III. Des considérations sur la flottance de l’urgence aux questionnements sur le statut de la parole à l’hôpital : narration de sa vie par le sujet et risque de sacralisation de la parole

Les développements précédents ont montré que la clinique, aux urgences psychiatriques, ne se fait pas sans le sujet. En effet, faire flotter les signifiants ou faire vaciller les normes comme conditions d’accueil du sujet, c’est lui donner une place à occuper à l’intérieur même de l’accueil institutionnel. Il nous semble que cette place, c’est celle d’abord de la parole et, au-delà, de manière plus générale, celle de la communication.

La question de la place de la communication à l’hôpital, et surtout de la façon dont elle intervient dans le soin, est primordiale. Elle débouche en effet sur des questions à la fois épistémologiques et politiques.

Sur le plan de l’épistémologie : on se rend compte que le champ de la santé peut être le théâtre de la réactivation de débats théoriques autour de la nature de la communication et de la définition de la vérité.

Sur le plan politique : centrer l’intérêt de l’analyse de la psychiatrie d’urgence sur la place donnée à la communication et sur les modalités d’émergence de la parole dans un lieu de l’espace public qu’est l’hôpital implique de penser la manière dont la parole, précisément, peut-être susceptible ou non de devenir une médiation de soin instrumentalisée ou instrumentalisable. Didier Fassin propose notamment un point de vue intéressant sur la manière dont la promotion du soin par la parole peut être une forme de gouvernement des sujets par l’écoute679. On tentera d’indiquer où se situe, de ce point de vue, la psychiatrie d’urgence, porteuse à la fois de la fonction politique de l’hôpital (dont le signe le plus voyant est la possibilité de contraindre la liberté de certains patients après les avoir écoutés) mais qui nous semble défendre une posture éthique dans son rapport à la parole et à la vérité (qui peut se lire, notamment, dans la manière de s’adresser à la police et d’accueillir les demandes des forces de l’ordre).

L’appel à la psychanalyse, à l’anthropologie, à la philosophie et à la sociologie comme nous venons de le faire dans ce chapitre pourrait laisser croire à un égarement méthodologique et épistémologique. Qu’est-ce que cette thèse donc à voir avec les sciences de l’information et de la communication ? Elle y est pleinement inscrite nous semble-t-il. Le choix de l’interdisciplinarité680 que nous avons fait depuis le début de la thèse ne doit pas faire écran aux conclusions que nous tirons sur la possibilité et la pertinence de rendre compte de la psychiatrie d’urgence en termes de communication. Au terme de chacune de nos réflexions, nous pensons avoir abouti à une rationalisation du phénomène que nous observons en termes de communication. Tout comme l’approche topologique (Chap. 1) ou l’approche par l’efficacité symbolique (Chap. 2) ou encore l’approche par les aspects tragiques et théâtraux de l’urgence (Chap. 3), la présente approche par la notion de flottance met au cœur de la psychiatrie d’urgence la question du sens et de la communication. L’approche multifocale que nous avons choisie cherche à montrer que la psychiatrie d’urgence problématise la question de la communication sous plusieurs angles : elle dialectise l’espace et la communication (Chap. 1) ; elle dialectise l’imaginaire et la communication (Chap. 3, entre autres) ; elle dialectise le symbolique et la communication (Chap. 2).

Ici, l’axe de lecture de l’urgence psychiatrique par la question de la flottance du signifiant de l’urgence distingue à nouveau deux manières d’exercer le soin à l’hôpital public entre somaticiens et psychiatres.

Nous avons pu voir que somaticiens et psychiatres s’opposent dans la manière de laisser flotter le signifiant de l’urgence. On peut aller plus loin en disant qu’entre ces deux postures de soin, la communication n’est pas envisagée de la même manière.

