Chapitre 6 : Epilogue théorique et épistémologique : la psychiatrie d’urgence comme structure de communication et de médiation

Nous souhaitons ici présenter une brève synthèse de notre travail, à la fois théorique et épistémologique, afin d’y indiquer clairement nos résultats ainsi que l’apport de notre thèse dans la réflexion épistémologique en sciences de l’information et de la communication.

Sur le plan théorique, d’abord, nous pensons avoir pu montrer que la psychiatrie d’urgence se comporte comme une structure de médiation. La validation de cette hypothèse est passée par un examen et une analyse pas à pas des dimensions symbolique, imaginaire et réelle de la psychiatrie d’urgence et de leur articulation les unes aux autres. C’est d’ailleurs précisément le fait qu’elles puissent s’articuler qui constitue proprement la psychiatrie d’urgence comme une structure de médiation. Ce résultat nous semble important à la fois sur le plan conceptuel et sur le plan politique.

Sur le plan conceptuel, il indique que le concept d’urgence, notamment quand il est mis en rapport avec la question de la communication comme ce fut le cas dans cette thèse, ne se réduit pas à la question de l’immédiateté. L’urgence, si tant est qu’on essaie de la définir à partir de l’examen attentif des pratiques qui l’entourent, se révèle être une « affaire de médiations »693, comme le remarque Yves Jeanneret dans ses propos conclusifs d’un colloque sur les figures de l’urgence et la communication. Il ajoute ceci : « les hommes formulent, médiatisent, désignent, formatent, procédurent si l’on peut dire les situations d’urgence »694. Il souligne ainsi ce que nous avons montré tout au long de notre thèse, à savoir que l’urgence, dès lors qu’elle se manifeste, convoque un retour des médiations. En cela, l’urgence est toujours-déjà dialectisée à la question de la médiation et de la communication. Les termes de Jeanneret sont précis et, d’une certaine manière, font écho à notre thèse : nous avons pu montrer combien dans la psychiatrie d’urgence s’articulaient ces différentes dimensions de la remédiation qui apparaissent à la fois sur un versant sémiotique (la parole, le sens, les formulations, les désignations, etc.) et sur un versant plus technique (tout ce qui relève des procédures de l’accueil hospitalier et qui pèsent sur les formes que peut prendre la relation thérapeutique). C’est d’ailleurs cette ligne de partage entre le sémiotique et le technique qui nous a permis de distinguer, tout au long de la thèse, les différentes modalités d’accueil et de soin entre psychiatres et médecins somaticiens. C’est bien ce que dit Jeanneret en considérant les rapports entre la notion d’urgence et celle d’organisation quand elles sont entrevues à travers le prisme de la communication : « la complexité des rapports que la situation d’urgence développe entre le logistique et le symbolique est une occasion d’exercer l’analyse communicationnelle avec finesse »695. Les services d’urgence sont ainsi des espaces où se joue une articulation entre, d’une part, des constructions de sens qui s’élaborent lors de la rencontre entre médecins et patients et, d’autre part, des nécessités institutionnelles et politiques qui définissent le cadre de ces échanges intersubjectifs.

Sur le plan politique, considérer que l’urgence est une structure de médiation, c’est réaffirmer que la médecine reste, malgré ses progrès techniques, qui ont ouvert à de grands succès thérapeutiques, une activité relationnelle qui ne peut évacuer ni les questions du langage, de la communication et du sens, ni celle du politique. Nous avons tenté de montrer que l’hyper-technicité de l’équipement des services d’urgence ne fera jamais s’évaporer les attentes de signification de leur malheur des sujets en détresse qui se présentent aux urgences de l’hôpital général. De même, les progrès techniques et « logistiques » de la médecine n’enserrent jamais pleinement la demande du patient, toujours en décalage par rapport aux propositions institutionnelles de l’urgence. L’urgence met ainsi en tension permanente l’imprévisible de la détresse et l’ordre institué par le collectif et les institutions.

