Annexe 3 : Les représentations sur la contention au Pavillon N

Hôpital Edouard Herriot

Etude par entretiens auprès des infirmiers et aides-soignants du service

Jérôme Thomas

Doctorant – Allocataire de Recherche en Sciences de l’Information et de la Communication

Laboratoire ELICO (EA 4147)

Université Lumière Lyon 2

En collaboration avec

Nadya Bouchereau

Cadre infirmier, Pavillon N

INTRODUCTION :

Origine et cadre de l’étude

Cette étude s’inscrit dans une démarche double. Elle est en effet un élément de plus d’une recherche globale de thèse en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) sur l’urgence psychiatrique. Mais elle est aussi le fruit d’une demande de l’encadrement infirmier du Pavillon N des urgences médicales et psychiatriques de l’hôpital Edouard Herriot, service qui constitue par ailleurs le terrain principal de la thèse.

Ce travail aborde la délicate question de la contention, mais il l’envisage d’une manière particulière, propre à un travail en SIC, c’est-à-dire sous l’angle des représentations présentes chez le personnel infirmier et aide-soignant. Autrement dit, il ne s’agit pas d’un travail sur le réel, mais d’un travail sur les constructions mentales, symboliques ou imaginaires (qui se lisent dans le discours des soignants du service) sur ce qui constitue peut-être la part la plus réelle et/ou violente du travail de l’urgence psychiatrique : la contention. En d’autres termes encore, il nous semble que ce document ne peut en aucun cas constituer un outil d’évaluation du travail du personnel soignant concerné par l’enquête. Il peut constituer tout au plus un indicateur de la façon dont les soignants s’approprient à la fois subjectivement et collectivement une part de leur travail. Au fond, ce travail donne une idée de la façon dont les soignants se représentent leur action à partir de la contention. Il ne va pas au-delà, si ce n’est de proposer des hypothèses sur les processus de construction identitaire à l’œuvre dans l’espace public hospitalier tel qu’il est donné à voir aux urgences.

C’est selon ce point de vue que nous avons envisagé la demande formulée à notre égard par N. Bouchereau, cadre infirmier au pavillon N. Tout en laissant libre le choix de la méthode, l’objectif de cette étude était de savoir si la contention a valeur de soin 732 dans les représentations des soignants. Pour l’encadrement infirmier du pavillon, cette interrogation s’est étayée à partir de plusieurs éléments. Le premier est celui d’une intuition concernant justement l’évolution récente des représentations du personnel infirmier et aide-soignant à propos de la contention et plus généralement à l’égard des patients relevant d’une prise en charge psychiatrique. Ainsi, pour l’encadrement infirmier, la question se pose en ces termes : dans quelle mesure la contention est-elle aujourd’hui considérée comme un soin ? Que représente pour le personnel soignant la prise en charge d’un patient en souffrance psychique ? Le constat du passé était celui d’un rejet, peut-être même d’un certain mépris, de la pathologie psychique et aussi celui d’une mise en sens réductrice de la contention où ne figurait pas (ou peu) la notion de soin. Ces constats ont alors été à l’origine de la mise en place de formations à l’intention du personnel soignant concernant la contention, la gestion des situations d’agressivité et de violence et la spécificité de la prise en charge des patients en psychiatrie. Cette étude intervient à la suite des ces formations et dans le contexte d’un renouvellement et d’un élargissement relativement importants du personnel infirmier et aide-soignant du pavillon N.

Hypothèses de recherche :

La question de départ de cette petite enquête, qui pouvait satisfaire à la fois les interrogations de l’encadrement infirmier et, en même temps, correspondre à une approche en SIC, a donc été la suivante : quels sont les rapports entre soin et contention tels qu’ils sont représentés chez les infirmiers et les aides soignants du service ? Autrement formulée : avec quelles représentations les soignants se confrontent-ils au réel de la contention ?

C’est avec cette large question de départ que nous avons mené une recherche bibliographique733 sur les notions de soin et de contention et, parallèlement, une phase d’entretiens qu’on pourrait dire « exploratoires » auprès du personnel concerné. Cette première étape de l’enquête nous a amené à soulever des questions coextensives aux premières. En fait, il nous a semblé qu’on ne pouvait questionner les rapports entre soin et contention qu’en y incluant des considérations plus larges sur le rapport des soignants à la violence, à la pathologie psychique, à leur identité de soignant telle qu’elle s’exprime et se construit dans l’espace particulier du service d’urgence.

C’est donc de cet ancrage problématique que découle le plan de l’exposé des résultats de l’enquête. Nous avons veillé cependant à ce que le rapport soin / contention soit le fil directeur de la réflexion.

Corpus et méthodologie

Avant d’exposer les résultats, il convient d’indiquer quels ont été notre matériel et nos méthodes d’enquête et d’analyse.

On a procédé à une enquête par entretiens qui s’est déroulée en plusieurs phases.

Il faut peut-être d’abord justifier brièvement le choix des entretiens. Nous partons de l’hypothèse que si les représentations sont des idées, des concepts, des schèmes de perception qui visent à mettre du sens à des pratiques, à leur donner une existence symbolique, cela ne peut s’observer que dans le discours. En effet, qu’on s’inspire des présupposés théoriques de la psychologie ou des sciences sociales, on peut dire que c’est le passage à l’ordre du langage, de l’énoncé ou du discours qui transforme le sujet singulier en un sujet de communication et donc de représentation. En se traduisant pour l’autre, en traduisant sa pratique pour l’autre (en l’occurrence pour l’enquêteur et ce qu’il représente734), le sujet se fige et s’identifie dans des représentations735 qui sont l’objet de notre étude. L’entretien est donc le dispositif qui permet le mieux le recueil de ce type de matériel d’étude.

La totalité des entretiens ont été enregistrés et retranscrits mot pour mot, après autorisation des enquêtés. Le travail a donc porté sur ces retranscriptions.

En l’espace d’environ deux mois nous avons rencontré neuf personnes dont nous estimons qu’elles constituent un échantillon assez représentatif du personnel soignant et aide-soignant du pavillon N. Pour la représentativité, on a fait varier le statut (5 infirmiers et 4 aides-soignants), l’âge (24 à 33 ans : la population est globalement jeune dans le service), le sexe (6 femmes, 3 hommes : la population est globalement plus féminine dans le service), l’ancienneté dans le service (de 8 mois à 4 ans).