Dans le cas de l’adhésion à la médecine scientifique (plus couramment invoquée par les somaticiens), le signifiant de l’urgence flotte peu et le médecin attend que le patient fournisse quasiment une expression de son symptôme dans les termes de la médecine. Selon la vision de la communication ici privilégiée, qui rappelle les utopies de la communication bine analysées par Philippe Breton681, la communication n’est qu’un outil de transmission d’information, elle est transparente et peut se réduire à l’énoncé. En quelque sorte, le somaticien est en attente de l’énoncé, du mot-clé, ce qui ne problématise pas du tout la place du patient dans le langage en situation de s’adresser au médecin. Ainsi, les aspects psychiques et sociaux de la souffrance ont tendance à être évacués, ou plutôt à être mal entendus, du fait même de la définition de la communication qui sous-tend cette conception de la relation thérapeutique.

Dans le cas de l’approche du soin par les psychiatres, le signifiant de l’urgence est laissé flottant. En termes de communication, cela signifie qu’il n’y a pas d’attente spécifique sur le plan de l’énoncé (puisque tout peut se mettre, a priori, sous le signifiant de l’urgence). L’énoncé est ici le contenant de l’énonciation, celle-ci intéressant au plus haut degré le psychiatre dans l’orientation de ses décisions cliniques. Autrement dit, la communication n’est ici pas considérée comme transparente. Au contraire, la posture de la psychiatrie est de prendre acte de la difficulté du sujet à s’insérer dans la communication, ce dont rend compte sa mise en œuvre personnelle du langage, c’est-à-dire son énonciation, ou sa parole.

On voit ainsi bien comment un débat théorique fort dans le champ des SIC sur la transparence ou l’opacité de la communication, sur sa technicisation, prend consistance pour lire des postures soignantes divergentes aux urgences (qui ont leur efficacité propre, chacune, nous le répétons). Le statut de la parole et de la communication aux urgences de l’hôpital public connaît donc des variations qui signent le fait qu’on privilégie 682 soit la dimension technique du soin, soit la dimension psychique et relationnelle du soin.

Plus loin, ce débat sur les conceptions implicites de la communication repérables chez les acteurs du soin renvoie à celui du statut et de la nature de la vérité dans le champ de la médecine. Nous retrouvons ici ce que nous avons déjà constaté sur ce qui constitue la frontière entre vérité du sujet et vérité de la science dans le champ de la médecine qui a à faire, en permanence, à la mise en œuvre d’une articulation entre le discours de science et les manifestations irréductibles de la subjectivité.

Au cours de nos réflexions, nous avons donc questionné la psychiatrie d’urgence au prisme de la communication et en comparaison à la logique de la médecine somatique. Nous lui avons, en quelque sorte, octroyé sa spécificité communicationnelle. Il faut désormais s’interroger, notamment sur le plan politique, sur le fait même que le soin psychiatrique s’institue par la communication. Le fait qu’il s’institue par la communication en fait-il un pur fait de communication ? Sinon, qu’est-ce qui vient contredire cette proposition ? Que penser du statut donné à la parole et à la communication dans le soin psychique à l’hôpital : que signifie, en effet, raconter sa vie dans une institution de l’espace public qui a aussi, sous certains aspects, du pouvoir ? La communication a-t-elle le même statut ici et dans le cabinet privé du psychanalyste ? Certainement pas, c’est ceci que nous voudrions maintenant discuter.

Pour éclairer ce débat sur la dimension politique du soin en tant que celui-ci s’institue par la communication, nous ferons d’abord appel à deux auteurs. Il s’agit de Guillaume Le Blanc683 et de Judith Butler684. Il nous semble que pour eux le soin qui engage le sujet par l’énonciation a une dimension nécessairement politique. En réalité, c’est Guillaume Le Blanc, en réfléchissant à ce que pourrait être une clinique des précaires – comme celle qui concerne les personnes qu’on rencontre aux urgences psychiatriques –, qui fait appel à Judith Butler. Pour Le Blanc, le problème des précaires est qu’ils sont « sans voix », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de récit propre pour se caractériser qui puisse à la fois leur donner une place dans la société et qui les institue comme sujets singuliers (en tous cas en faisant l’expérience du clivage qui distribue l’identité du sujet entre l’identification aux autres et la part irréductible et désirante de son identité). Du coup, une clinique adaptée à ce genre de population met en place la possibilité, pour le sujet, qu’il se construise une identité narrative (le concept est repris à Butler, lectrice de Lacan, dans Le récit de soi). Pour Le Blanc, l’entrée dans une activité de narration de soi vers un autre (ce qui est en définitive proposé dans la psychiatrie d’urgence, mais aussi dans tous les dispositifs cliniques qui donnent la parole au sujet, qui instaurent une relation de transfert) institue proprement un « homme relationnel », c’est-à-dire un homme qui fait l’épreuve de sa singularité par le fait même qu’il est d’abord un être de relation, où l’Autre est en lui avant même qu’il ne parle. Le Blanc insiste sur ce qui peut permettre l’émergence d’une identité narrative, et il nous semble que cela correspond tout à fait à la posture de la psychiatrie aux urgences où l’on voit bien que le soin a une dimension politique dans la mesure où il est une œuvre de rattachement du sujet au collectif par le biais de la parole et de la communication. Lisons l’auteur :

