Annexe 4 : Etude statistique de l’activité d’un service d’urgence de 1999 à 2003

[Etude statistique publiée : THOMAS Jérôme et al. « Un service d'urgence en psychiatrie : quelle interface pour l'accès aux soins ? Etude statistique de l'activité d'un service d'urgence de 1999 à 2003 ». In L'information psychiatrique. Septembre 2006, vol 82, n°7. Pages 581-587.]

INTRODUCTION :

Dans le Rhône, le dispositif d’accueil des urgences psychiatriques est à la fois riche et complexe. Les lieux et les modalités d’accueil de l’urgence sont multiples et divers, ce qui permet un bon maillage institutionnel mais n’offre pas, en contrepartie, une lisibilité assez claire pour l’accès aux soins [1]. Or, les demandes de plus en plus croissantes faites à l’urgence montrent que les UAU751 constituent un lieu privilégié pour l’accès aux soins752.

Ainsi, à l’heure actuelle, les trois Centres Hospitaliers généraux du Rhône disposent d’une permanence psychiatrique, sous forme de garde pour le site de l’hôpital Edouard Herriot (8000 passages/an), d’astreinte au domicile pour le Centre Hospitalier Lyon Sud (4000 passages/an) et de permanence partielle pour le SAU753 de Saint Joseph – Saint-Luc (1450 passages/an). Jusqu’en décembre 2003, deux des trois CHS disposaient également d’une UAU : l’UMA754 pour le Vinatier (5750 passages/an) et l’UAU de Saint-Jean-de-Dieu (3000 passages/an), fermée lors d’une restructuration budgétaire et réorganisée sous la forme d’une permanence téléphonique.

Cette complexité et le manque de lisibilité évoqués, conjugués à la disparition de l’UAU de Saint-Jean-de-Dieu a réactivé la question de l’accueil de l’urgence dans le département755. Ainsi, on a cherché à mieux comprendre comment la disparition d’un service reconfigure les possibilités d’accueil de l’urgence. Dans ce but, nous avons essayé de comprendre, à travers cette étude statistique, quel type d’interface constituait l’UAU de Saint-Jean-de-Dieu. Nous avons donc procédé à une étude précise des trajectoires de patients rencontrés entre 1999 et 2003 dans le service.

Avant d’énoncer nos hypothèses de recherche, il convient de justifier notre choix de considérer l’urgence comme une interface. D’abord, dire qu’un service d’accueil des urgences est une interface ne revient pas à le réduire à un espace sans homme. Les équipes médicales rencontrent des sujets en demande d’aide et des soins sont prodigués. Mais il nous semble que l’UAU n’est pas un lieu de soin à part entière, et c’est l’aspect de rencontre entre le corps social et les dispositifs de soin qui nous paraît faire la spécificité du service. Ainsi, envisager le service d’urgence comme une interface, ce n’est pas le définir comme interface, mais c’est l’étudier en tant qu’on peut le considérer comme interface. Il s’agit d’une interface à plusieurs titres d’ailleurs : entre le corps social et les dispositifs de soin, entre le temps court de la crise et le temps long du soin ; en bref, entre l’immédiateté de la crise et le travail de médiation propre à la psychiatrie qui peut commencer à l’urgence mais qui se joue surtout en amont ou en en aval. Nous avons donc élaboré nos hypothèses de recherche à partir de ce point de vue sur l’urgence. C’est en considérant l’urgence comme une interface que s’éclairent les questions posées par les trajectoires que dessinent les patients qui passent dans le service.

Ainsi, la capacité des UAU à offrir un accès aux soins en psychiatrie s’évalue dans leur faculté à savoir identifier une demande et à la traiter de façon à proposer une orientation de soin adaptée une fois la crise apaisée756, selon un modèle du « non retour » à l’urgence.

Ce serait le fonctionnement idéal d’une interface. Or, les données que nous avons recueillies sur les 14 689 passages dans le service de 1999 à 2003 repèrent un grand nombre de patients qui reviennent de façon plus ou moins régulière. Finalement assez rares sont ceux qui effectueront un unique passage à l’UAU sur les cinq ans. Ce constat interroge donc le modèle sur « non-retour » à l’urgence et ouvre des perspectives de réflexion sur l’accueil de la demande et la régulation du flux des patients en urgence.

Voici donc les hypothèses qui ont conduit notre analyse. 1. L’urgence serait soit le point de départ d’une trajectoire de soin, soit un point de chute vers lequel des patients se tournent inlassablement faute de trouver un soin adéquat ailleurs ; 2. La réponse apportée en termes d’offre de soins influence la demande ; 3. La consommation de soin en urgence est influencée par de nombreux facteurs ; notamment, le profil pathologique des populations peut différencier la consommation de l’urgence.

