Conclusion

Nous introduisions cette thèse à partir d’une définition de l’urgence comme dérobade, dérobement et débordement pour insister sur la dimension de réel qu’elle manifeste. Au terme de nos réflexions, peut-être convient-il de déplacer un peu cette définition vers une autre figure, évoquant un peu plus de stabilité, qui serait celle de la flottance ou du vacillement, et qui rende compte du fait que l’urgence, tout en conservant résolument certains aspects de réel (imprévisibilité, angoisse, chaos, exercice du pouvoir), est aussi une affaire de médiations. L’urgence désigne une situation de suspension de la médiation en même temps qu’elle convoque le retour des médiations. En ce sens, l’urgence est un envers dialectique de l’institution : toute situation d’urgence implique un retour de l’emprise institutionnelle ; tout relâchement ou toute incapacité de l’institution à permettre la pérennité du lien social, de la reconnaissance et du sentiment d’appartenance déclenche une situation d’urgence, subjective ou collective. On pourrait dire ainsi que l’urgence, en particulier dans le champ de la psychiatrie, instaure une sorte de tension permanente, voire de lutte, entre, d’une part, le surgissement régulier et incessant du réel et, d’autre part, la capacité du symbolique à y faire face, moyennant la possibilité, pour les acteurs et les sujets qui assurent le retour du symbolique, d’autoriser que ce dernier ne soit pas trop rigide et se comporte avec suffisamment d’élasticité – de flottance – pour accueillir les diverses formes de détresse qui interrogent notre capacité à faire lien, à faire société. En rappelant quelques résultats de la thèse pour alimenter ce propos, nous souhaitons conclure sur une interrogation politique concernant le rôle des services d’urgence au regard des modifications législatives à venir dans un futur proche concernant les modalités de prise en charge des sujets nécessitant des soins en psychiatrie.

Les urgences psychiatriques : une institution qui prend en compte la dimension psychique de l’identité et un laboratoire politique qui s’ignore

Il est sans doute inutile, répétitif et rébarbatif de faire ici une synthèse de nos résultats théoriques et épistémologiques dont le dernier chapitre de la thèse se charge suffisamment. Nous souhaitons seulement souligner à présent ce qui à nos yeux, et au terme de notre recherche, constitue la grande originalité de la psychiatrie d’urgence telle qu’elle est amenée à se mettre en œuvre dans les services d’urgence de l’hôpital général. Nous détachons de notre analyse deux conclusions essentielles.

La première conclusion est que l’intervention de la psychiatrie aux urgences de l’hôpital général fait des services d’urgence un espace institutionnel très original. En effet, les décisions qui y sont prises et les processus qui y sont mis en œuvre pour l’accueil de la détresse multiforme qui s’y présente – à forte composante sociale – intègrent la question du psychisme. Contrairement à ce qui peut se produire dans d’autres institutions de la société où l’on demande au sujet qui y a recours de présenter ses demandes en des termes protocolisés, rigides, dans le vocabulaire de l’administration, du droit ou de l’action sociale, aux urgences psychiatriques, les soignants acceptent d’entendre une parole singulière qui défie parfois les normes sociales. Aux urgences, il y a une considération simultanée pour les deux dimensions de l’identité du sujet : singulière (psychique) et collective (appartenance). Aux urgences psychiatriques, le sujet vient chercher des réponses à des interrogations qui concernent à la fois sa place dans le lien social et le rapport problématique à son propre désir. Ces interrogations se traduisent sous de multiples formes que les psychiatres doivent s’efforcer de lire, d’interpréter, de déchiffrer. Une plainte somatique, un événement violent, une tentative de suicide, un délire, constituent, entre autres, ces formes qui expriment des ruptures subjectives, des brisures de l’identité.