Sur le plan plus épistémologique, maintenant, le traitement de l’urgence par les sciences de l’information et de la communication qui consiste, globalement, à mettre en tension urgence et communication, dévoile tout l’intérêt qu’il y a à introduire la question de l’instance du réel (l’incommunicable, l’irreprésentable) dans les études de notre discipline. L’urgence constitue sans doute un point à partir duquel il est possible de renouveler les études sur la communication parce qu’elle impose de partir d’un impossible à communiquer, ce qui s’oppose à toute une tradition de recherche, consacrée notamment aux médias et à l’espace public, qui envisagent la communication uniquement sous son angle de structuration des représentations et du fait politique, sans l’articuler nécessairement à ce qui fut sans doute la grande découverte de la psychanalyse, à savoir que rien ne se dit, rien ne s’écrit, rien ne s’échange sans un manque, un trou, une béance, un indicible qui est la condition de possibilité paradoxale de la parole et de l’échange symbolique. La place de cette béance dans la communication, et que nous révèle l’urgence, c’est ce qu’on appelle le réel. Yves Jeanneret, en se fondant sur les travaux de Bernard Lamizet696, indique, toujours en conclusion du même colloque, ce que pourrait être un approfondissement de la question de l’urgence en sciences de l’information et de la communication en invitant à poursuivre les réflexions de Bernard Lamizet « sur ce qui relève, dans la communication, du réel, de l’imaginaire et du symbolique (…) car l’urgence est précisément une façon de définir la situation de communication dans une perspective qui associe nécessairement ces trois instances ((…)l’urgence, c’est le réel qui frappe à la porte, ce dont on ne sait pas bien ce qu’on peut en dire). Pour avancer dans une sémiotique de l’urgence, il faut reconsidérer le poids du réel dans l’ordre des signes »697. C’est à cet exercice que s’est prêtée notre thèse en essayant d’élaborer les outils méthodologiques nécessaires pour dégager le poids, les modalités d’articulation et l’importance relative les unes par rapport aux autres de ces trois dimensions dans la psychiatrie d’urgence. Y. Jeanneret nous invite ainsi à une déclinaison, appliquée au champ médical, particulièrement à la psychiatrie, d’une sémiotique de l’urgence développée en sciences de l’information et de la communication.

Le tableau qu’on trouvera ci-dessous propose une illustration synoptique de ce travail. On s’apercevra qu’il met le réel en bonne place, non sans l’articuler aux autres dimensions. Il appelle évidemment quelques commentaires et indications de lecture.

Il s’agit d’une grille de lecture qui permet d’interpréter l’urgence en fonction des trois instances du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Deux catégories de l’expérience, le temps et l’espace, sont reliées à ces instances. Ces deux catégories nous ont paru essentielles à mettre en valeur et en fonction ici dans la mesure où notre thèse a tenté de montrer comment le soin, dans le champ de la psychiatrie, mettait en tension temporalité et spatialité. La dialectique de l’espace et du temps rend possible le soin dans l’urgence – les modalités d’usage de l’espace du service « dilatent » le temps de l’urgence – et, en même temps, elle rend bien compte de la tension entre le psychique et le politique dans le champ de la psychiatrie. La psychiatrie permet en effet d’instituer, pour chaque sujet, une médiation rompue entre la dimension subjective et la dimension collective du temps et de l’espace où se situe le sujet. En accueillant un sujet perdu dans le temps et dans l’espace, un sujet prisonnier d’une expérience impartageable du temps et de l’espace, la psychiatrie lui permet de retrouver une représentation de ceux-ci partageable avec les autres sujets de la sociabilité, c’est-à-dire de se situer dans le collectif.

En se déplaçant dans le tableau, on se rend compte de la nature ces expériences soit du point de vue du patient, soit du point de vue du soignant. On remarquera que dans la colonne qui rend compte des aspects symboliques de l’urgence, la ligne qui sépare patients et soignants est représentée par des pointillés, alors que, dans les autres colonnes, elle apparaît en trait plein. Cela s’explique par le fait que le symbolique désigne le champ de l’échange et du partage entre les partenaires de la communication : la ligne est donc « poreuse ». Ainsi, il y a, lors des entretiens médicaux, des significations et représentations qui sont partagées, ou au moins dialectisées, entre patients et soignants. Par exemple, il y a une temporalité de la prise en charge instaurée par les soignants dont les patients font usage, tout comme il y a des territoires construits par l’institution dans l’espace du service dont les patients font usage, auxquels ils s’identifient, pour énoncer et adresser un message aux soignants. C’est ainsi aussi que les soignants et l’institution construisent l’urgence comme une scène dramatique, avec des codes dont les patients se saisissent pour exprimer leur souffrance, pour en donner une formule. Nous avons vu tout cela au long de la thèse.

La frontière est en revanche imperméable entre patients et soignants quand il s’agit des instances du réel et de l’imaginaire. En effet, selon la définition lacanienne, le réel est ce qui ne se partage pas, c’est l’expérience, sans représentation, dans son irréductible singularité, sans équivalent dans l’ordre des signifiants. De même l’imaginaire, à part quand il est politique, est constituée de représentations qui ne se partagent pas. Il y a bien un imaginaire politique de l’urgence, que nous avons décrit dans la thèse à partir des travaux de Nicole Aubert698, et qui figure dans le tableau sous la désignation « idéologie de l’urgence ».