On doit noter que les entretiens se sont déroulés avec une grande facilité. Il est indéniable que le personnel soignant avait envie de s’exprimer sur le sujet de la contention. La majorité des enquêtés ont, à ce propos, souligné la nécessité de disposer d’espaces de parole pour avancer le travail d’élaboration autour de la contention initié lors des entretiens. Cette remarque constitue déjà peut-être une limite de ce travail puisque on peut imaginer que le discours recueilli n’était pas totalement dénué d’une dimension, si ce n’est parfois revendicative, au moins de « décharge » vis-à-vis d’un point sensible de leur travail.

Il y a eu trois vagues d’entretiens.

La première phase, comme on l’a déjà évoqué, a été exploratoire. Il s’agit des quatre premiers entretiens qui visaient à faire le recueil des grandes thématiques du discours des soignants autour de la contention. Ces entretiens ont été assez longs (de 30 à 50 minutes) et la règle d’expression pour l’enquêté était la libre association des idées à partir de différents thèmes.

Une première question débutait tous les entretiens : « Pouvez-vous me donner une définition de la contention ? ». Puis l’échange était ensuite constitué de relances à partir de la réponse donnée. L’entretien a donc été, autant que faire se peut, le moins directif possible. La grille d’entretien était constituée de grands thèmes à aborder absolument en référence aux recherches bibliographiques et aux buts de l’enquête : contention et soin ; contention et sécurité ; contention et éthique personnelle ; contention et pathologie psychique.

Une deuxième vague d’entretiens a ensuite eu lieu quelques temps plus tard. Cette fois, les entretiens étaient plus courts (20 à 25 minutes) et plus directifs, de façon à approfondir les thèmes apparus et les points du discours les plus récurrents des entretiens précédents. Cela a permis d’affiner et /ou de valider les premières hypothèses émises.

Enfin, un dernier entretien d’une forme un peu particulière a été réalisé. Deux aides-soignants se sont présentés en même temps. Il a donc été décidé de procéder à un entretien de groupe permettant d’avancer sur un thème dégagé de façon prégnante lors des premiers entretiens : c’est l’idée que la contention est perçue par les soignants comme une forme de mise à l’épreuve de la solidarité du service. Cela nous a laissé penser que la contention constitue un élément dans le processus de production de l’identité du service. La discussion spontanée entre les deux aides-soignants lors de ce dernier entretien a été d’une grande richesse de ce point de vue.

La lecture globale des entretiens a conduit à dégager cinq grands axes d’analyses. La méthode d’analyse a donc été la suivante. On a construit un tableau à 5 colonnes (correspondant aux axes) et avec autant de lignes qu’il y a eu d’entretiens. On a sectionné chaque entretien en fragments de phrases de façon à les placer dans les colonnes sous chaque thème auquel le segment de phrase se rapporte. Ainsi, en ligne : on visualise, pour chaque enquêté, l’importance relative donnée à chaque thème. En colonne, on a une vue globale des représentations et des formules associées à chaque thème pour tous les enquêtés. On trouvera en annexe, comme illustration, un morceau du tableau736 sur lequel nous avons travaillé (3 colonnes).

Limites et biais de l’enquête

Comme toute méthode, la nôtre a ses limites qui ont à voir avec les limites traditionnelles de l’enquête par entretiens et à la particularité du terrain que nous avons investi. La critique généralement faite à ce genre de méthode d’enquête est évidemment celle de l’engagement et de la distanciation de l’enquêteur par rapport à l’enquêté. Les plusieurs mois d’observation que nous avons passés dans le service avec les psychiatres nous prédisposaient certainement à la formulation d’hypothèses particulières. Nous avons donc essayé de faire preuve du plus de rigueur possible pour réaliser les entretiens les moins directifs possibles. La nette envie de s’exprimer des enquêtés a permis de ne pas poser de questions trop précises qui auraient conduit à « préfabriquer » les réponses.

Une autre limite tient à ce que la plupart des enquêtés ont voulu adopter le tutoiement lors des entretiens. Cela aurait pu constituer un obstacle à la nécessaire distanciation enquêteur / enquêté. En fait, cet obstacle s’est transformé en élément heuristique dès lors qu’on entendait la motivation derrière la volonté de tutoyer. Pour les enquêtés, proposer le tutoiement c’était déjà montrer leur manière de se représenter la vie dans le service sur le mode du : « Je te tutoie, car ici tout le monde se tutoie, tu vas voir il y a une bonne ambiance ». Cette remarque, souvent répétée, a vite résonné avec le discours des soignants sur la solidarité du service qui se dégagerait particulièrement lors des contentions.

On pourra reprocher aussi qu’avoir rencontré 9 personnes, c’est peu au regard du nombre d’infirmiers et d’aides soignants dans le service. En effet, mais nous avons fait le choix d’une étude qualitative et qui a très vite révélé l’occurrence d’invariants (formules et représentations) qui sont, par ailleurs, signes d’une identité infirmière solidement structurée autour de représentations communes en rapport avec la contention.

Il convient donc d’avoir à l’esprit ces quelques biais de l’enquête pour lire les développements suivants.

RESULTATS :

Comme on l’a dit plus haut, nous avons donc dégagé cinq grandes thématiques sous lesquelles s’articulent le discours et les représentations des enquêtés. La première thématique correspond en fait au discours spontané des enquêtés sur la contention, c’est-à-dire au discours des premières minutes de l’entretien. C’est un discours assez stéréotypé qui invoque la notion de sécurité. L’analyse du discours du début d’entretien est à relativiser dans la mesure où il correspond à une phase de prise de confiance, en quelque sorte, avec l’enquêteur. Il reste que c’est la notion de sécurité qui a été évoquée avant celle de soin737 dans le discours général et spontané sur la contention. On détaillera cela ci-dessous.

Les deux thématiques suivantes montrent que les enquêtés se représentent la contention comme un soin. Cependant, chaque enquêté a tenu à mettre des nuances et à introduire quelques critères pour évaluer la portée thérapeutique de la contention. En gros, les représentations sont les suivantes : oui, la contention est un soin, mais il faut voir à quel type de patient elle s’adresse (avec une forme de hiérarchisation dans les pathologies) et dans quel type de prise en charge elle s’insère.

