suspension de la capacité de penser autrement que pour la mise en œuvre de protocoles, de phrases et de comportement qui viennent de l’extérieur.

Dejours finit par souligner que le comportement normopathique mis en œuvre pour se protéger, quand il se multiplie et se généralise chez l’ensemble des travailleurs, aboutit à faire fonctionner le système délétère du travail que ces sujets veulent précisément fuir en se réfugiant dans la normopathie. Car, précise Dejours, tout sujet qui exprime un écart par rapport à la norme (et donc un discours critique ou désirant sur la vie au travail) se heurte a ceux qui, massivement, se défendent par la normopathie…

Au final, ce que nous évoque la lecture des travaux de Dejours et d’Ehrenberg, c’est que nous vivons dans une époque qui favorise un attachement pathologique aux normes. Ce que montre Guillaume le Blanc sur le plan de la réflexion philosophique en forgeant le concept « d’homme normal » (prisonnier des normes) se trouve confirmé par l’analyse sociologique et l’analyse clinique.

On pourrait se dire que la recherche d’accomplissement des normes de la société de la performance et que les comportements de type normopathique en entreprise sont des modalités contemporaines d’accomplissement de la médiation singulier/collectif, une nouvelle forme du contrat social qui articule le fait individualiste contemporain avec des manières de se rattacher tout de même à des bribes de collectif pour que la société ou l’entreprise n’implosent pas. Cependant, il nous semble qu’il nous faut avoir une définition plus rigoureuse et exigeante de la médiation. Car peut-on vraiment parler de médiation singulier/collectif quand la définition de la singularité est réduite à l’individualisme et oublie la logique du désir ? De même, peut-on parler de cette médiation en réduisant la notion de collectif à la réussite dans l’accomplissement des normes sociales et professionnelles et en oubliant les logiques symboliques de l’identification, de la reconnaissance et de l’appartenance ? Ce que nous montrent Ehrenberg et Dejours, c’est que notre société appauvrit ce qui fait le lien entre la singularité de chacun de nous et le collectif. En effet, le rapport à la norme n’est pas assimilable au rapport au collectif et la performance individuelle n’est pas assimilable à la singularité désirante. Cet appauvrissement qui crée des avatars de désirs (l’individualisme normé) et de faux sentiments du collectif est source de souffrance pour les sujets. L’accomplissement de la norme devient le gage de l’appartenance au collectif au lieu qu’elle soit simplement une mesure et une référence comportementale à accomplir avec des écarts pour laisser la place à une vie désirante qui prenne acte du collectif mais qui trouve les moyens de s’en accommoder singulièrement.

Nous avons le sentiment que les sujets qui ont recours aux urgences psychiatriques sont à la recherche d’une possibilité de reconstruire la médiation dans des coordonnées anthropologiques, c’est-à-dire qui respectent le fait que l’homme est un animal politique pour qui doivent être reconnues à la fois sa vie biologique et désirante d’une part – ce qui permet de se sentir vivant – et son inscription dans la sociabilité d’autre part comme garantie de reconnaissance symbolique de sa propre existence par l’autre et par les autres. L’accueil de psychiatrie, aux urgences, nous semble donner une consistance au collectif qui ne soit pas réductible à la norme. Aux urgences, en effet, la norme vacille plus qu’elle n’écrase, certainement parce que le signifiant de l’urgence flotte. Aussi, les représentations du collectif émergent de multiples façons qui ne sont pas toujours un rappel à la norme (théâtralisation de l’institution, nous l’avons vu) ou en tous cas à une norme univoque, unique, absolue. De plus, l’accueil de psychiatrie aux urgences reconnaît la logique du désir au fondement de la singularité et lui donne une consistance qui se lit dans la façon dont les psychiatres accueillent et donnent un statut spécifique à la parole des patients.

Avant de poursuivre la réflexion, nous souhaitons illustrer les propos précédents en apportant quelques éléments ethnographiques et cliniques issus de notre expérience de terrain.