Le tableau permet alors d’établir des « formules de l’urgence » en associant trois cases : l’une correspond à une instance, une autre correspond à une catégorie de l’expérience, une troisième correspond soit aux patients, soit aux soignants. Voici un premier exemple de formule : « dans la psychiatrie d’urgence, le réel du temps se caractérise, du côté des soignants, par la pression institutionnelle à « ventiler » (vider) régulièrement le service ». Et maintenant un second exemple : « dans la psychiatrie d’urgence, l’attente constitue, du côté des patients, la dimension imaginaire du temps à travers laquelle se met en œuvre la construction a priori du transfert vers un sujet supposé savoir ».

Pour compléter les indications de lecture du tableau, il nous faut maintenant commenter la colonne un peu à part que nous avons intitulée « articulation des expériences ». Elle sert à montrer que certains phénomènes qui se manifestent dans l’urgence psychiatrique ne peuvent être catégorisés pleinement dans une seule des trois instances du réel, du symbolique ou de l’imaginaire. Comme nous l’avons dit plus haut, si la psychiatrie d’urgence est une structure de médiation, il y a nécessairement des zones d’articulation entre deux instances, ou entre les trois. C’est aussi pour cette raison qu’on doit essayer de s’astreindre à une lecture synoptique du tableau. S’il est bien sûr impossible de le lire d’un seul coup d’œil, en revanche, chaque colonne, chaque case, doit être lue en regard des autres. Le réel, le symbolique et l’imaginaire sont des instances qui ne se définissent en effet que l’une par rapport aux autres. En faisant une lecture synoptique, on repère ainsi trois types de rapport identifiables sur trois plans : entre les instances (réel, imaginaire, symbolique), entre les catégories de l’expérience (temps, espace) et entre les acteurs (patients, soignants). Ces rapports sont la différence, la confrontation ou l’articulation. Dans le tableau, les articulations apparaissent sous forme de traits pointillés ou d’astérisques, la différence sous forme de traits pleins verticaux et la confrontation sous la forme de traits pleins horizontaux. Ainsi, l’expérience du réel, d’un côté, et l’imaginaire des patients et des soignants, de l’autre, se rencontrent peu, se confrontent ou entrent en contradiction. Cela permet de dégager, en partie, l’identité, au moins institutionnelle, de chacun des acteurs699. En fait, chacun des acteurs exprime, d’un côté, son identité singulière (son identité de sujet700) et, de l’autre, une identité politique et institutionnelle, élaborée dans le cadre de la prise en charge dans le service d’urgence. Cette identité institutionnelle correspond au partage, entre acteurs du même type, de représentations du temps et de l’espace de l’urgence. Ainsi, par exemple, concernant le temps de l’urgence, les soignants se rassemblent autour d’une représentation chronophage de l’action soignante tandis que les patients s’y opposent autour d’une représentation de l’attente de soin et de signification (transfert). Précisons que rassembler les patients sous une identité commune, n’empêche pas qu’ils manifestent une identité singulière. Si l’instauration du transfert est commune à tous les patients, le contenu du transfert (les modalités de supposer un savoir au médecin) varient d’un sujet à un autre, en fonction de son désir.

Mais revenons plus précisément à la description de la colonne « articulation des expériences ». Ici, « R » désigne le réel, « I » désigne l’imaginaire et « S » désigne le symbolique. Des astérisques entre deux lettres désignent donc l’articulation. L’ordre entre des lettres essaie d’exprimer une sorte de pondération entre les instances, qui n’est pas une hiérarchie. En effet, réel, symbolique et imaginaire ne s’évaluent pas qualitativement les uns par rapport aux autres. En fait, quand R précède S, cela signifie simplement qu’il s’agit d’une situation où le réel est en mesure de menacer les constructions symboliques ou que le symbolique est insuffisant à donner du sens à des manifestations du réel (comme dans le cas des patients-déchets qui sont des « restes » inassimilables de l’institution et qui se retrouvent donc en position d’exclusion). Ainsi, le « R*I » dans la case en bas à droite de la colonne « Réel » signifie : « l’usage de l’image du déchet et des métaphores excrémentielles constitue une défense imaginaire des soignants pour se protéger de la manifestation écrasante du réel de l’urgence renvoyant à des patients inassimilables par l’institution et auxquels on refuse de s’identifier ».

Ce tableau synthétique, donc forcément réducteur, cherche principalement à résumer la logique générale de la thèse et à établir des points de repères dans la linéarité de notre propos. S’il contient nécessairement des manques, il tente cependant de mettre en évidence les principaux aspects de la thèse qui a consisté à produire une sémiotique de la psychiatrie d’urgence, à partir d’une interrogation de sa temporalité, d’une mise en relief du caractère fondamental de sa dimension spatiale et d’une approche de la médiation, en sciences de l’information et de la communication, mais inspirée par l’anthropologie et la psychanalyse.