Enfin, les deux dernières thématiques évoquent le rapport, lisible dans le discours et les représentations des enquêtés, entre la contention et la construction de l’identité infirmière. En fait, les soignants perçoivent une fois de plus la contention comme un soin mais à condition de la contextualiser dans le service d’urgence qui est marqué par des spécificités738 auxquelles les soignants s’attachent.

1. La contention vue comme une double mise en sécurité : du patient et de l’équipe soignante

La première question qui a été posée à tous les enquêté était : « Pouvez-vous me donner une définition de la contention ? ». Pour tous les enquêtés qui ont reçu la formation sur la gestion des situations d’agressivité, la contention a été définie comme une double mise en sécurité. Pour les soignants, la contention, c’est la mise en sécurité du patient et de l’équipe soignante à la fois.

En revanche, pour les soignants n’ayant pas reçu la formation, la tentative de définition a été plus laborieuse. Cependant, c’est quand même l’idée de mise en sécurité qui transparaissait dans leurs propos. On trouve des formulations du type : « on est responsable d’eux », « pour pas qu’il tombe », « éviter qu’il se fasse mal et qu’il nous fasse mal ».

Ce qui reste remarquable dans les deux cas, c’est le fait que c’est l’idée de sécurité qui surgit spontanément chez les infirmiers et les aides-soignants plutôt que la notion de soin pour qualifier la contention. En fait, il convient de comprendre ce que peut signifier le terme même de sécurité pour les acteurs du soin. On s’aperçoit à cet endroit que la sécurité ne recouvre pas la même réalité quand elle concerne le patient ou l’équipe.

Quand les soignants parlent de la mise en sécurité du patient, ils mettent cette notion en équivalence avec la notion de « protection » qui peut dès lors implicitement faire référence à la notion de soin (cf. un infirmier : « c’est une protection médicale »). De même, mais ce n’est pas le cas pour tous les enquêtés (et c’est plutôt vrai pour les infirmiers), « sécurité » est associé à l’idée de « rassurer » le patient comme une sorte de « mise à l’abri » de ses angoisses ou productions délirantes. On peut citer cette infirmière : « j’ai compris que certains ça leur fait du bien et que ça les protège », ou encore d’autres : « on contient pour pallier le manque de contention personnelle », « on lui évite de faire des actes violents envers lui-même », « son esprit n’est plus dans son corps, donc il faut le maintenir », « il a le sentiment d’un corps morcelé », « le protéger jusqu’à ce qu’il ait retrouvé ses esprits ».

La sécurité est définie d’une autre manière quand il s’agit de dire que la contention est une mise en sécurité de l’équipe. Le vocabulaire du combat a souvent émergé à ce propos. C’est l’idée que le patient représente un danger pour l’équipe soignante : « tu vas contenir parce que tu n’as pas envie de te faire taper sur la figure », « tu vas pas risquer ta vie à chaque fois que tu passes devant un box », « c’est un peu la bagarre des fois ».

Il y a ainsi une forme de contradiction dans les représentations. On voit bien là que cohabitent deux visions du patient : celui qu’on protège et celui dont on se protège. Le terme de sécurité, doublement connoté sous l’angle de la défense (« on appelle la sécurité pour calmer le jeu ») ou de la protection, permet peut-être cette articulation.

C’est peut-être pour cela que, comme solution pour « gérer » cette contradiction, l’accent est tantôt plutôt mis sur la sécurité du patient, tantôt plutôt sur la sécurité de l’équipe. Dans le discours des soignants, certaines contentions ont en effet tendance à d’abord être considérées comme une mesure au bénéfice l’équipe et d’autres davantage comme une mesure au bénéfice du patient. Il nous a semblé que cela varie en fonction du patient concerné. La pathologie du patient et /ou la nature de sa demande sont alors mises en jeu.

On va voir dans le paragraphe suivant que les soignants nuancent la portée thérapeutique de la contention en fonction de la pathologie du patient concerné. C’est un peu selon le même procédé que le patient est considéré d’abord dangereux pour lui-même ou d’abord pour l’équipe. Voici quelques formules repérées dans les entretiens et qui vont dans le sens de cette hypothèse : « les TS, c’est plus pour les garder, les mettre en sécurité » (cf. la mise à l’abri), « Les psychotiques, c’est plus pour un soin » ; « par rapport, par exemple, à un patient alcoolisé qui menace de taper tout le monde…qui n’est pas forcément un patient avec une problématique psychiatrique, bon, dans ces cas là c’est une sécurité je dirais pour les personnes présentes dans le service et pour le personnel. Pour les patients purement éthyliques, on met en sécurité le personnel et les accompagnants quoi. Là c’est pas des soins, là c’est la sécurité».

Ce qui est sûr, c’est que la contradiction que nous avons évoquée et qui peut conduire à « classer » les patients n’est pas sans poser question aux enquêtés qui s’interrogent sur leur propre pratique : « Est-ce que je l’attache ? Peut-être moins pour lui et plus pour moi ? Parce que je n’ai pas le temps de m’en occuper. Le problème, c’est que nous on est responsable d’eux. Donc, dans cette part de responsabilité, le patient on le contentionne ». Ou encore : « On n’attache jamais pour se mettre juste en sécurité, ça va dans les deux sens ».

Si la contention est considérée comme une mise en sécurité, elle est aussi considérée comme un soin, comme on va le voir dans les deux parties suivantes.

2. Reconnaissance de la contention comme un soin mais des nuances à partir d’une « hiérarchisation » des pathologies

Même si c’est l’idée de sécurité qui émerge en premier dans le discours des soignants à propos de la contention, il reste qu’à mesure que se déroulaient les entretiens, la notion de soin a elle aussi émergé pour qualifier la contention.

Ce sont les infirmiers qui ont été les plus précis dans l’explication de la portée thérapeutique de la contention. Souvent, la volonté de démontrer la valeur de soin de la contention s’est étayée sur deux éléments : un intérêt pour les problématiques de soin liées à la psychiatrie et la mobilisation d’un vocabulaire acquis lors de leur formation initiale ou de la formation continue dans le service.