Le premier fragment clinique est celui de Madame V. (observation 13). Il s’agit d’une femme très dépressive et mélancolique avec de fortes idées suicidaires qu’elle met à exécution à répétition dans de graves tentatives de suicides qui atteignent fortement sa santé physique. Si la patiente présente quelques troubles du comportement, elle n’est pas folle, elle n’est pas hors-norme et peut tranquillement vivre en société. En réalité, Madame V. nous semble incarner la souffrance de l’homme normal décrite par Le Blanc. Les explications de la patiente sur son état dépressif montrent qu’elle a « décroché » de la société de la performance. On s’aperçoit bien, dans son discours, que sa souffrance est en rapport avec une norme qu’elle voudrait accomplir mais qu’elle ne peut pas réaliser. Sa souffrance ne s’exprime pas dans le registre de la révolte, ce qui serait déjà le signe d’un désir de vie, d’un désir de s’écarter de la norme, mais plutôt dans celui de la fatigue ou de l’épuisement de ne pouvoir réaliser les attentes de la société de la performance. Les quelques propos de Madame V. que nous avons pu relever prennent sens, en creux, par rapport à l’horizon d’être performant. Pour signifier son impossibilité de sortir de son état dépressif (qu’elle met en scène dans la position même de léthargie qu’elle prend sur son lit d’hôpital), elle fait le choix d’une métaphore qui interpelle en affirmant qu’elle « ne remonte pas la pente ». Cette métaphore est certes classique chez les sujets qui cherchent à exprimer l’abattement d’un état dépressif, mais si on la lit au pied de la lettre 671 , on voit qu’elle est typique d’un sujet prisonnier des normes de la société de la performance car elle évoque l’idée d’un effort ascendant, toujours plus exigeant. De même, pour justifier son acte suicidaire, Madame V. dit qu’elle prend des somnifères pour oublier « le quotidien où il n’y a rien à faire ». L’inactivité est l’angoisse typique de la société décrite par Ehrenberg. Autrement dit, Madame V. exprime sa souffrance en référence à une norme sociale qu’il faudrait qu’elle accomplisse sous tous ses aspects, objectif ou chimère vis-à-vis desquels elle a le sentiment permanent et têtu qu’elle échoue. Le conflit psychique prend racine dans la dialectique échec/performance.

Il faut aussi être très attentif à ce qui précède les passages à l’acte de Madame V. Celle-ci fait ses tentatives de suicides au moment même où elle prend la résolution d’aller signer sa lettre de licenciement auprès de son employeur. N’y a-t-il pas, ici, une résonnance avec ce que décrit Dejours ? On peut comprendre ses passages à l’acte de multiples manières, mais il y a en tous cas une sorte d’équivalence mise en acte, mise en symptôme, entre le travail et la mort. Pour Madame V., il n’y a pas d’autres alternatives au licenciement que la mort. Dans la logique de Madame V. se faire licencier c’est équivalent à mourir puisqu’elle peut remplacer la démarche par une tentative de suicide. Aller signer son licenciement, c’est comme aller signer sa propre mort. On voit bien ici comment le monde du travail n’est pas en mesure d’être interrogé ou remis en cause, comme dans le comportement normopathique. Pour reprendre le raisonnement de Dejours, le licenciement est ressenti comme le fait du destin ou de la logique économique. Il n’est alors pas étonnant que la mort, comme métaphore du destin, intervienne comme aboutissement logique chez Madame V. Ce qui permettait certainement à Madame V. de se protéger de la souffrance au travail (le non questionnement et la réalisation à l’extrême – normopathique – d’une norme) est ce qui la pousse aujourd’hui vers la mort : comment envisager autre chose que la mort lors d’une annonce de licenciement quand on n’a jamais eu le loisir de (ou qu’on ne s’est jamais autorisé à) faire jouer la norme en vigueur sur le lieu du travail ? Madame V. incarne pour nous les situations de décompensation décrites plus haut par Dejours.