Cela permet d’aboutir à des questions d’ordre plus général : faudrait-il repenser ou moduler l’organisation des UAU en fonction de l’émergence d’une nouvelle demande ? Dans quelle mesure l’accueil proposé dans une UAU telle que celle de notre étude correspond-elle encore à la demande faite à l’urgence ?

DONNES DISPONIBLES ET METHODES D’EXPLOITATION :

Les tests statistiques ont été effectués à partir d’un important fichier de données émanant de l’exploitation d’une fiche clinique dite de « consultation ou d’admission d’urgence » remplie par les médecins ou internes suite à l’examen du patient à l’UAU [figure I]. Améliorée au cours des années de son utilisation, la fiche s’est avérée être un outil fiable pour rendre compte de l’activité de l’UAU. Les données recueillies757, portant sur la trajectoire de soin des patients, sont d’ordre clinique, sociodémographique et épidémiologique. Notre étude concerne l’exploitation de ces données de 1999 à 2003, soit 14689 passages à l’UAU.

Les tests sur les variables quantitatives sont les suivants : distribution d’effectifs et de fréquence, calcul d’indices de position et de dispersion, calcul de coefficient de corrélation entre deux variables. Pour les variables qualitatives : distributions conditionnelles d’effectifs et de fréquence, mesure de liaison entre deux variables via le test du KHI2.

Il s’agit d’abord d’une étude descriptive s’appuyant sur l’analyse du fichier global des 14 689 passages, sur les évolutions de la demande et l’activité de l’UAU année par année. Ensuite, puisque le nombre de passages est très différent du nombre de patients758, on a distingué deux types de population dans ce fichier global. On a dressé le profil des patients n’ayant eu recours à l’UAU qu’une seule fois sur les cinq ans. Nous avons ensuite dressé le profil des patients « habitués » de l’urgence qui se sont présentés 13 fois ou plus au cours des 5 ans. Ce chiffre a été choisi de façon à présenter à la fois une fréquence de fréquentation élevée et un échantillon de 108 patients, effectif suffisant pour dresser un profil759. Ces deux profils dégagés font l’objet d’une étude comparative.

On a pris garde de différencier, suivant les variables, les passages des patients pour conserver des résultats pertinents. Aussi, des données sociales, telles que le chômage, relatives au secteur de résidence des patients ont été adjointes au fichier pour établir de possibles corrélations.

RESULTATS :

Une étude comparative des fichiers année par année montre que les chiffres sont superposables, on note peu d’évolution. Ainsi, la constitution d’un fichier global sur les cinq ans de l’étude est pertinente et le nombre de passages et de patients offre une grande puissance d’analyse statistique.

Le nombre de passages par an reste stable, autour de 3000.

Il y a cependant des évolutions notables.

Dans le caractère de la demande, on note une évolution régulière des patients ayant recours à l’UAU suite à une TS (le taux de ces patients est passé de 9,6% en 1999 à 12,6% en 2002).

Concernant les trajectoires des patients, la tendance de l’UAU est nette à favoriser les simples consultations face aux admissions.

Parmi les simples consultations, l’orientation s’est faite de plus en plus, au fil des années, vers des structures extra hospitalières (de 31% en 1999 à 48% en 2003) au détriment des orientations vers des unités intra hospitalières (de 28% à 18% sur les mêmes années).

Concernant la fréquentation de l’UAU sur les 5 années de l’étude, 4126 patients sont venus une fois et une seule : ils représentent 63% de la totalité des patients. Le reste des patients se sont présentés sur les 5 ans de 2 à 98 fois [figure II].

Les patients de l’UAU sont en majorité des hommes, ils représentent 63% des passages.

Concernant le parcours antérieur en psychiatrie des patients, on note que pour 77% des passages il y a des antécédents d’hospitalisation psychiatrique, pour 56% des passages, le patient était connu ou suivi dans son secteur et pour 58% des passages, il ne s’agissait pas pour le patient de son premier contact avec l’UAU.

L’étude de l’origine de la demande et de l’accompagnement montre que, pour la population globale, la demande de prise en charge d’urgence en psychiatrie est souvent une décision partagée. En effet, les patients décident seul d’avoir recours à l’urgence pour 31% des passages. Un autre service d’urgence (24%), l’entourage familial (11%) ou encore le médecin de famille (10%) sont à l’origine de la demande. On retrouve cela pour l’accompagnement où seulement 29% des passages correspondent à des patients qui viennent seuls. Pour 31% des passages répertoriés, les patients sont accompagnés d’une ambulance ou de leur famille.