Les psychiatres, aux urgences, s’évertuent à articuler la logique psychique d’un sujet singulier, qui se manifeste dans la forme de sa détresse lors du recours et dans sa parole lors des entretiens, aux possibilités et aux contraintes du collectif. Nous avons ainsi pu constater combien les psychiatres cherchaient à diminuer l’arbitraire des mesures de médecine légale en les mettant, autant que faire se peut, au service de la clinique, en adéquation avec l’expression symptomatique, avec la demande et donc le désir de chaque sujet. Aussi, à travers le cas exemplaire de Monsieur A., revenu à la rue après que sa détresse eut été écoutée et reconnue, nous avons pu mesurer combien une forme de désir d’errance a pu être entendu par la psychiatre qui s’en chargeait, au-delà de toute conception charitable et bien pensante du soin. En cela, la psychiatrie d’urgence, sans doute plus que toute autre institution de l’espace public, est une structure de médiation, à la fois parce qu’elle ne refoule pas la question du réel qu’elle se donne pour vocation d’accueillir et de considérer, et parce qu’elle envisage des modalités d’articulation du désir avec la norme. Il nous semble que contrairement aux exigences de standardisation de la prise en charge attendues par l’administration hospitalière qui cherche à produire des évaluations financières de la clinique pour la rendre plus rentable, la psychiatrie d’urgence se comporte comme une institution qui défend une sorte de malléabilité, de flottance, de la clinique telle qu’elle puisse épouser, non pas le « profil psychopathologique » du patient (terme qui correspond à une approche statistique du soin et universalise les symptômes), mais la singularité d’une demande, c’est-à-dire la signification d’un symptôme en tant qu’il se réfère à un conflit psychique propre à un sujet et irréductible à tout autre.

La psychiatrie d’urgence, bien que prenant place dans une institution, n’universalise pas ses réponses malgré l’apparence qu’elle donne d’utiliser des outils institutionnels standardisés et données d’avance parfois même par la loi (hospitalisation sous contrainte, parcours de soin en ambulatoire, hospitalisation post-urgence, etc.). Ces modalités de prise en charge, ces moyens collectifs qui garantissent pour le sujet une forme de retour dans le social et une possibilité de reconnaissance (rien qu’en octroyant le statut de « patient » ou de « malade »), ne sont pas mobilisés de manière mécanique – selon un schéma causaliste ou déterministe qui associerait un trouble à un parcours de soin –, mais suite à une série de processus symboliques – c’est-à-dire des processus sémiotiques, obéissant à la logique du sens et de la parole –, voire imaginaires, que nous avons décrits dans la thèse. Dès lors qu’ils accueillent les sujets en détresse par la parole, dès lors qu’ils instituent le soin par la communication, les psychiatres sensibilisent les patients à rechercher le sens de leurs symptômes pour qu’ils soient en mesure de subjectiver leur parcours de soin, pour qu’ils soient en mesure de l’investir singulièrement. Ainsi, tel parcours de soin revêtira une signification particulière pour chaque sujet, différente de ce qu’il peut représenter pour d’autres. Cela est sans doute l’enjeu principal de la prise en charge d’urgence dont la tâche majeure est « d’orienter » les patients, terme qu’il faut lire au pied de la lettre comme « donner un sens » pour que cette tâche ne soit pas réduite par ce qui la menace sans cesse aux urgences, à savoir se transformer en une simple activité de « tri » qui évacue toute conception du sujet comme être parlant et désirant. Le tri correspond en effet à une activité purement institutionnelle, dans ce qu’elle a de plus écrasant et standardisant, puisqu’il se fonde sur des critères et des classifications de symptômes et de profils pathologiques établis par avance. C’est une grille de lecture rigide qui ne laisse que peu de place à la clinique, c’est-à-dire à la possibilité, pour le patient, d’éclairer lui-même le sens de son symptôme. Sans la clinique de l’écoute qui octroie une parole au sujet, il est impossible que les attentes du sujet vis-à-vis de l’institution, qui ont motivé le recours, se fassent entendre.

La seconde conclusion, corrélative de la première, est que les services d’urgences constituent de véritables laboratoires politiques, qui s’ignorent parfois comme tels, dans la mise en œuvre de certaines de leurs activités. Il nous semble que nous pouvons dégager trois caractéristiques qui fondent cette désignation de « laboratoire politique » : les services d’urgence instaurent un espace de résistance dans l’institution hospitalière, ils sont des lieux d’interrogation du contrat social et, enfin, ils font partie des lieux où s’invente le politique.