Plus brièvement, on peut aussi renvoyer aux cas de Monsieur K. (fragment 5) et de Monsieur N. (fragment 12). Ces cas sont singuliers et a priori irréductibles l’un à l’autre. Cependant, ce qui les réunit, c’est que ces deux patients, dans les explications qu’ils fournissent pour rendre compte de leur recours aux urgences, évoquent un sentiment de déqualification sociale. Monsieur K. fait remonter le début de ses problèmes à une perte de reconnaissance au travail ; Monsieur N. pointera dans le récit des origines de son alcoolisme le fait qu’il a connu beaucoup de stress dans son ancien métier de parfumeur. Surtout, il insiste sur son profond sentiment d’insuffisance à ne plus pouvoir aujourd’hui exercer ce métier pour lequel il s’estime d’une grande compétence. Il raconte ressentir cette insuffisance en comparant son ancienne activité aux tâches qu’on lui demande d’accomplir au CATTP pour lesquelles n’est attendue aucune compétence propre. Encore une fois, le stress au travail n’est pas interprété comme une responsabilité de l’entreprise, mais comme une insuffisance du travailleur.

Suite à ces détours nécessaires, il est maintenant temps de reprendre appui plus franchement sur la réflexion de Guillaume Le Blanc. Récapitulons d’abord où nous en sommes. Notre but théorique est de faire se rejoindre ce que nous avons élaboré sur la flottance du signifiant de l’urgence avec l’idée que la plupart des patients de l’urgence sont malades d’être ou d’avoir trop été prisonniers des normes. On a pu montrer, grâce à Le Blanc que le rapport du sujet à la norme, pour qu’il y ait une vie psychique possible, devait se construire dans une dialectique qui préserve à la fois la possibilité de se référer à une norme pour exister parmi les autres, tout en se réservant un espace de jeu vis-à-vis de cette norme, un espace de contestation, une possibilité de détournement singulier, qui permettent de préserver une vie désirante. Et il s’agit vraiment d’une dialectique car : sans norme, pas de désir possible (car la norme est la mesure du désir, en quelque sorte) et trop de norme intériorisée par le sujet équivaut à ne pas laisser de place à l’insertion du désir pour la subvertir (c’est-à-dire la garder comme une référence tout en la retournant).

Constatant qu’aujourd’hui de plus en plus de sujets s’enferment pathologiquement dans la norme au lieu de jouer avec elle dans une tension dialectique attachement/subversion, Le Blanc entrevoit une clinique de l’homme normal672 qui consisterait, pour le sujet, dans un réaménagement de son rapport à la norme qui soit une ouverture nouvelle sur sa vie psychique et désirante.

Nous arrivons alors au terme de notre raisonnement où nous faisons l’hypothèse que la clinique des urgences est la clinique de l’homme normal décrite par Le Blanc pour autant qu’elle laisse flotter le signifiant de l’urgence. Autrement dit, la vision que Guillaume Le Blanc propose de la clinique de l’homme normal est en mesure de constituer un modèle interprétatif pertinent de l’accueil de psychiatrie aux urgences. Reste à savoir où il est possible d’introduire la notion de flottance que nous avons forgée plus haut dans les formulations de Le Blanc.

Pour l’auteur, une clinique qui permette à un sujet de sortir de sa condition d’homme normal673 consiste en une opération bien précise :

‘« une clinique de la souffrance psychique ne pas consister simplement à soulager l’individu en lui donnant les moyens de se réadapter aux normes en vigueur dans une société. Elle n’est pas une technique de réadaptation mais plutôt un protocole d’aide, émergeant de l’intérieur d’une souffrance, destiné à soutenir à nouveau une créativité de la vie psychique et ainsi susciter les conditions d’une vie non pas normale mais d’une vie pouvant être menée dans les normes mêmes que la vie psychique est parvenue à créer ».674