C’est ainsi que l’on retrouve, outre l’idée de protection évoquée plus haut, dans le discours des infirmiers des termes assez « techniques » comme l’idée de « cadre contenant physiquement et psychiquement », de « corps morcelé » à propos des patients psychotiques, par exemple. Beaucoup d’enquêtés ont fait remarquer que la contention est « une alternative à d’autres soins comme la contention chimique » ou que c’est « le seul soin psy qu’on fait ». D’autres représentations de la portée thérapeutique de la contention sont plus schématiques et imagées mais restent la marque que la contention est vue comme un soin : « éviter qu’il monte en pression », « Ceux qui ont une fuite psychologique. Contenir ces patients, ça va leur donner une unité corporelle », « ça va a une vitesse dans leur tête ».

Il ne fait donc pas de doute que la contention est considérée par les infirmiers et les aides-soignants comme un soin. Cependant, il convient d’observer le discours des enquêtés un peu plus dans le détail pour s’apercevoir qu’ils introduisent des nuances et, en quelque sorte, des critères d’évaluation pour mesurer la portée thérapeutique de la contention.

C’est ainsi que, dans les représentations des soignants, la contention est envisagée pleinement comme un soin dès lors qu’elle est décontextualisée de toute situation clinique particulière. C’est comme s’il y avait, d’un côté, la théorie et, de l’autre, la pratique clinique qui ne pouvaient se superposer. De manière assez emblématique par rapport au discours général, une infirmière affirme que : « Dans la logique des choses, ça fait partie du soin ».

Dès lors qu’on passe de la « logique » à la clinique, les enquêtés ont tous tenu, sans exception, à établir des nuances sur la portée thérapeutique de la contention en suivant un schéma général qu’on va tenter d’exposer ici.

Pour eux, la portée thérapeutique de la contention varie suivant : l’âge du patient, la pathologie du patient et la nature de la demande du patient.

De manière générale, il est fait un sort spécial à la contention des personnes âgées. Les concernant, la contention est un peu mise en débat. En tous cas, chaque enquêté tient à préciser que même si le résultat est le même (restreindre la liberté de mouvement), la contention des personnes âgées à une autre portée que pour les autres patients.

Cela se lit assez aisément dans la différence de registre pour qualifier les patients âgés. On est dans le vocabulaire de la tendresse. Il s’agit toujours du « petit papy », « de la petite mamie », ou encore du « papynou ». Rien à voir avec ce qui peut qualifier le patient éthylique, par exemple, souvent nommé « le mec bourré », ou le psychotique décrit comme « le fou furieux » ou le « gros psychotique ».

De plus, dans l’évocation de la contention des personnes âgées, il y a un sentiment d’agir sous la contrainte. Ainsi, dans le discours, l’acte est souvent évoqué à la forme passive. On peut donner ici quelques exemples : « une petite mamie qu’on est obligé de contenir », « C’est ça qui nous fait le plus mal : attacher des personnes âgées », « les petits vieux, ils sont dans l’affectif, il faut faire du maternage ».

Les soignants tiennent aussi à montrer que, pour eux, la contention pour les personnes âgées ne relève pas d’un soin psychiatrique, ce qui leur permet de les écarter du lot de ceux pour qui on ne discute pas la contention : « ils n’ont pas de problèmes psy, donc c’est une petite différence ». Dans le même sens, la portée thérapeutique peut aller chez certains soignants jusqu’à être remise en cause. Plus généralement, cela tend à émettre l’hypothèse selon laquelle, chez les infirmiers et les aides-soignants, la contention est représentée comme soin dans la seule mesure où elle concerne les patients qui relèvent spécifiquement de la psychiatrie739. C’est ainsi qu’un infirmier dit : « A partir du moment où la personne âgée elle a toute sa tête et on lui dit on vous attache parce qu’il ne faut pas que vous partiez…attacher quelqu’un c’est lui faire perdre son autonomie…pour son libre arbitre, c’est vachement régressif. ». Le « toute sa tête » fait référence aux propos précédents où l’infirmier évoquaient les personnes âgées atteintes d’Alzheimer ou en état confusionnel. Celles-ci sont davantage assimilées à des patients à problématiques psychiatriques.

Dans le groupe des patients qui ne sont pas les personnes âgées et qui sont susceptibles d’être contenus, les enquêtés établissent aussi des différences.

Nous avons repéré dans le discours des enquêtés une différenciation entre trois types de patients : les psychotiques, les tentatives de suicide, les alcooliques.

La contention est considérée comme un soin à part entière pour la première catégorie, elle n’est pas considérée comme un soin pour les alcooliques (plutôt comme une sanction). La deuxième catégorie donne lieu à des points de vue intermédiaires et beaucoup moins arrêtés et généralisables.

Pour les soignants interrogés, la contention pour les patients psychotiques, c’est indubitablement un soin : « un patient délirant, tu es vraiment dans une position soignante ». Aussi, les soignants soulignent, en quelque sorte, l’authenticité de la souffrance du patient qui justifie740 la contention : « Le patient psychiatrique, il est malade, il a une pathologie psychiatrique, il a une maladie de la tête ». Il faut mettre cela en perspective avec, par exemple, la façon dont les patients alcooliques ne sont pas estimés porter une souffrance authentique741 : « Ces gens, c’est pas une maladie qu’ils ont, c’est qu’ils ont pris une cuite, c’est un choix de leur part ». Ainsi, il semble que le critère de l’authenticité de la souffrance ou de la maladie soit un moyen pour les infirmiers de s’approprier ou non la contention comme faisant partie de leur rôle soignant.

Les soignants évoquent souvent la violence ou la difficulté de la contention pour les patients psychotiques, mais elle semble acceptée ou au moins dépassée devant la conscience de la portée thérapeutique de l’acte. Des formules de ce type sont souvent revenues : « Recevoir les coups d’une personne délirante, je l’excuse » ou encore : « on ne va pas reprocher à quelqu’un qu’il est désagréable parce qu’il est pas bien dans sa tête ».