Instances REEL IMAGINAIRE SYMBOLIQUE
Catégories de l’expérience TEMPS ESPACE Articulation des expériences TEMPS ESPACE Articulation des expériences TEMPS ESPACE Articulation des expériences
Du côté des patients -absence de temps dans l’expérience de l’angoisse et de la crise (présent de la souffrance)
- imminence objective ou sentiment subjectif de la mort
-contrainte subie du temps de l’Autre (temps institutionnel)
-lieux de la contention
-« recoins » du service oubliés, hors du regard
-errance
R*S : exclusion, patient comme « reste » inassimilable des possibilités de reconnaissance par l’institution (limite du symbolique) -attente (mise en œuvre imaginaire d’un « à venir », construction a priori du transfert vers un sujet supposé savoir) -hôpital comme espace salvateur, protégé et décalé de l’espace public
- salle d’attente
I*S : identification aux autres patients
I*R : catharsis (dans l’attente notamment)
-usage de la temporalité institutionnelle pour la construction d’une demande
-temps long de l’ouverture à l’interprétation
-usage des lieux institués dans le service d’urgence
- lieux de rencontre informels (ex. : parvis du service, machine à café)
- lieux de l’entretien avec le psychiatre
S*I : Théâtralisation de la souffrance (scène tragique)
S*I*R : récit de soi et construction d’une identité narrative
Du côté des soignants et/ou de l’institution - temps de l’agir (ex. : contention physique ou chimique)
- pression institutionnelle (exigence de « ventilation » et de rentabilité du service)
- maîtrise du temps (à travers une décision de sortie : contrainte exercée sur le patient)
Sentiment de chaos dans le service (espace désorganisé et déstructuré) R*I : usage de l’image du déchet pour qualifier les patients comme défense psychique et refoulement du réel de l’urgence
R*S : relation ambivalente entre médecine technique (acte médical) et médecine relationnelle (parole)
-idéologie de l’urgence (comme règne du temps court et de l’instant)
-idéologie de la performance (imaginaire de l’action et de l’efficacité)
-Cour des Miracles, décharge (conception imaginaire de l’espace du service pour refouler ses aspects réels)
- hôpital comme espace (murs) autorisant la mise en œuvre du pouvoir médical (référence imaginaire des décisions de médecine légale)
I*S : mise en œuvre de l’efficacité symbolique
I*S : maniement de l’image de l’hôpital (et dramaturgie de l’urgentiste)
I*R : sublimation du « sale boulot »
-construction et maniement de la temporalité institutionnelle
-modulation-scansion des durées de la prise en charge)
-inscription d’une mémoire du patient sur le registre informatisé
-temps long de l’interprétation dialectisé avec temps court de la rencontre
-territorialisation de l’espace du service
- lieux de communication plurielle (ex. : dossier médical informatisé)
-lieux de l’entretien avec le patient
S*R : mise en œuvre de la flottance du signifiant de l’urgence (« facilitation » du compromis norme/désir)
Notes
693.

JEANNERET, Yves. « Les multiples visages de l'urgence : point de vue sur les travaux ». In Communication et organisation. Juin 2006, n°29, Figures de l'urgence et communication. Actes du colloque de Bordeaux des 5 et 6 décembre 2005. Bordeaux : GRECO, p.243

694.

Ibid., p.243

695.

Ibid., p.247

696.

Les travaux de Bernard Lamizet, dès son ouvrage sur Les lieux de la communication (1992) qui a beaucoup inspiré cette thèse mais aussi dans Politique et Identité (2002) et Sémiotique de l’événement (2006)notamment, ont toujours envisagé la place du manque, du réel et de l’envers du sens, dans l’analyse des faits de communication.

697.

JEANNERET, Yves. « Les multiples visages de l'urgence : point de vue sur les travaux ». In Communication et organisation. Juin 2006, n°29, Figures de l'urgence et communication. Actes du colloque de Bordeaux des 5 et 6 décembre 2005. Bordeaux : GRECO, p.248

698.

Voir chapitre 1 de cette partie

699.

L’identité, dans le champ de la communication sociale et du politique, s’institue par la différence et la confrontation.

700.

Qui se lit, pour les patients, comme on l’a vu, dans le motif du recours (signification du symptôme), dans sa parole et son énonciation, etc., et, pour les soignants, notamment dans le rapport singulier à la souffrance, à la mort, au corps, que chacun a construit.