Prenant appui sur ses éléments de réflexion précédents, Le Blanc milite pour une clinique qui n’aboutisse pas à normaliser la vie, qui ne prescrive pas, mais qui permette au sujet en détresse d’élaborer une version singulière des normes qui structurent l’appartenance au collectif. Cette définition de la clinique nous semble désigner exactement ce qui se produit dans l’accueil d’urgence en psychiatrie. La proposition, par les psychiatres, du signifiant flottant de l’urgence indique au sujet qu’il faut bien se référer à une norme mais que celle-ci ne doit pas venir seulement de l’extérieur. En quelque sorte, l’urgence est prononcée par l’Autre qui lui donne sa valeur de norme, de lien au collectif, mais c’est le sujet qui capitonne le sens de l’urgence pour élaborer une version singulière de la norme et y introduire son désir. Mais alors, l’orientation vers telle ou telle structure de soin que le psychiatre donne au sujet n’est-elle pas une prescription, une normalisation de la vie, où c’est l’autre qui sait, à la place du sujet, ce qui sera bien pour lui ? Nous ne le pensons pas et il est encore possible, pour le montrer, de renvoyer au fragment clinique de Monsieur A. (n°11) où la solution du morceau de papier, inventée par la psychiatre, reconnaît le désir d’errance de Monsieur A. Il est bien clair qu’ici la psychiatre n’a pas répondu à un appel bien pensant de l’Autre, mais bien au désir du sujet, car quelle norme sociale édicte qu’on peut laisser un homme errer ? La psychiatre a fait vaciller la norme sociale qui « interdit » d’avoir la responsabilité de laisser autrui dans l’errance et la précarité pour construire une clinique au plus près du désir du sujet, c’est-à-dire qui laisse le droit à l’errance tout en donnant les signes de l’existence du collectif. De ce point de vue, et contrairement à beaucoup d’idées reçues sur la clinique psychiatrique675, l’accueil d’urgence en psychiatrie nous semble un moment et un lieu de vacillement des normes au sein de l’espace public.

En somme, la clinique de l’homme normal et la clinique des urgences mettent en rapport la question du sens et celle de l’identité comme deux termes indissociables. Guillaume Le Blanc pointe bien cela en affirmant que l’enjeu d’une clinique où la souffrance mêle psychique et collectif est de redonner au sujet la possibilité de construire un nouveau sens des normes (qui s’échappe de l’univocité et intègre la torsion singulière d’un dit social) : « Une clinique de l’homme normal peut redonner à ce dernier la possibilité d’un nouveau sens des normes et contribuer ainsi à rendre possible une nouvelle expérience de soi dans les normes en suscitant des expériences psychiques inédites »676. Aux urgences psychiatriques, c’est le travail des clinicien de révéler au sujet la possibilité de ces expériences psychiques. C’est relever un lapsus (cas de Justine, de Monsieur L.), c’est révéler des comportements répétitifs (Monsieur N.) comme des expressions du psychisme et du désir non reconnues par le sujet et qui pourtant sont un point d’appui de l’identité singulière. Les urgences psychiatriques sont une voie de réhabilitation de l’identité du sujet où il lui est permis d’entrevoir (c’est fugace, c’est l’urgence) que le sens de sa propre identité s’élabore par une référence aux normes et par une attention à son désir qui se faufile dans ces normes :

‘« Jusqu’à un certain point, l’identité se fonde sur le déploiement des normes qui lui donnent consistance et cohérence. Jusqu’à un autre point, cependant, l’identité ne vaut que comme une ruse destinée à desserrer l’étau de normes trop contraignantes »677.’

Le desserrage de l’étau des normes évoqué par Le Blanc désigne pour nous deux choses : c’est le désir de cela qui a provoqué le recours du sujet aux urgences (l’étau serrait trop fort) et c’est aussi la fonction de l’accueil d’urgence en psychiatrie. Pour Le Blanc, le desserrage de l’étau est une opération de subjectivation, « une opération d’individuation rendue possible par le flottement des normes »678. Il nous semble que les psychiatres prennent acte de la nécessité du flottement des normes dans l’urgence, précisément à travers ce que nous avons évoqué dans la conceptualisation de la flottance de l’urgence.

Notes
636.

Pour des considérations plus qualitatives, je renvoie à mon journal aux moments où je prends conscience, envers mes préjugés, de la banalité de certains recours aux urgences. J’y fais référence à l’observation 2 (page 18 notamment, où je tente de mettre en tension ordinaire et spectaculaire aux urgences) et l’observation 9 (page 55 notamment où je réfléchis à la notion du quotidien dans l’urgence). Le quotidien et la banalité sont des notions refoulées chez les acteurs de l’urgence. Je m’en suis aperçu à la suite de l’étude sur la contention évoquée au chapitre précédent et dont on peut retrouver le compte-rendu en annexe. Une des questions que je posais tentait de dégager ce qui attachait les infirmiers au service : dans la plupart des cas, la réponse était que les urgences permettaient d’éviter la routine et le quotidien. Cependant, à y regarder de près, les détresses présentées aux urgences sont très ordinaires et répétitives. Les cas exceptionnels (et qui permettent de définir l’urgence comme un état d’exception) représentent environ 2% des recours (Voir DANET, François, La quête de professionnalisation de la médecine d’urgence, Thèse de Doctorat Paris 7, 2006).