En revanche, la violence du patient éthylique est interprétée différemment. Par conséquent, la portée de la contention aussi. Comme on l’a déjà évoqué, le patient alcoolique ne semble pas mis dans la catégorie de celui qui souffre, il est donc moins susceptible de recevoir un soin : « Quelqu’un qui est violent et agressif parce qu’il a picolé, je n’ai pas un regard soignant », autre exemple : « Un patient alcoolisé qui menace de taper tout le monde n’est pas un patient forcément à problématique psy ».

De là, la contention n’est pas considérée comme un soin mais plutôt comme une sanction, ou alors une mise à l’écart, par le personnel infirmier et aide-soignant : « il n’a rien à faire chez nous, c’est pas des soins, c’est de la sécurité », « ils n’y a pas de soin particulier à leur donner, ils cuvent », « l’alcoolisé, on le dépose chez nous, parce qu’on ne sait pas quoi en faire », « l’alcoolisé qui peut être violent et qu’on contient pour pas qu’il se ballade dans les couloirs ».

Concernant maintenant les tentatives de suicides qui sont désignées comme une catégorie à part par les enquêtés, il est difficile de trouver une représentation commune de la contention pour ces patients. Ce qui ressort donc, c’est l’idée que pour la TS, la portée thérapeutique de la contention est toujours à discuter même si elle reste la plupart du temps évidente.

En fait, les soignants ont tendance, une fois de plus, à discuter l’authenticité, ou la profondeur, de certaines souffrances. Il y aurait de « fausses » TS décrites par plusieurs enquêtés avec une formule reproduite à chaque fois presque mot pour mot : « la minette de 25 ans qui a pris ses deux Lexomil ». Un infirmier parle, à l’opposé, de « TS psychiatriques ». Pour le premier type de TS, la portée thérapeutique est discutée, tel qu’on peut le lire dans les propos de cette infirmière : « je ne sais pas si je devrais le dire, mais les gens qui ont pris trois cachetons et qui partent, c’est aussi leur choix, ils sont grands, ils sont majeurs quoi ». Dans le deuxième cas, la contention est considérée comme thérapeutique dans la mesure où elle préserve d’une réitération immédiate du passage à l’acte.

La nature de la demande du patient sert aussi aux infirmiers à se construire des représentations pour discuter de la valeur thérapeutique de la contention. Certains infirmiers estiment ainsi que l’opportunité de la contention ne se discute pas dès lors que le patient la demande. Il est étonnant que cette configuration, estimée comme rare par les soignants, ait été évoquée à plusieurs reprises par différents enquêtés. A notre avis, c’est bien le signe que la nature de la demande est un critère d’importance dans l’évaluation du soin aux urgences pour les infirmiers. En creusant cette piste, on s’est effectivement aperçu qu’un clivage entre patients était établi sur ce critère. C’est ainsi qu’une infirmière, à propos d’une patiente hystérique742 résistante à une contention, estime : « Pourquoi on irait soigner des gens qui n’ont pas envie de se faire soigner ? ». Au-delà, cette question de la demande, de la contrainte et de la liberté autour de la contention, a été élargie à la question générale de la demande adressée au service d’urgence. On peut déceler dans le discours des soignants l’idée d’une moindre authenticité de la souffrance des patients en détresse psychique, qualifiés parfois de façon dépréciative : « Un qui chouine parce qu’il a perdu son chien », « on banalise vachement tout le côté dépressif », « on est dans une confrontation perpétuelle entre cette personne qui peut mourir et qui ne l’a pas choisi et celle qui veut mourir et qui est en bonne santé »743. A ce propos, une infirmière confie qu’il est parfois difficile de garder un regard soignant sur des patients ayant fait une TS et qu’il faut contenir : « Des fois j’ai envie de leur dire, t’es pas content, t’avais qu’à pas prendre de médicaments, quoi ! Alors, c’est pas soignant du tout, on ne peut pas le dire, je ne l’ai jamais dit, mais des fois… ».

Cette question de la demande nous introduit directement au paragraphe suivant où il est question de la mise en sens de la contention à l’intérieur d’une prise en charge globale du patient.

3. Contention, soin et notion de prise en charge globale

A plusieurs reprises, au cours des entretiens, est revenue l’idée qu’une « bonne »744 contention, c’est-à-dire pour les enquêtés une contention qui puisse être considérée comme un soin, c’est une contention qui ne se réduise pas à elle-même. Les soignants indiquent ainsi des éléments qui doivent, selon eux, faire partie de la prise en charge d’un patient à contenir. Pour eux, il semble que la contention s’élève en soin dès lors qu’elle s’inscrit dans un projet de soin global.

Ainsi, encore une fois, la portée thérapeutique de la contention du patient alcoolique est relativisée, puisque « il n’y a pas de suite : une fois qu’il aura décuvé, tu le détaches et il s’en va ». L’idée que le patient soit informé de ce que représente la contention est estimée par les soignants comme un gage de qualité. C’est ainsi que pour les soignants, une bonne contention est celle qui s’accompagne d’un effort de communication et d’information qui vienne donner du sens à l’acte et, en quelque sorte, en atténuer la violence à la fois pour le patient et pour le soignant. Ces quelques formules que nous relevons illustrent cela : « un gros psychotique qui se voit attaché, il se voit attaché à long terme, donc on lui explique que non », « Après avoir fait une contention je retourne voir le patient, je prends le temps de discuter », « la contention doit prendre en charge la crise à moyen et long terme, elle peut permettre d’observer un délire par exemple », « une contention, c’est global ».

Il est intéressant de noter que les soignants conçoivent aussi leur action soignante en termes de relation. Or, il semble que la contention vienne les bousculer dans cette représentation du soin où la relation avec le patient se joue dans la rupture, sur le terrain de l’agir, de la contrainte et même parfois de la violence. C’est ainsi que pour eux, une contention soignante, c’est celle qui réinstaure une forme de lien, une forme de relation soignante. On peut lire cela dans le propos éloquent de cette infirmière : « On explique au malade pourquoi on le contient. Donc c’est un soin : il y a ce côté relationnel où on explique les choses. Je ne conçois pas d’attacher quelqu’un sans l’avertir du pourquoi et du comment, donc je lui parle ». Cette autre infirmière l’explique à sa manière : «Des fois on est un peu que des bras donc on remet des mots là-dedans. Dans tout soin il faut créer du lien ». Notons au passage que la notion de lien est mise en équivalence avec celle de communication. Nous trouvons ici un argument de plus pour alimenter une des hypothèses centrale du travail de thèse qui consiste à envisager fondamentalement le service d’urgence comme un lieu d’information, de communication et de médiation. Au moins, comme un lieu où sont posées de manière cruciale des questions autour de ces trois concepts.