‘« Que signifie restaurer la voix du précaire ? Aucunement parler à sa place mais lui permettre de retrouver un accès crédible à la parole. C’est uniquement grâce à l’audition effective du précaire dans la clinique que le précaire peut croire à nouveau en sa voix, croyance sans laquelle aucune identité narrative ne peut être maintenue. Les mots du précaire ne défont pas les maux sociaux ; ils les reconfigurent en un récit de vie auquel peut s’accrocher à nouveau une identité narrative »685.’

Il nous semble que le soin des précaires envisagé de manière théorique par Le Blanc correspond bien au travail pratiqué dans la psychiatrie d’urgence, dont nous avons fait l’expérience dans notre enquête ethnographique. Les propos de Le Blanc rendent en effet compte à la fois de la flottance de l’accueil d’urgence (ne pas parler à la place du sujet, lui laisser disponible la signification de l’urgence) et de l’idée que dans l’expérience clinique, le sujet capitonne le social avec sa singularité (la reconfiguration, par les mots, des maux sociaux ; l’idée de reconfiguration en elle-même renvoie à ce que nous évoquions sur le travail qui se joue aux urgences avec et contre la norme).

Le Blanc va un peu plus loin et indique que la situation clinique consiste dans l’élaboration d’un « texte à deux », entre le sujet en détresse et le clinicien. Nous avons en effet bien montré que ce qui distingue le dispositif de la cure analytique de celui de l’urgence est bien que le rôle du psychiatre aux urgences est de proposer des signifiants (flottants, sans signifié, ceux-ci étant à construire par le patient) alors que l’analyste est plutôt dans une posture de simple ponctuation et d’orientation de la parole du sujet pour lui faire entendre la part insue de son discours, ce qui se trame à travers l’apparente cohérence et clôture du langage686. Voici ce que dit Le Blanc :

‘« La co-élaboration du récit de vie de l’homme précaire ouvre un lieu de parole qui permet en retour de modifier le texte initial [celui dans lequel l’homme précaire s’enferme sans pouvoir faire une expérience de lui-même : le monde des normes inconditionnelles, par exemple] et d’opérer des déplacements sans lesquels la vie de l’homme précaire reste bloquée. La production d’un texte à deux est la condition d’un retour de la voix à partir de laquelle on peut envisager d’agir contre la précarité ».’

Les urgences psychiatriques nous semblent constituer ces lieux de parole où s’élaborent des récits qui se constituent par des phrases entamées par les cliniciens (qui y mettent une dose de collectif) et achevées par les patients qui, selon le modèle du point de capiton de Lacan, les capitonnent singulièrement687 en leur donnant un sens rétroactivement. Rendre compte des faits de communication qui se produisent lors des entretiens par la question de la narration de soi ou du récit se justifie pleinement dans la mesure où la trace, l’archive du passage du patient dans l’institution est un récit. Nous renvoyons pour cela aux analyses du DMU dans le journal d’observation (observation 5 et observation 8). Nous avons d’ailleurs noté que ce récit était un mélange de phrases du psychiatre et de phrases du patient non modifiées (reprises au pied de la lettre) ou alors simplement changées par la contrainte de l’expression au style indirect ou indirect libre.