D’abord, les services d’urgence constituent, dans l’espace de l’hôpital, une sorte de poche de résistance aux logiques entrepreneuriales qui caractérisent la nouvelle organisation administrative et économique des hôpitaux. Cela tient sans doute à la nature même de l’urgence médicale qui reçoit des demandes imprévisibles. Les demandes des patients des urgences n’entrent jamais dans les « cases » prévues par l’administration hospitalière. Ou bien les patients présentent des polypathologies qui entrent en contradiction avec les exigences hospitalières d’orienter les patients vers des services de spécialités prenant en charge des monopathologies, ou bien les patients expriment des demandes qui vont au-delà de critères strictement médicaux pour ceux, par exemple, qui sont en situation de précarité et dont les problèmes somatiques, psychiques et sociaux sont difficiles à désintriquer les uns des autres. Au fond, face à une médecine qui cherche aujourd’hui à s’industrialiser et à se techniciser, ce qui a pour conséquence de désubjectiver les patients, les pratiques observables aux urgences rappellent que la médecine est avant tout une activité relationnelle. Notre lecture anthropologique, mobilisant la notion d’efficacité symbolique, ainsi que notre recours à la psychanalyse, avec notamment la notion de transfert, nous ont permis de mettre en valeur la persistance de cette médecine relationnelle aux urgences, envers et contre les prétentions de l’administration hospitalière qui tendent à la désincarner et à faire oublier que la médecine, notamment institutionnelle, contribue à construire le lien social. Dans le contexte actuel, les médecins, attirés par les sirènes du scientisme, sont peut-être en train d’oublier que la médecine, qui doit certes s’attaquer à la souffrance de sujets singuliers, est pourtant un adjuvant de la construction du lien à l’autre, ne serait-ce que parce que s’adresser à un médecin, c’est introduire un problème personnel dans le cadre d’une relation à deux, c’est-à-dire d’une relation sociale. S’adresser à un médecin, c’est ainsi établir une médiation, une façon de nouer le réel (de la souffrance) au symbolique (de la relation à deux).

Ensuite, les services d’urgence constituent des lieux où s’interrogent en permanence la forme et les contours de notre contrat social. Nous l’avons vu avec les « patients-déchets », qui constituent sans doute un cas extrême. Dans les services d’urgences, on peut déterminer où se situent les frontières, les limites de notre contrat social puisqu’on y observe ce qui constitue les critères de l’exclusion sociale. De manière moins excessive, nous avons pu voir comment les urgences recevaient des patients qui exprimaient une souffrance qu’ils rattachaient à leurs conditions de vie notamment sociale et professionnelle. Des auteurs comme Alain Ehrenberg, Guillaume Le Blanc et Christophe Dejours nous ont été d’une aide précieuse pour comprendre la traduction psychique, en termes de symptômes, des injonctions de performance dressées par la société contemporaine. Une part de la détresse que rencontre la médecine du travail se retrouve ainsi aux urgences psychiatriques et appelle à s’interroger sur la manière dont, collectivement, nous avons édifié des normes de vie qui usent et abattent de plus en plus de sujets. Là où la psychiatrie d’urgence constitue une institution précieuse, c’est quand elle permet de comprendre, à partir de la parole des sujets en détresse, comment l’expérience singulière de la détresse psychique se noue avec les exigences de la société libérale. Les urgences sont ainsi un lieu qui reflète un aspect du malaise dans la civilisation. Il ne s’agit pas de dire que la société abîme mécaniquement les sujets, mais que plutôt la société, extrêmement exigeante, laisse peu de place à la diversité de ce que Guillaume Le Blanc nomme des styles de vie, c’est-à-dire des manières de réaliser ou de sublimer ses désirs dans les structures offertes par la société, notamment le monde du travail. En ce sens, chaque recours aux urgences est une révolte, une révolte intime, pourrait-on dire, la revendication d’un style de vie, l’expression de la nécessité d’un vacillement, de plus de flottance des normes sociales, qui laisse plus de place à l’expression, même partielle, forcément partielle, du désir.