Au-delà, les soignants reconnaissent une vertu thérapeutique à mettre en sens l’acte de contention : « Le simple fait de parler, de discuter, de rassurer, ça arrive à apaiser les choses, c’est contenant ».

Cependant, tout en reconnaissant la nécessité d’entourer la contention d’information et de communication, les soignants rencontrés ne s’estiment pas toujours à la hauteur de la tâche, estimant que la parole, c’est le domaine de compétence des psychiatres. Les soignants ont donc l’idée que la maniabilité de la parole fait partie d’une compétence professionnelle, même si certains s’estiment, plus que d’autres, capables d’entrer en contact avec les patients. C’est ainsi qu’une infirmière affirme : « En tant qu’infirmiers, on ne peut pas mettre tous les mots, on n’a pas ce pouvoir là ». En revanche, un aide-soignant qui se dit passionné par les problématiques de la psychiatrie souligne le caractère global de la prise en charge de la contention et l’accent à mettre sur la communication : « Moi je suis très fort pour parler avec des gens qui sont psychiatriquement atteints. On est un corps et une tête, j’arrive pas à me dire qu’on peut dissocier les deux ». En fait, là où tous les soignants sont d’accord, c’est sur le fait que cette communication est nécessaire autour de la contention mais que les conditions de travail, considérées à l’intérieur d’une représentation de l’urgence chronophage, ne le permettent pas : « Ce qui est difficile, c’est d’avoir du temps pour discuter avec les gens ». Il semble que les soignants, qui pourtant ont pris le temps de répondre à nos questions, nourrissent une vision héroïque du travail d’urgence où le temps court : « ça bouge », « ne pas savoir ce qui va se passer, c’est mon adrénaline », « T’es pas aux urgences pour rien, t’es là pour sauver des vies », « le rythme de l’urgence ».

Dernière remarque sur la prise en charge : les soignants voient la portée thérapeutique d’une contention dès lors qu’elle s’est déroulée au sein d’un travail d’équipe articulé. Les soignants considèrent qu’une contention qui se passe bien est celle qui met en place un travail concerté entre l’équipe infirmière d’une part et les médecins et les psychiatres d’autre part. Il nous a semblé entendre, à travers divers indices745, que la contention était parfois ressentie comme une pratique de soin déléguée aux infirmiers et non pas toujours partagée et assumée par un tandem médecin / infirmiers.

4. Contention et identité soignante : la contention comme le fait d’une médecine sociale et comme révélatrice de la solidarité d’une équipe.

De manière quasi unanime, les soignants que nous avons rencontrés font un lien entre la contention et la spécificité du travail au pavillon N. Ils soulignent cela de deux manières : positivement et en creux.

En creux : en donnant des éléments de comparaison par rapport à d’autres services où ils ont pu travailler dans le passé. De ce point de vue, le service est présenté comme le contraire de la routine qui peut s’installer dans des services plus classiques. Ainsi, l’inattendu est présenté comme l’intérêt principal du travail qui, en contrepartie, contraint à accepter logiquement le surgissement de la crise et la possibilité de procéder à une contention.

Plus positivement, dans les représentations des soignants, la contention ferait partie d’une médecine à vocation sociale, voire humanitaire, qui se joue au pavillon N. C’est l’idée que le pavillon N est un lieu d’accueil de la violence de la cité, de la misère sociale. Certains infirmiers considèrent leur rôle comme « la soupape de sécurité de la société ». Dans ces conditions, la contention serait un moyen mis à la disposition des soignants pour assumer ce rôle. C’est ainsi qu’on peut lire des formules comme celles-ci : « On reçoit une population qui est quand même amenée à être contenue », « je fais de la médecine humanitaire du fait de toute la misère sociale qu’on récupère », « le public est psychiatrisé au ¾ », « dans un service comme le nôtre, tu banalises la contention », « on est le dernier rempart contre la violence », « tous les problèmes non-résolus ailleurs on les envoie ici », « on fait un peu dispensaire des fois », « sans nous, il y aurait plein de malades dans les rues qui taperaient tout le monde ».

Au fond, les soignants qui ont montré le rapport le plus apaisé et le moins critique à l’égard de la contention sont ceux qui semblent avoir investi ce rôle746 d’acteur de la vie sociale de la cité au maximum. A notre avis, il y a même quelque chose de l’ordre de la revendication d’une identité, d’une légitimité à produire un discours engagé et critique sur la société quand on est infirmier ou aide-soignant au pavillon N.

Ainsi, s’ils peuvent considérer la contention comme un acte thérapeutique, les enquêtés le font à la condition qu’on reconnaisse la spécificité de la médecine qu’ils exercent : la contention est un soin car elle a lieu dans un cadre où la médecine a deux versants : elle panse des plaies singulières et d’autres plaies sociales. C’est dans ce sens que deux infirmiers ont exprimé le plus clairement cette idée ressentie par tous en qualifiant la contention comme « un acte qui va de l’individuel au collectif ». Un autre enquêté précise qu’il s’agit « d’un acte médical soutenu par des lois ».

Le point qu’on va développer ici est celui qui nous a le plus étonné. Pour les soignants, la contention est le moment de la vie du service qui révèle la solidarité et l’esprit d’équipe des personnels du pavillon N. Dans le discours des enquêtés, la contention n’apparaît jamais comme une partie de plaisir, mais quand elle s’avère nécessaire, elle est supportée (au sens où on en porte la difficulté, la responsabilité) par une équipe entière qui s’étend au-delà du cercle des infirmiers et aides-soignants. La contention serait, en quelque sorte, un critère de mise à l’épreuve de la solidarité dans le service.