Mais cette effectivité du soin qui se réalise dans une situation de communication, par la parole ou le récit, est-elle toujours vérifiable ? C’est ici que le questionnement politique de la psychiatrie d’urgence prend une autre tournure. Jusqu’ici, nous voyions l’institution du soin par la communication comme une manière, pour le sujet, de restaurer le clivage fondamental nécessaire à sa vie sociale et singulière. Par la construction d’un récit sur moi-même, adressé à l’autre, je refais l’expérience structurante du miroir à partir de laquelle est permise l’identification à l’autre, une place dans le collectif, et à partir de la laquelle je fais l’expérience de mon désir, de ce qui est irréductible à l’autre. Le politique était ici problématisé autour de la question de l’appartenance. Politique et désir se mesuraient mutuellement dans l’expérience du miroir688.

Suite à cela, il faut se questionner sur le politique, non plus à partir de la question du lien social, mais à partir de la question du pouvoir.

Premièrement, il n’y a pas de relation automatique ni de cause à effet entre le fait de parler, de produire un récit sur soi et celui d’alléger ses souffrances. Cela, même la psychanalyse, qui centre son efficacité thérapeutique autour de la cure par la parole, le dit. Parler est une condition nécessaire mais pas suffisante pour que quelque chose se passe sur le plan thérapeutique. Autrement dit, si l’on se pose la question du pouvoir que la psychiatrie serait susceptible de retirer de son maniement des mots, il faut être prudent. En effet, nombreux sont les discours, même scientifiques, qui voudraient faire de la psychiatrie une pratique répressive. On se demande si cette facilité interprétative ne prendrait pas racine dans une peur ancestrale du fou furieux. En interprétant la psychiatrie comme répressive on réalise imaginairement le fantasme qu’elle le soit pour être protégé du fou, sous couvert de protéger soi-même le fou en dénonçant la psychiatrie… Certes, il ne faut pas fermer les yeux sur le fait que les psychiatres ont le pouvoir de prononcer, sous des modalités législatives très particulières qui indiquent qu’ils n’ont pas tout pouvoir non plus, des hospitalisations sous contrainte. Ces décisions arrivent souvent suite à des faits (violence contre autrui ou passage à l’acte contre soi-même) mais aussi suite à la simple écoute de la parole du patient (propos délirants ou suicidaires d’un patient qui refuse de se faire hospitaliser). Du coup, soigner par la parole ne signifie pas soigner sans pouvoir, en effet.

Cela dit, il faut se méfier d’une théorie trop performative du langage et il faut voir, sur le terrain, ce qu’il en est. Le grand constat à faire, c’est celui de la répétition, du recours répété de certains patients aux urgences. Je renvoie ici à notre étude statistique, placée en annexe, sur les recours au service d’urgence psychiatrique de l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu où nous avions fait apparaître qu’il existait une véritable population de « chroniques de l’urgence ». Nous renvoyons aussi à la quatrième colonne de notre tableau récapitulatif des patients rencontrés au pavillon N. On s’apercevra combien certains patients sont des habitués du service. Cela signifie plusieurs choses. D’une part, il n’a pas suffi que les patients soient accueillis, parlent, ou dialoguent avec un psychiatre pour que leurs souffrances s’évaporent. D’autre part, Freud et Lacan l’ont montré, le symptôme, dans le champ psychique, s’inscrit dans la répétition. La cure par la parole n’a d’efficace qu’à partir du moment où le sujet veut bien céder sur son symptôme (dont il a un bénéfice secondaire souvent) au gré d’un déplacement (d’ordre signifiant souvent, c’est pour cela que la parole est primordiale dans le soin) du désir ou de la libido qui pose problème vers un autre objet que le corps propre. Enfin, il arrive que la prise en charge d’urgence échoue à long terme du fait des contraintes institutionnelles. Le suivi thérapeutique dans le champ du psychisme doit se faire sur le temps long mais les orientations proposées par les psychiatres urgentistes aux patients ne sont souvent pas investies. Un transfert peut se produire entre patients et psychiatres, mais il devra être « transféré » vers un autre collègue, à l’extérieur du service d’urgence.... De plus, les files d’attentes dans les institutions de soin psychiques sont très longues. Il faut à un CMP des délais de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois pour accueillir un patient en demande de soin psychique à la sortie des urgences, voire même d’une hospitalisation. Le désir de soin a le temps de s’éteindre et les raisons du symptôme qui ont émergées aux urgences ont dès lors le temps d’être refoulées par le sujet.