637.

LE BLANC, Guillaume. Les maladies de l'homme normal. Vrin, 2007. Coll. « Matière étrangère ».

638.

Car sans référence à une norme, le désir ne peut vraiment trouver son sens. Le désir trouve son sens et sa dynamique dans le manque, lui-même provoqué par l’insertion du sujet dans des normes (voir les développements de Lacan sur la dialectique du manque et du désir, déjà évoquée plus haut dans le commentaire du premier graphe du désir).

639.

Il s’agit donc d’une lecture personnelle à laquelle ne réduit pas la pensée très fine et très référencée (auprès de grand auteurs de philosophie) de Guillaume Le Blanc. Elle n’en n’est pas pour autant infidèle.

640.

LE BLANC, Guillaume. Les maladies de l'homme normal. Vrin, 2007. Coll. « Matière étrangère », p.42

641.

Ibid., p.43

642.

D’autant que le travail réinstaure l’angoisse primitive de compter sur l’extérieur pour vivre (on travaille et on s’attache à son travail pour vivre comme le nourrisson s’attache à ses parents pour vivre).

643.

LE BLANC, Guillaume. Les maladies de l'homme normal. Vrin, 2007. Coll. « Matière étrangère », p.46

644.

Ibid., p.46

645.

Le Blanc utilise notamment le mot p.159 en indiquant que « l’opération d’individuation est rendue possible par le flottement des normes ».

646.

Le Blanc n’approfondit pas la question et nous renvoyons au chapitre précédent sur les « patients-déchets » dans lequel nous mobilisons le travail de Declerck.

647.

LE BLANC, Guillaume. Les maladies de l'homme normal. Vrin, 2007. Coll. « Matière étrangère », p.99.

648.

Ibid., p.89

649.

Cette question du reste n’est pas étrangère à la question de l’urgence comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent sur le réel de l’urgence psychiatrique qui se manifeste chez les « patients-déchets ».

650.

Dans EHRENBERG, Alain. La fatigue d'être soi : dépression et société. Odile Jacob, 1998. Nous proposons une lecture orientée et non exhaustive de l’ouvrage de l’auteur qui a pour but d’éclairer notre réflexion sur le rapport entre normes et urgence.

651.

Ehrenberg, La fatigue d’être soi, op.cit., p.27

652.

Ibid., p.17

653.

C’est notamment la logique décrite par Freud dans Malaise dans la civilisation où symptômes et sublimation chez les sujets sont considérés comme des manifestations de la médiation, des solutions de compromis entre une nature (biologie, sexualité, pulsion) qui pousse la vie du sujet et les nécessités sociales qui la contraignent.

654.

Attention : la sexualité restera toujours au cœur des formations névrotiques en ce que l’ordre biologique ne sera jamais réductible à l’ordre symbolique. Mais notre réflexion porte ici sur les souffrances issues du rapport problématique du sujet aux normes sociales. A l’époque de Freud, le rapport du sujet à la sexualité se superposait à la problématique du rapport su sujet aux normes sociales. Preuves en sont les vagues d’indignation qui suivaient les parutions des travaux de Freud. On sait par exemple qu’il retarda la parution du Petit Hans tant il était conscient que la société autrichienne n’était pas en mesure d’accepter ses théories sur la sexualité infantile.

655.

Le terme choisi par Ehrenberg est intéressant car au-delà du fait qu’il s’agit d’un signifiant très couramment utilisée au quotidien, il est aussi connoté dans le champ médical, notamment en psychiatrie comme symptôme.

656.

La Fatigue d’être soi, op.cit., p.10. Attention : la question n’est pas non plus d’avoir la nostalgie d’une société disciplinée ou disciplinaire. La question est plutôt de comprendre que les sujets vivent et souffrent non plus avec des interdits, mais avec des libertés qui donnent une autre forme au lien social.