Ainsi, les éloges de chaque infirmier sur l’esprit d’équipe et l’ambiance de travail sont nombreux. En voici quelques-uns qui sont mis en lien avec la contention : « une bonne contention, c’est une culture de service », « un appel et tout le monde est là », « quand on nous appelle [pour une contention], du plus petit au plus gradé, on est tous là, c’est ça qui fait qu’il y a une bonne ambiance dans le service », « on est tous dans la même galère, quand on attache, ce n’est plus le secteur de quelqu’un, le patient il appartient à tout le monde », « à N, t’as un problème, t’appelles », « on est vachement soudés, on n’aurait pas confiance en nos collègues, les contentions se passeraient beaucoup plus mal ». Ce ne sont là que quelques extraits des discours mais on aurait pu en citer bien d’autres qui marquent à quel point la contention condense, cristallise même, l’identité et le sentiment d’appartenance au service.

Il convient alors de souligner ce mouvement un peu contradictoire : c’est autour de l’activité a priori la plus réelle747 du service (celle qui fait le plus appel à l’agir) que se construit le plus fortement le sentiment de se reconnaître comme appartenant à un même groupe qui est, en l’occurrence, un processus hautement symbolique.

5. Contention et identité soignante : construction de l’identité par différenciation d’avec d’autres acteurs institutionnels

Si, comme on vient de le voir dans la partie précédente, la contention est vue comme le fait d’une médecine sociale, les soignants refusent pour autant d’être assimilés à d’autres acteurs de la vie sociale qui interviennent auprès de la population spécifique qui fréquente le pavillon N.

Au cours de l’entretien, il était demandé aux enquêtés de décrire le déroulement d’une contention. A plusieurs reprises, les soignants ont décrit avec beaucoup de précision la situation où le patient est amené par la police pour un examen psychiatrique (procédure de réquisition à personne). Les soignants ont tenu à montrer qu’un individu menotté et un individu contenu sur prescription médicale représentaient deux situations différentes. Ils insistent notamment sur l’idée que le patient doit se sentir intégré dans un espace de soin via le changement de tenue (chemise d’hôpital) qu’on lui impose de porter si les conditions le permettent.

On sent pourtant dans le discours des enquêtés à la fois une volonté mais aussi une difficulté à se différencier parfois de la police. Les soignants se savent par exemple détenteurs d’une forme d’autorité dans la mesure où ils endossent un rôle institutionnel de représentant de l’hôpital. C’est ainsi qu’une infirmière estime qu’elle « représente quand même l’autorité même si ce n’est pas [son] rôle », un autre infirmier dit se rendre compte, à travers la contention, de « la judiciarisation du milieu psychiatrique et de la psychiatrisation du milieu carcéral », un aide-soignant se représente « à la limite d’être policier et d’être thérapeutique ». Les soignants se représentent tout de même dans une position ambivalente, mais soulignent en même temps, souvent par la négative, par différenciation, ce qu’ils pensent être : « Je ne suis pas un videur, je ne suis pas un garde », « Ce n’est pas la prison, pour moi, c’est un soin », « C’est pas la prison parce qu’on est là pour vous apporter des soins », « pour moi, c’est un détenu la personne qui vient avec la police, ce n’est pas un patient qui vient parce qu’il est malade, mais on est forcé d’avoir un regard soignant ».

En fait, certains enquêtés semblent avoir la conviction intime que certaines contentions ne relèvent pas d’un travail infirmier, notamment à propos des alcooliques : « ils auraient été chez eux ou en cellule de dégrisement chez les policiers, ça aurait été pareil ». C’est finalement le critère du soin (de la portée thérapeutique), quand il est applicable (cf. Partie 2 de ce document) qui fait que l’infirmier ou l’aide-soignant se représente effectivement dans son rôle.

Enfin, une dernière remarque sur ce point de « l’enjeu » identitaire soulevé à partir de la contention. Nous avons l’impression que c’est seulement sur ce thème précis que les enquêtés se sont « protégés » derrière une parole institutionnelle. Pour montrer leur différence entre eux, « les blancs », et les autres, « les bleus et les rouges 748  », ils se sont justifiés par l’évocation d’un véritable protocole de contention qui, détaillant une marche à suivre précise, conduit à bien différencier les rôles. Ce protocole n’a pas été évoqué à d’autres moments de l’entretien où nous avons le sentiment d’avoir recueilli une parole plus personnelle.

CONCLUSION :

En conclusion, et à la suite de ces développements, nous voudrions d’abord simplement rappeler notre ancrage théorique de départ qui a présidé à la construction des interprétations et hypothèses précédentes. Les Sciences de l’Information et de la Communication n’ont pas pour objet de juger ni d’analyser le réel. Elles s’interrogent plutôt sur la façon dont les hommes, subjectivement ou collectivement, se donnent les moyens de mettre en sens le réel pour l’interpréter dans leur activité de communication. Or, interpréter le réel, c’est produire sur lui du discours et des représentations. Autrement dit, c’est construire des formes signifiantes reconnaissables et échangeables par tous et qui viennent se superposer au réel. C’est ainsi que les analyses qui précèdent prétendent simplement rendre compte de la manière dont les infirmiers et les aides-soignants du pavillon N se représentent la contention pour, dans un second temps, se représenter eux-mêmes et forger leur identité de soignant au sein du service. Par conséquent, cette étude ne peut ni évaluer, ni rendre compte de la pratique des soignants, dans la mesure où il existe toujours un décalage749, qui a à voir avec le caractère symbolique du langage et du discours750, entre les pratiques et les représentations qu’on se fait de celles-ci. Notre but n’était donc pas non plus de faire un comparatif entre le réel de la pratique et les représentations, nous sommes restés à l’analyse du second niveau.

Au-delà de ces considérations, quelque chose nous a interpellés dans ce travail. C’est cette volonté, cette envie, peut-être même cette nécessité, pour les soignants rencontrés, de s’exprimer sur la contention. Au fond, le service d’urgence, en tous cas pour ce qui concerne la psychiatrie, est fondamentalement un espace de rencontre, de médiation et de communication. Sauf, peut-être, au moment de la contention où la « force » employée vient mettre à jour un impossible du langage, de la communication et de la médiation. En un mot, c’est le surgissement du réel. Or, parce qu’ils sont porteurs de cette « force », la contention apparaît peut-être pour les soignants comme un événement à devoir mettre en sens perpétuellement au risque de l’angoisse ou d’une forme de rejet à l’égard du patient concerné. Nous avons le sentiment d’avoir entendu cela, certes pas toujours exprimé ouvertement, à chacun de nos entretiens. Il semble en tous cas que les diverses formations proposées aux soignants leur aient donné des clefs de signification (comme la notion de soin ou de sécurité) qui constituent des points de départ pour construire un discours toujours engagé, impliqué autour de la contention et qui leur permette d’assumer leur identité de soignant vis-à-vis de cette pratique.