En somme, la narration de sa vie aux urgences est une condition nécessaire dans l’accueil de la détresse psychique mais n’est ni suffisante ni toute-puissante dans l’allégement de la souffrance ou dans le devenir du sujet.

Deuxièmement, il ne faut pas que la nécessité, presque anthropologique, de rendre compte de sa vie dans la narration devienne pour le sujet une façon de s’y enfermer et de ne plus pouvoir éprouver sa vie en dehors d’un récit clos (ce qui revient à se conformer entièrement à une norme qu’on a soi-même créée, à une forme de Surmoi freudien, donc).

Dans Le récit de soi, Judith Butler se pose la question de la limite entre nécessité de la narration de sa vie et enfermement du sujet dans un récit clos qui devient alors une norme. Voici ce que l’on lit page 53 :

‘« Naturellement, il est crucial d’apprendre à construire une narration, notamment si des morceaux épars de l’expérience restent distincts des autres en raison de conditions traumatiques. Et je n’entends pas sous-évaluer l’importance du travail narratif de reconstruction d’une vie autrement soumise à la fragmentation et à la discontinuité. On ne devrait pas sous-estimer la souffrance de celui qui subit des conditions de dissociation. Mais les conditions de la maîtrise absolue ne sont pas plus salutaires que celles de la fragmentation radicale. Il semble exact que nous pourrions bien avoir besoin d’une narration pour donner cohésion à des parts du psychisme et de l’expérience qu’on ne peut assimiler les unes avec les autres. Mais un excès de connexion peut conduire à des formes extrêmes d’isolement paranoïaque. En tous cas, ce n’est parce qu’une vie a besoin d’une structure narrative qu’elle doit être totalement rendue sous forme narrative ».’

En somme, Butler réaffirme ce que nous avons décelé dans la clinique psychiatrique aux urgences. L’enjeu de la rencontre entre le patient et le clinicien réside dans la possibilité, pour le sujet, de construire un récit mais pour autant qu’il ne soit jamais clos689, c’est-à-dire qu’il garde une importante dimension de flottance à travers laquelle le sujet pourra préserver ce qui fait sa singularité. Butler, qui s’appuie sur la psychanalyse lacanienne, rappelle que le symbolique est rassembleur pour le sujet mais avec une contrepartie écrasante. Ainsi, le récit de soi adressé à l’autre (le clinicien) m’inscrit dans le symbolique, m’en fait à nouveau éprouver la consistance qui m’échappait dans le temps de la crise, mais il présente le danger de me rendre prisonnier d’une norme : « Le « je » qui commence à raconter son histoire ne peut la raconter qu’en fonction de normes pour raconter sa vie »690. Ainsi, le risque est que le sujet qui cherche, dans le récit, à se rassembler ou à fuir une souffrance imposée par des normes sociales, des normes d’une entreprise par exemple, s’aliène à la place dans les normes de l’institution de soin qui impose une façon de dire (c’est d’ailleurs le danger que pointe aussi Fassin ; nous l’observerons ensuite). Il ne s’agirait que d’un déplacement dans l’aliénation, en quelque sorte. Butler rappelle, avec Lacan, combien être sujet, c’est aussi avoir à faire avec le réel, avec l’irréductible du sujet au symbolique. Imposer au sujet qu’il se raconte absolument, qu’il se ramasse complètement dans un récit de soi considéré comme salvateur, c’est oublier ce qui constitue le propre du psychisme qui vit et s’exprime, paradoxalement, en échappant au symbolique et en s’appuyant dessus tout à la fois. Selon Butler, qui suit Lacan, le récit est toujours en excédent ou en manque par rapport aux exigences du psychisme et c’est cela que doit saisir le sujet pour rétablir la médiation entre sa singularité et le collectif. On peut lire chez Butler :