657.

DEJOURS, Christophe. Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale. Seuil, 1998. Coll. « Points », p.22

658.

Ibid., p.16.

659.

C’est ce que nous allons développer plus bas sur la question de la normopathie qui est une réponse paradoxale à la souffrance au travail : le sujet trouve un moyen de se protéger mais ce moyen entretient le système dès lors qu’il est adopté collectivement.

660.

Souffrance en France, op.cit., pp15-16

661.

Je renvoie ici, au-delà de ce qui sera mis en relief à partir de mon journal ethnographique, au passionnant documentaire de Marc-Antoine Roudil et Sophie Bruneau : Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés qui montre des entretiens cliniques dans un service de consultation médicale à Nanterre consacré à l’accueil de la souffrance au travail. On y voit bien, dans le discours des patients, l’attachement subjectif à des conditions de travail qui sont en même temps source de souffrance psychique intense.

662.

Souffrance en France…, pp. 177-178

663.

Ibid., p.23

664.

Ce sentiment de fatalité se retrouve bien dans l’expression « à la guerre comme à la guerre » qu’entend Dejours dans ses consultations et qui laisse entendre, encore une fois, l’idéologie de la guerre économique à laquelle adhèrent les sujets souffrant au travail.

665.

Souffrance en France, op.cit., p.44

666.

On est là proche de la définition psychanalytique de la défense qui consiste à refouler et dénier les manifestations du réel (pulsion) pour assurer l’illusion de continuité symbolique du moi. Ici, c’est le réel du travail, en quelque sorte, contre lequel le sujet se défend pour maintenir du mieux possible une identité symbolique au travail ultra fragilisée aujourd’hui.

667.

Souffrance en France, op.cit., p. 164

668.

Puisque les normes à accomplir se réfèrent au poids du destin, à une causalité puisée dans les logiques économiques dont personne ne serait responsable.

669.

Et qui finissent parfois par s’épuiser et se déprimer à accomplir un travail sans désir. Ce sont ces sujets qui arrivent en consultation de médecine du travail ou aux urgences psychiatriques quand une manifestation de leur désir a sans doute ébranlé la résolution normopathique.

670.

Souffrance en France, op.cit., p. 172

671.

Lire le discours des patients au pied de la lettre est une recommandation clinique récurrente chez Jacques Lacan. Cela permet de dégager les expression galvaudées de leur signification sociale pour mieux y entendre la vérité du sujet qui a employé cette expression plutôt qu’une autre et qui s’institue donc dans le symbolique de manière singulière.

672.

Chapitres 10 et 11 des Maladies de l’homme normal, op. cit.

673.

Et qu’il devienne un homme ordinaire, c’est-à-dire un homme qui peut vivre dans un ordre sans y être aliéné ni sans prétendre à l’exceptionnel, c’est-à-dire à s’en détacher complètement. Le Blanc développe cette idée dans Vies ordinaires, vies précaires (Seuil, 2007). Il se réfère notamment à la psychanalyse freudienne. Dans l’exposé des cas comme Dora ou le Petit Hans, Freud rend compte du travail du psychisme qui se manifeste par le frayage de la sexualité dans le langage et les normes. La figure du frayage rend bien compte d’un avec et contre les normes à la fois. Dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud rend compte aussi que la vie ordinaire, en apparence la plus banale, regorge de manifestations acceptées (parce que masquées) du désir.

674.

Les maladies de l’homme normal, op. cit., p.134

675.

Trop de travaux cherchent à montrer, avec des œillères à notre avis, les aspects punitifs de la psychiatrie. Cette thèse s’élève contre cette proposition globalisante qui s’appuie, selon nous, sur la puissance de l’audience des travaux de Foucault et de Goffman dans le champ des sciences sociales qui n’ont sans doute pas toujours été bien lus.

676.

Les maladies…, op.cit., p.143

677.

LE BLANC, Guillaume. Vies ordinaires, vies précaires. Seuil, 2007. Coll. « La couleur des idées », p. 210

678.

Les Maladies de l’homme normal, op.cit. p.159