Extrait du tableau qui a servi de support à l’analyse des entretiens

Hiérarchisation des souffrances et mise en perspective avec le caractère soignant ou non de la contention Acte seul (idée urgence = instant) ou insertion dans une trajectoire de soin Enjeu identitaire autour de la violence de l’acte et de la notion d’autorité
Un patient délirant, tu es vraiment dans une position soignante
Marquer le corps par des contentions
Quelqu’un qui est violent et agressif parce qu’il a picolé, je n’ai pas un regard soignant. +p3
Fous furieux, sauvages
Une petite mamie qu’on va contenir et qu’on est obligé de contenir
P4 : pas contenir la jeune fille La TS qui a sa volonté et sa raison
On contient pas le mec sympa
Le psychique est aussi important que le somatique p5 + [confuse sur sa possibilité à dire pourquoi infarctus est une urgence plus vitale à prioriser]
La connerie humaine, l’agressivité des gens
On va pas reprocher à quelqu’un qu’il est désagréable parce qu’il n’est pas bien dans sa tête. P7
Sur son futur poste au Samu : c’est des gens qu’il faut sauver donc ils ne te font pas trop chier.
On ne va pas reparler de cette contention en fait, de toute façon elle lui est imposée
Le mec qui a trois grammes, on va ne pas faire de dialogue là
P3 : à l’HP, on va voir l’effet bénéfique de la contention mais ici ce n’est pas le but : le but et l’intérêt sachant qu’il ne sera plus dans le service dans trois heures… (soupir)
Un but de soin, pouvoir l’emmener dans un lieu après qui va lui permettre de sortir de cette période difficile.
Le premier [l’alcoolique], une fois qu’il aura décuvé, tu le détaches et il s’en va, y’a pas de suite p10
On représente quand même l’autorité malgré que ce ne soit pas notre rôle.
Il y a des contentions que je trouve abusives (p4)
Des menottes médicales p10
Pour moi c’est un détenu la personne qui vient avec la police, ce n’est pas un patient qui vient parce qu’il est malade p11
On est forcé d’avoir un regard soignant
Si le patient reste avec nous, il devient patient
Le mot « loi » est différent du mot « malade », p11
C’est des gens en blanc, donc là je peux faire des conneries
Ce n’est pas la prison parce qu’on est là pour vous apporter des soins.
Le psychopathe qui échappe à tout p12.
Notes
732.

Dans la mesure où nous n’avons pas de formation médicale ni d’expérience clinique, nous ne pouvons en aucun cas nous prononcer sur le fait que la contention soit un soin ou non. Nous nous intéressons au fait qu’elle soit ou non considérée comme un soin par le personnel soignant. C’est donc bien l’idée que nous travaillons sur le plan symbolique ou imaginaire en observant strictement l’articulation signifiante des notions de soin et de contention. L’étude porte sur les modalités de traduction et de représentation du réel dans le discours, mais pas sur le réel lui-même, même si le travail sur les représentations peut aider à une interprétation des pratiques.

733.

Voir en fin de document

734.

Voir sur ce point les remarques dans le paragraphe sur les biais et limites de l’enquête

735.

Qui sont la manière dont il donne forme au réel de ses pratiques. Ces formes sont celles qui sont communes avec celles des autres sujets et donc susceptibles de faire partie de l’échange communicationnel. C’est parce qu’elles sont communes qu’on cherchera surtout dans l’étude les invariants de ces formes dans le discours.

736.

Les entretiens et le tableau entier n’ont pas été mis en annexe pour éviter d’une part la lourdeur de la lecture, mais aussi parce qu’il était convenu avec les enquêtés que leurs propos ne seraient pas communiqués tels quels aux responsables du pavillon N. Ce « contrat » nous est apparu comme un « facilitateur » de parole.

737.

Mais la polysémie du terme sécurité autorise aux soignants des associations qui leur permettent de le rattacher à celui de soin, on le verra.

738.

Nous n’avons pas cherché à discuter de la réalité de ces spécificités. Elles sont ressenties par les soignants (c’est cela qui nous intéresse) et ils en font un critère d’évaluation, de classification, pour discuter de la valeur soignante de la contention.

739.

On verra plus bas que la démarche de pensée est la même concernant les patients éthyliques pour qui la portée thérapeutique de la contention est discutée.

740.

Au sens où ça ne remet pas en cause son utilisation et où on y voit une portée thérapeutique puisqu’il y a une « vraie » pathologie.

741.

Analyser la mise en cause de l’authenticité d’une souffrance se présente comme un outil intéressant pour mettre à jour les représentations. L’idée d’authenticité est en effet très relative à une norme.

742.

Qualifiée ainsi par la personne enquêtée

743.

Ces deux derniers propos montrent tout de même que les infirmiers ont du recul sur leur pratique et leurs propres représentations : ils regrettent leur façon de voir parfois les choses et en soulignent aussi les contradictions.

744.

C’est un jugement de valeur, mais c’est justement ce qui nous intéresse puisqu’on travaille sur les représentations.

745.

C’est, par exemple, dans le fait de désigner des rôles spécifiques en donnant au psychiatre la compétence de la parole. C’est encore à travers certains propos acides vis-à-vis de certains médecins du service, et qu’on ne peut évidemment retranscrire ici, que cela nous est apparu.

746.

Un rôle qui, par définition, reste la façon dont les soignants se représentent leur action.

747.

Nous faisons l’hypothèse que la contention marque temporairement pour le patient et pour les soignants un impossible de la communication et du langage, autrement dit une suspension du symbolique et donc le surgissement du réel : le passage par l’acte.

748.

Entendons les policiers et les pompiers

749.

Une impossible coïncidence, même.

750.

Or, nous sommes passés par une analyse du discours des soignants