‘« Je suis certaine que le transfert peut faciliter la narration et que la narration d’une vie a une fonction cruciale, notamment pour ceux que l’expérience involontaire de la discontinuité afflige de manière profonde. Personne ne peut vivre dans un monde radicalement inénarrable, ni survivre à la vie qu’on ne peut absolument pas narrer. Mais il faut encore se souvenir que ce que l’on nomme « articulation » ou « expression » du matériel psychique excède la narration, et que les articulations de toutes sortes ont leur limites nécessaires, étant donnés les effets structurant de ce qui demeure durablement inarticulable »691.’

On voit bien comment Butler prend acte de la formule de Lacan selon laquelle la vérité n’est jamais qu’un mi-dire et qu’il faut préserver cela pour le sujet qu’on invite à se raconter. En somme, chaque clinicien a affaire avec le manque du sujet et il doit tout tenter pour que celui-ci le comble, de façon à éviter un vertige délétère, tout en laissant au manque une place sans qu’il soit saturé d’un récit qui ne donne plus accès à la singularité du désir.

Certains auteurs, comme Fassin692, estiment qu’un réel danger existe aujourd’hui car des institutions spécialisées dans l’accueil de la détresse psychosociale peuvent être amenées à utiliser le récit de soi (et notamment l’aveu des échecs sociaux du sujet) comme une condition d’attribution de droits. Dans ce cas, la valorisation de l’émergence de la parole est une idéologie qui renvoie en fait à une instrumentalisation de la communication dans le soin, à un gouvernement des sujets par l’écoute. Le danger que Fassin pointe est que le patient ou le sujet en demande d’aide (car il ne s’agit pas toujours d’institutions sanitaires) construise un récit de soi qui le culpabilise ou lui impose de prendre la langue de l’institution qui lui permette, stratégiquement, d’obtenir du soin ou des droits sociaux (leur renouvellement, souvent). De plus, l’auteur souligne que ce genre de discours emprunté que supporte le sujet demandeur ne sera jamais en mesure de réaliser « l’abréaction » propre au soin psychique. En effet, même s’il donne l’impression de rendre compte subjectivement de la souffrance, il n’est en fait, pour Fassin, qu’une retraduction artificielle des problèmes sociaux dans le langage du psychique, de la subjectivation. En somme, ni les problèmes sociaux, ni les problèmes personnels du sujet ne seraient fondamentalement résolus, mais le sujet en détresse aurait réussi une transaction avec l’acteur social en lui donnant une forme de discours attendu qui colore la détresse sociale du langage de la souffrance singulière. Les lieux d’écoute décrits par Fassin entreraient alors dans une idéologie bien contemporaine qui exige des sujets, pour qu’ils reçoivent une forme d’assistance de la société, qu’ils rabattent la souffrance sous une forme purement individuelle.

Qu’en est-il, de tout cela, dans ce que nous connaissons, par notre expérience de terrain, de la psychiatrie d’urgence ? La parole et l’écoute y sont-elles instrumentalisées pour prendre des décisions sur le devenir des sujets. Nous pensons que non. Pour cela, tirons un exemple du journal d’observation.