Il est difficile dans le temps court de l’urgence de dresser une symptomatologie et un diagnostique précis. Les médecins pouvaient cependant donner plusieurs hypothèses dans la fiche. La symptomatologie la plus fréquemment détectée est l’anxiété (27% des passages). Les signes psychotiques et les syndromes dépressifs sont représentés à part égale (20%). Les troubles de la personnalité (23% des passages) et la schizophrénie (20%) sont les diagnostiques les plus saillants. On remarque l’importance de la dépendance à l’alcool (13%).

11% des passages correspondent à des patients consultant l’UAU suite à une TS.

D’autre part, on constate une corrélation significative entre le taux de chômage par secteur et le recours à l’UAU. La corrélation est aussi significative entre la fréquentation de l’UAU et la proximité géographique. Cependant, un modèle qui ne tiendrait compte que du chômage sous-estimerait la fréquentation à l’UAU si on ne tenait pas en compte la distance et vice-versa

En grande majorité, les patients sont admis suite à leur passage à l’UAU (66% des passages), on compte 4% de transferts vers d’autres établissements et 28% de passages correspondent à des patients ayant bénéficié d’une simple consultation.

Pour les patients admis, 61% des passages sont des HL760, 30% des HDT761 et 6% des HO762.

Pour les patients ayant bénéficié d’une simple consultation, 44,5% des passages débouchent sur une orientation vers une structure extra hospitalière, 22% vers une unité intra hospitalière, 6% vers un rendez-vous ultérieur à l’UAU et 4% vers une clinique psychiatrique.

L’analyse du parcours antérieur des patients en psychiatrie montre que les deux profils sont très différents. On réfléchit ici en termes de patients et non plus de passages. Pour les patients venus plus de 13 fois, on observe leur première visite à l’UAU.

Il ressort que les patients qui ont une fréquentation importante à l’UAU avaient quasiment tous déjà été hospitalisés (pour 98%) avant leur première visite à l’UAU, alors que seulement 47% des patients venus une seule fois avaient des antécédents d’hospitalisation [figure III].

Il y a 76% des patients venus une seule fois pour qui c’était le premier contact avec l’UAU, alors que pour les patients habitués de l’urgence, ils étaient 85% à avoir déjà eu recours à l’UAU lors de leur première visite répertoriée sur notre période [figure IV].

Les patients venus une seule fois sont peu connus de leur secteur (69% ne sont pas connus) alors qu’ils sont 93% à être déjà suivis dans leur secteur lors de leur première visite à l’UAU pour la population qui fréquente beaucoup l’UAU [figure V].

L’étude de l’origine de la demande et de l’accompagnement montre aussi des profils très différents entre ceux qui ont fréquenté une fois l’UAU et ceux qui le fréquentent beaucoup. Les patients « habitués » décident seuls de venir et arrivent sans accompagnement en grande proportion (65% et 62% des passages respectivement), alors que la demande de prise en charge d’urgence est beaucoup plus partagée pour les patients venus une seule fois. En effet, ils sont accompagnés à 39% par une ambulance, à 36% par leur entourage alors qu’ils viennent seuls pour 16% d’entre eux. Pour cette même population, l’origine de la demande ne provient du patient seul qu’à 15% alors qu’elle provient d’un service d’urgence pour 34,5% des patients ou du médecin de famille pour 14% d’entre eux [figure VI].

La symptomatologie montre des profils identiques pour les deux populations concernant l’anxiété (26% des patients dans les deux cas). Par contre, les signes psychotiques ont bien plus d’occurrence chez les patients habitués (28% contre 15% pour les patients venus une seule fois) et la détection d’un syndrome dépressif est plus courante chez les patients venus une seule fois (24% contre 11%)

S’agissant des hypothèses diagnostiques, les profils sont identiques concernant les troubles de la personnalité (23% des patients). Par contre, la schizophrénie est bien plus présente chez ceux qui fréquentent beaucoup l’UAU (35% contre 11%). C’est l’inverse pour les troubles névrotiques : 15% des patients venus une seule fois en présente contre 4% pour les habitués.

Les patients venus une seule fois font bien plus fréquemment une TS avant leur visite à l’UAU que les habitués (14% contre 6%)

Pour les suites de l’examen d’accueil, là encore, les profils entre les deux populations sont très différents. En effet, 70% des patients venus une seule fois sont admis contre 45% (des passages) pour les habitués. 23% des patients venus une seule fois bénéficient d’une simple consultation contre 51% (des passages) pour les habitués de l’urgence [figure VII].

On lit aussi cette différence de profil pour les modalités d’hospitalisation. Quand ils se font hospitalisés, les patients habitués le sont librement à 75% alors qu’on ne compte que 52% de HL pour les patients venus une seule fois. Logiquement, les hospitalisations sous contrainte sont beaucoup plus fréquentes pour les patients venus une seule fois (38% de HDT et 7% de HO).