Lieux de l’exclusion sous certains aspects, mais lieu de la révolte sous d’autres, les urgences sont à double titre un laboratoire politique. L’observateur y voit une manière de mettre en chantier une réflexion sur la nature du lien social aujourd’hui, tandis qu’à travers leurs détresses, les patients expriment, en creux, une forme d’idéal de la société. Arrivés dans la peur et l’angoisse, les patients donnent ensuite à voir un autre versant imaginaire de l’urgence, plus utopique, qui est la revendication d’une autre société, à partir d’un point de réel, d’une expérience singulière qui, à un moment, a provoqué le sentiment d’un isolement radical. C’est sans doute toujours à partir de l’isolement et de l’exclusion que l’interrogation sur le politique se fait la plus cruciale et devient tragique. Nous l’avons vu, les urgences, tout comme le théâtre antique, rendent tragique le politique, l’interrogent à travers la péripétie et l’impératif de décision et de parole.

Aussi, les revendications singulières et utopiques des patients construisent l’urgence psychiatrique comme un lieu où le politique s’invente. Ce ne sont pas seulement les patients qui contestent puis renégocient leur rapport singulier au collectif pour retrouver une place sociale. L’institution, elle aussi, devant des paroles qu’elle n’avait jamais entendues, devant des situations auxquelles elle n’avait jamais été confrontée, est bien obligée de se reconfigurer, c’est-à-dire d’inventer de nouvelles formulations, expressions et représentations de la médiation. Si des formules de la médiation sont parfois « toutes prêtes » à être saisies par des patients, d’autres patients, en revanche, en ne cédant pas sur leur désir en quelque sorte, obligent l’institution à céder, elle, sur l’élaboration de ses normes et sa faculté à intégrer une forme d’altérité. L’urgence instaure ainsi un jeu dialectique permanent entre dévoilement des limites du collectif et invention de formules du lien social à partir de l’altérité et de la singularité désirante. La dialectique se stabilise sous la forme du compromis, jamais définitif, toujours à revoir, entre la norme et le désir, qui institue simultanément, comme l’indique Freud, la civilisation et son malaise.

Les services d’urgences sont aussi un espace politique, nous l’avons largement vu, en ce qu’ils sont le théâtre de luttes et confrontations symboliques des identités médicales. Médecins somaticiens et psychiatres se distinguent à travers les modalités d’accueil de la détresse des patients. Nous n’y revenons pas.

Les services d’urgence sont ainsi des lieux où s’invente le politique puisqu’ils envisagent, avec originalité, des manières de réviser, pour chaque sujet qui y a recours, son rapport au collectif à l’aune de ses possibilités singulières, à l’aune des coordonnées de son désir. De son côté, l’institution est parfois contrainte de se renouveler, de trouver de nouvelles formes d’énonciation, quand elle est confrontée, de manière trop criante, au réel de sa limite. On mesure bien ici combien la prise en compte de la catégorie du réel aide à mieux comprendre le politique et la logique de ses déplacements.

Mais fort de ce constat sur la dimension éminemment politique de l’urgence, peut-être convient-il aussi de le questionner. On peut en effet avoir l’impression que la psychiatrie d’urgence, en tentant de raccrocher chaque sujet au collectif, au cas par cas, effectue certes peut-être un travail d’orfèvre, mais aussi une sorte de « rafistolage ». Du côté du patient en détresse, la psychiatrie aux urgences assure pleinement son rôle car, sous des modalités diverses, elle offre au sujet la possibilité d’inventer, voire de réinventer, son rapport à l’autre et, plus largement, au collectif, quand ce rapport a été mis en doute, menacé par quelque événement malheureux. En revanche, si l’on prend un peu plus de distance et qu’on adopte une perspective plus politique, on s’aperçoit que les psychiatres, d’une certaine manière, posent des « rustines » sur le social en prenant en charge, certes une détresse psychique, mais aussi des effets d’un mal-être social parfois renvoyé à la médecine, tandis que le politique s’en dédouane en confiant au soin ce qui pourrait relever de l’action publique dans d’autres domaines. En se comportant comme des lieux d’invention du politique, les services d’urgence psychiatriques autorisent aussi peut-être une forme de démission du politique à bon compte.