L’observation 12 rend compte d’un conflit à deux étages au sein du service d’urgence, mais autour de la même question. Il oppose tout d’abord un médecin somaticien et un psychiatre. Le premier demande au second d’examiner un patient en garde à vue pour savoir s’il est un « simulateur ». Le psychiatre refuse en disant que la simulation n’est pas une pathologie psychiatrique et qu’accepter un tel examen reviendrait à instrumentaliser la psychiatrie à des fins qui ne correspondent pas à une mission de soin. L’affaire qui a lieu durant une garde de nuit en reste à ce point, opposant les deux médecins. Elle est reprise le lendemain par le chef de service qui est aussi psychiatre. La police est présente dans le service et souhaite poursuivre la garde à vue du patient. Devant l’impatience des policiers et pour régler le conflit avec le somaticien, le chef de service accepte d’examiner le patient, mais il ne statuera pas sur la question de la simulation. Il indiquera seulement si oui ou non le patient est dans un état de santé qui permet à la garde à vue de se poursuivre. Il faut souligner ici la manière dont les psychiatres se prémunissent de faire de leur activité un alibi pour exercer un pouvoir sur un sujet. La police, alors qu’elle vient aux urgences pour avoir une expertise sur la santé mentale d’un patient, est souvent en demande de renseignements qui viendraient alimenter son enquête auprès de son suspect. Les psychiatres ne répondent jamais à ces sollicitations en maintenant fermement l’idée qu’ils n’établissent pas la vérité de faits (comme le fait la police ou la justice), mais qu’ils approchent seulement la vérité du sujet (qui peut ne rien avoir à faire avec la réalité). Cela signifie que les décisions prises pour/avec les patients le sont à l’aune d’une écoute qui n’est pas un alibi pour gouverner les corps et les subjectivités, mais à la mesure d’un sujet singulier où se capitonne un désir (une demande : le désir en mots) avec des solutions d’orientation.

Les cas de Monsieur C. (fragment clinque 10), de Monsieur A (fragment clinique 11) ou de Georgette (observation 7) que nous avons déjà largement commentés entrent dans la même logique où la psychiatre en charge des patients n’a jamais fait usage du discours du patient comme un prétexte.

Notes
679.

FASSIN, Didier. Des maux indicibles. Sociologie des lieux d'écoute. La découverte, 2004. Coll. « Alternatives sociales ».

680.

Qui est elle-même une marque de fabrique des SIC

681.

BRETON, Philippe. L'utopie de la communication : le mythe du village planétaire. La Découverte, 2004. Coll. « Poche », Essais.

682.

Privilégier signifie qu’on n’observe pas de positions absolues : les psychiatres ne sont pas dans une conception purement relationnelle du soin ni les somaticiens dans une position purement techniciste de celui-ci.

683.

Dans Vies ordinaires, vies précaires. Seuil, 2007. Coll. « La couleur des idées ».

684.

Dans Le récit de soi. P.U.F, 2007. Coll. « Pratiques théoriques ».

685.

Vies ordinaires,… op.cit., p.223-224

686.

Nous avons déjà vu, dans le chapitre sur l’efficacité symbolique et dans celui sur la tragédie, ce qui différenciait cure analytique et soin psychiatrique. Dans la première l’énonciateur est principalement le patient et le psychanalyste se contente de « ponctuer » son discours, dans le second, l’énonciation est partagée alternativement entre le psychiatre et le patient.

687.

Cette description est évidemment métaphorique, au service de la conceptualisation de ce qui fait la rencontre, dans un cadre communicationnel et dialogique, entre les patients et les psychiatres.

688.

Cette définition du politique (qui se mesure à la singularité du sujet) est celle qu’on trouve finement exprimée chez Freud, dans Le Malaise dans la civilisation. Celui-ci montre que pulsion et civilisation semble suivre des chemins contraire alors qu’ils s’expliquent l’un par l’autre. Les développements sur la lutte entre Eros et Thanatos au cœur du fonctionnement de la civilisation sont de ce point de vue éclairant. L’analyse des tensions entre désir et politique est aussi rigoureusement exposée et analysée, dans le champ des SIC, chez Bernard Lamizet.

689.

Un récit clos, se pourrait être, par exemple, la réduction du patient à un diagnostic, ce que s’empêchent de faire les psychiatres aux urgences. Alors qu’ils pouvaient me confier que tel ou tel était malade d’une psychose maniaco-dépressive ou de troubles du comportement, jamais cela n’était annoncé au patient de manière aussi abrupte et fermée. Aussi, la plupart du temps, les psychiatres, dans le temps court de l’urgence, sont bien en difficulté pour dresser un diagnostic précis.

690.

Le récit de soi, op.cit., p.53

691.

Ibid., p.60

692.

Des maux indicibles…, op.cit.