Il faut cependant noter que quand les patients ont bénéficié d’une simple consultation, les patients venus une seule fois sont davantage orientés vers une structure extra hospitalière (54% contre 40% pour les habitués). A l’inverse, les patients habitués sont plus orientés vers une structure intra hospitalière (32,5% contre 10% pour les patients venus une seule fois).

CONCLUSION

Cette étude a mis en évidence l’existence de deux profils de populations très différenciés fréquentant l’UAU de Saint-Jean-de-Dieu.

D’un côté, on a les patients qui n’ont eu recours qu’une seule fois à l’UAU et qui semblent présenter un profil de crise qui peut se lire dans différentes variables (accompagnement, origine de la demande, TS, admission et mode d’hospitalisation). Aussi, pour cette population, l’UAU constitue souvent le premier contact avec le soin psychiatrique (institution ou parcours en ambulatoire).

Si on considère cette population (63% des patients), on peut émettre l’hypothèse que l’accueil d’urgence reste un moyen indispensable pour l’accès aux soins en psychiatrie. Il est le lieu d’un accueil de la crise mais aussi un sas d’entrée rassurant avant l’institution ou avant l’engagement dans des parcours de soin en ambulatoire méconnus. L’urgence est peut-être aussi le lieu d’accueil après l’épuisement de toutes les autres solutions de soin ou de contention de la crise en amont et en aval de l’institution.

D’autre part, on a dégagé le profil spécifique des «chroniques de l’urgence ». Cette population ne semble pas avoir la même consommation de l’urgence. Plus habitués de l’institution (il s’agit de psychotiques chroniques), ils ont beaucoup moins un profil de crise (ils viennent seuls, se font hospitaliser librement, ce qui marque une forme d’apprivoisement du soin institutionnel d’ailleurs). Ils fréquentent pourtant régulièrement le service tout en semblant connaître les parcours de soin et exploitent donc l’UAU comme une interface différente pour l’accès aux soins – comme un réceptacle où est encore offerte la possibilité d’échouer – par rapport aux patients précédents. On peut donc estimer, si on se réfère aussi à d’autres études, que pour les habitués du service, « l’accès aux urgences est l’entrée dans un espace de ressources thérapeutiques déjà balisé ».

Cet usage différencié de l’urgence amène à repenser l’organisation de l’offre et des moyens d’accueil. A côté de l’accueil de la crise cohabite l’accueil de la chronicité. Crise et chronicité sont difficiles à accueillir dans la ville et l’accueil d’urgence reste une porte ouverte en permanence quand les autres se ferment. La désinstitutionalisation a fait disparaître la dimension d’asile protecteur de l’hôpital, il faudrait peut-être penser la création de lieux d’accueil de la chronicité qui ne se chevauchent pas avec l’accueil et la pratique de l’urgence et qui seraient moins coûteux.

Dans une société consumériste, l’urgence devient le recours le plus simple et le plus évident pour n’importe quel besoin d’aide. Alors que cette demande contemporaine s’amplifie, l’offre doit s’adapter et se diversifier.

ILLUSTRATIONS :

Figure I : Fiche de consultation ou d’admission d’urgence
Figure II : Fréquentation de l’UAU
Figure III : Y-a-t-il eu des antécédents d’hospitalisation psychiatrique ? (VM = valeur manquante)
Figure IV : Est-ce le premier contact du patient avec l’UAU ? (VM = valeur manquante)
Figure V : Le patient est-il connu du secteur ? (VM = valeur manquante)
Figure VI : Origine de la demande
Figure VII : Trajectoire des patients (VM = valeur manquante)
Notes
751.

Unité d’accueil des urgences

752.

« Les services d’urgence sont un lieu de passage, un haut lieu de l’accessibilité aux soins et une sorte de « gare de triage » dans le réseau de santé publique », JOSEPH I. [3]

753.

Service d’accueil des urgences

754.

Unité médicale d’accueil

755.

En 2004, la DDASS du Rhône a missionné un groupe de travail composé de différents partenaires intervenant dans le dispositif et des représentants des tutelles pour penser une réorganisation du dispositif d’urgence.

756.

« Un service d’urgence est un équipement de mobilisation des expertises qui oriente et « vend » des patients en fonction de leur valeur de gestion dans le système de santé publique et dans une configuration de l’offre de soin que ce système propose », JOSEPH I. [3].

757.

Par un système de lecture optique

758.

Sur les 5 ans de l’étude, 14689 passages sont répertoriés mais correspondent à 6568 patients

759.

D’autant qu’ils représentent un nombre important de passages : 2386 passages.

760.

Hospitalisation Libre

761.

Hospitalisation à la Demande d’un Tiers

762.

Hospitalisation d’Office