De l’originalité de l’institution aux risques d’instrumentalisation de la psychiatrie

La spécificité de la psychiatrie d’urgence qui fait des services d’urgences des espaces originaux d’interrogation et d’invention du politique, soulève deux types de problème sur lesquels nous voudrions achever cette conclusion.

D’une part, il s’agit du problème, que nous venons d’évoquer, de la déresponsabilisation du politique qui laisse aux services d’urgence la tâche d’accueillir et de prendre en charge une certaine dimension de la détresse sociale. La médecine, en particulier dans le cadre hospitalier, a ceci de particulier qu’elle est en devoir d’accueillir toute demande du moment qu’elle est l’expression d’une souffrance. Si nous avons pu voir comment les acteurs du soin trient et hiérarchisent les demandes en fonction d’une représentation, établie sur des critères plus ou moins arbitraires, de l’authenticité de la souffrance des patients, ceux-ci sont néanmoins toujours accueillis aux urgences, au moins pour un entretien. Ainsi, les services d’urgence s’instituent comme « guichets de dernier recours » après les fins de non recevoir ou les dysfonctionnements de l’accueil d’autres institutions – à vocation sociale – qui seraient susceptibles de fournir de l’aide à des citoyens qui, dès lors qu’ils sont entrés dans un parcours de type médical, adoptent le statut de « patients » ou de « malades ». En outre, le médical permet de renvoyer les difficultés du sujet à des problèmes personnels, ce qui est une autre façon, pour le politique, de se dédouaner de sa responsabilité. Avec un tel procédé, le politique se prémunit d’envisager des mesures collectives d’amélioration des conditions de vie, sociale et professionnelle, puisqu’un patient ne reflète pas un problème de société, mais est porteur d’une problématique singulière dont la maladie, définie scientifiquement, est le paradigme. Selon cette logique, le politique rabat ce qui est anormal sur le plan social, et qui devrait l’interpeller, mettre en œuvre son action, à une anormalité pathologique. Or, ce qui n’est pas normal n’est pas forcément pathologique. Suivre cette logique qui renvoie l’anormal au pathologique, c’est considérer la responsabilité du malheur comme toujours individuelle.

Ce processus de déresponsabilisation du politique se lit très bien, à notre avis, dans la manière dont le manuel international de classification des maladies psychiatriques (le DSM 4) intègre de plus en plus de nouveaux types de troubles, comme les « troubles du contrôle des impulsions » ou encore les « troubles de l’adaptation », qui cherchent à repérer, à médicaliser et à psychiatriser certains problèmes pour normer des comportements et ne pas engager de réflexion politique autour de certains types de souffrances. Ainsi, les « troubles de l’adaptation », qui comportent les difficultés de résistance au stress, notamment dans la vie professionnelle, font du stress un problème singulier, le signe d’une fragilité subjective, sans jamais renvoyer cela à la réalité des conditions de travail. Il a ainsi fallu plusieurs suicides à France Télécom en 2009-2010, qui suscitèrent des travaux parlementaires701, pour que le pouvoir politique français interroge le stress et la souffrance au travail comme une problématique politique et pas seulement médicale.

D’autre part, à côté du problème de la déresponsabilisation, figure un problème en quelque sorte opposé, qui serait celui du surinvestissement politique de la psychiatrie. C’est ce que laisse présager un projet de loi, présenté au conseil des ministres le 5 mai 2010, et qui prévoit une modification des modalités de l’accès aux soins en psychiatrie702. Ce projet consiste essentiellement en une modification des procédures d’hospitalisation sous contrainte. Il a été envisagé par le gouvernement suite à une série de faits divers concernant des faits de violence et des crimes commis par des sujets psychotiques sortis d’une période d’hospitalisation ou en rupture de soins. La procédure d’hospitalisation sans consentement est remplacée par celle de « soins sans consentement ». Cette translation sémantique fait référence à deux modifications très importantes qui vont sans doute renouveler l’exercice de la médecine légale aux urgences et impliquer une réflexion importante sur la clinique à mettre en œuvre dans ce nouveau cadre légal. En effet, comme la thèse a tenté de le montrer, ce sont principalement les services d’urgences qui sont amenés à prononcer des mesures de soins sous contrainte. Ce projet de loi propose une simplification et un assouplissement des formalités d’admission dans le cadre des soins sans consentement. Jusqu’à présent, à part dans le cadre de l’urgence, l’hospitalisation à la demande d’un tiers devait se faire au moyen d’une demande d’admission d’un tiers (parent ou proche du patient) et de deux certificats médicaux. Dans la réforme, un seul certificat médical sera exigé pour l’admission du patient sans son consentement, ce qui ne distingue plus la procédure normale de la procédure d’urgence. Aussi, dans le cas d’un « péril imminent » (non-défini encore), qui ne constitue pas pour autant un trouble grave à l’ordre public au point de déclencher la procédure d’hospitalisation d’office (prononcée par le préfet), le projet de loi prévoit la création d’une procédure qui autorise à prononcer des soins sans consentement sans la présence d’un tiers concerné par la demande ! Dans les travaux préparatoires de la loi, cette procédure a été envisagée comme réponse à une carence de la loi actuelle qui omettait le cas de certains patients en situation de grande précarité et d’isolement et qui n’ont pas de parents ni de proches qui puissent formuler la demande d’hospitalisation. En fait, cette modification introduit une facilité dans la mise en œuvre des soins sous contrainte, car elle permet d’outrepasser la figure du tiers ou de l’autorité publique. Pour contrer les dérives possibles concernant le respect des libertés individuelles, le projet prévoit que les soins sous contrainte ainsi que les modalités de leur mise en œuvre (hospitalisation ou ambulatoire) soient définitivement prononcés après une période d’hospitalisation complète de 72 heures durant laquelle deux nouveaux certificats médicaux doivent être produits : l’un dans les vingt-quatre heures, l’autre dans les soixante-douze heures. Le certificat d’admission et les deux autres doivent être remplis par deux médecins différents au moins.

L’autre modification importante de ce projet de loi est l’élargissement de la contrainte de soin. Dans la loi actuelle, la contrainte ne concerne que la période d’hospitalisation ; dans la nouvelle loi, si elle est adoptée dans l’état du projet, elle permettra l’obligation de soins dans les structures ambulatoires, y compris la psychiatrie dite « de ville ».

Ce que nous souhaitons montrer, à travers l’évocation de ce projet de loi, c’est que l’intérêt du pouvoir politique pour la psychiatrie se concentre sur les aspects de médecine légale qu’elle est amenée à mettre en œuvre, donc sur ses aspects sécuritaires. Quand le politique essaie de prendre ses responsabilités vis-à-vis de la réalité de la psychiatrie, il ne considère celle-ci que par le petit bout de la lorgnette, en produisant un effet de loupe sur les « fous dangereux » qui ne représentent, en fait, qu’une infime part des patients de la psychiatrie. Le projet de loi s’est ainsi accompagné de déclarations gouvernementales sur la création de deux cent chambres d’isolement supplémentaires en psychiatrie et de quatre nouvelles unités pour malades difficiles. Sans développer de discours paranoïaques sur le destin du projet de loi et ni sur l’avenir de la psychiatrie publique, on peut tout de même y lire le risque d’une instrumentalisation sécuritaire de celle-ci. On voit bien que le projet de loi ne prend pas en considération ce qui fait le quotidien banal de la psychiatrie et que notre recherche a contribué à éclairer à travers la question de l’urgence. La question de la clinique est évacuée tout autant que celle de la misère sociale que la psychiatrie est amenée à prendre en charge selon ses propres moyens.

Les services d’urgences, face à ces modifications de la loi vont se retrouver très sollicités (puisqu’une période d’hospitalisation de 72 heures est envisagée dans la nouvelle procédure) en même temps qu’ils risquent de perdre leur spécificité, notamment leur rôle de médiateur qui est convoqué lorsque les psychiatres négocient les hospitalisations à la demande d’un tiers. Si le tiers n’est plus requis, comment construire une clinique qui s’appuie, précisément, sur le retour du symbolique incarné dans la figure du tiers ? L’expertise médicale d’un côté, ou l’exercice de la violence légitime par le pouvoir préfectoral de l’autre, ne menacent-ils alors pas de prendre le pas sur ce qui constitue le cœur de la clinique psychiatrique, à savoir la réinstitution de la médiation entre le singulier et le collectif qui impose qu’une figure du tiers existe ? Le décalage sémantique de la nouvelle loi qui substitue « soin » à « hospitalisation » reflète cette idée de disparition du tiers. En effet, quand le mot « hôpital » disparaît, c’est la référence à l’institution qui tend à disparaître, pour être remplacé par une notion plus libérale, le « soin », désignant une relation plus individuelle.

Afin d’être plus précis, il convient de se poser la question de l’identité du tiers, telle qu’elle peut se dessiner avec la nouvelle loi. Soit il s’agit de médecins en demeure d’établir des certificats, et on peut redouter qu’ils s’enferment non plus dans un rôle de médiateur entre le patient et son symptôme, mais plutôt dans celui d’expert médical qui produit des discours sur les patients et leurs pathologies dans une langue dans laquelle ceux-ci ne peuvent se reconnaître. Soit le tiers est le représentant de l’autorité publique (le préfet), mais, là encore, ce n’est pas vraiment un tiers médiateur, mais plutôt un tiers qui sanctionne. Dans les deux cas, le médecin et le préfet représentent bien le collectif, et cela est essentiel, nous l’avons vu, dans la prise en charge de la détresse psychique. Cependant, leur convocation en tant qu’expert ou qu’autorité rendent plus difficile la flottance du symbolique dont nous avons fait la spécificité de l’urgence psychiatrique. L’expertise et l’exercice de l’autorité sont deux formes de rigidification du symbolique.

Alors, en définitive, que penser du statut de la psychiatrie d’urgence dès lors qu’elle est ainsi tiraillée entre un délaissement du pouvoir politique quant à la prise en compte de ses véritables problématiques (accueil d’une forme de détresse sociale) et le surinvestissement du même pouvoir politique d’un rôle sécuritaire dont la psychiatrie, dans son ensemble, cherche à s’extirper depuis maintenant près de cinquante ans en s’ouvrant sur la ville ? Sans doute ne faut-il pas trancher cette question pour respecter ce qui fait de la psychiatrie d’urgence une institution si particulière. Si étaient instituées des normes de ce que doit être la psychiatrie d’urgence, nous lui retirerait sa flottance, c’est-à-dire ce qui la caractérise proprement. Il n’y a ainsi pas de statut définitif de la psychiatrie d’urgence, tout simplement parce qu’elle invite sans cesse à réélaborer le politique, et donc à se réélaborer elle-même, car en partie représentante du politique, au gré des demandes imprévisibles des patients en détresse. Chaque recours, dans sa bizarrerie, dans la brèche qu’il introduit dans le cadre institutionnel, est une injonction à ce que le contrat social se reconfigure parce qu’il a trop dévoilé ses limites. Les patients sont les mineurs de fond ou les sculpteurs de l’institution. Aux urgences psychiatriques, se joue et se renouvelle sans cesse, à échelle réduite, une expérience politique et sociale qui cherche à réélaborer discrètement le contrat social en articulant, autour d’un sujet, par quelque recette inventive, parfois ratée, ce qui est de l’ordre du pouvoir, de l’identité et du désir. La psychiatrie d’urgence esquisse le visage, toujours reconnaissable mais toujours changeant, d’une institution dont les traits varient au rythme des recours qui se présentent. Un visage ouvert (au désir) et un peu sévère (qui exprime la loi) comme condition de la rencontre, du lien avec l’autre, et de la reconnaissance du collectif.

Notes
701.

Le 7 juillet 2010, la commission des affaires sociales du Sénat a déposé un rapport d’information sur le mal-être au travail.

702.

L’intitulé complet est formulé ainsi : « Projet de loi relatif aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge ». A l’heure où nous rédigeons cette conclusion, le projet a été renvoyé à la commission des affaires sociales en charge d’examiner le projet de loi avant sa présentation au parlement. Un médecin urgentiste a été nommé rapporteur le 13 juillet 2010. Projet consultable à l’url suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/13/projets/pl2494.asp