Récit de l’observation
Le fragment d’observation qui va être relaté ci-dessous correspond au premier contact que j’ai eu avec ce qui allait devenir mon terrain principal d’observation. Plus précisément, alors que j’étais venu incognito à deux reprises dans le service d’urgence, m’asseyant dans la salle d’attente avec les patients et regardant autour de moi, j’occupais ce jour-là la position d’enquêteur qui allait être la mienne pour deux ans (sans périodicité régulière), c’est-à-dire : être connu de l’équipe de psychiatrie avec laquelle j’allais travailler, pratiquer les observations aux côtés des psychiatres, assister aux entretiens de psychiatrie, assister aux réunions cliniques, déambuler dans tous les lieux du service, de la salle d’attente jusqu’aux chambres des patients (appelées « box » aux urgences, du fait de leur caractère transitoire et du confort sommaire).
Après une série de rencontres, dont la première eut lieu lors de la soutenance de mon mémoire de DEA, le chef du service d’urgence m’invita à l’accompagner pour une première immersion dans le terrain. En plus d’être chef de service, il est psychiatre et professeur de médecine légale. C’est donc à triple titre que je l’accompagne lors de cette première journée d’observation. Elle sera l’occasion qu’il me présente à différents personnels avec lesquels je vais être amené à collaborer et nous allons avoir l’occasion de rencontrer un patient en crise psychotique pour lequel une mesure de médecine légale devra être mise en place.
Ma première expérience de la clinique et de l’activité psychiatriques aux urgences sera peu représentative de la suite car les recours concernant les sujets psychotiques troublant l’ordre public sont peu nombreux en regard des situations de détresse psychosociale ou des tentatives de suicide. En outre, j’observe la clinique d’un praticien chevronné, un jour de faible affluence. Cela est évidemment différent d’autres moments ou des internes de psychiatrie, appelés en renfort lors des moments de grande affluence, ont à prendre en charge un patient.
La rencontre inaugurale avec le terrain est impressionnante car au-delà de la découverte, presque exotique, d’un monde professionnel hétérogène au mien (avec sa hiérarchie, ses fonctions différenciées) et de l’agitation propre aux services d’urgences, je reçois une somme d’informations que je ne peux toute mémoriser ni noter dans mon petit carnet. Je suis d’ailleurs très désorienté dans le service et il me faudra plusieurs jours d’observation pour m’y repérer, notamment pour retrouver le bureau du psychiatre…
C’est pourquoi l’observation relatée ici ne peut être qu’un « fragment » d’observation dans la mesure où le trop plein d’information n’est pas humainement synthétisable.
En suivant les conseils méthodologiques de Devereux et de Laplantine, je choisis de relater ici ce que j’ai sélectionné à partir d’une interpellation subjective, de ce en quoi le terrain « m’a parlé » ce jour-là. Ensuite viendra l’étape de la transformation de l’expérience d’observation en données.
Je reviens de ma matinée d’observation avec deux souvenirs forts, pour l’un fort sur le plan émotionnel (la rencontre avec un sujet psychotique), pour l’autre fort plutôt du point de vue de l’excitation de ma curiosité à propos d’une performance quasi-théâtrale au cœur du service d’urgence.
Lors ce premier jour d’observation, j’ai l’impression, sans doute un peu fantasmée, que le chef de service m’a préparé une sorte d’expérimentation sociale pour me présenter le terrain à sa manière, en « jouant » avec sa fonction de chef. La personne est impressionnante, grande, de forte carrure, les cheveux gris-blanc, assez charismatique. Ses prises de parole sont très soignées (ce qui varie de mes expériences futures avec certains médecins somaticiens usant souvent d’un vocabulaire peu soigné et parfois vulgaire), bienveillantes et sur un ton toujours calme. Alors que je viens en quelque sorte pour faire mes armes d’ethnographe, le chef de service construit à mon intention une expérimentation concernant sa position de médecin-chef. Il me propose une immersion inaugurale dans le service en deux étapes. Une première où il me fera visiter les lieux et me présentera aux personnels qui devront me connaître pour le bon déroulement de ma recherche, puis une autre étape, où nous revêtirons une blouse, pour aller à la rencontre des patients.
Lors du tour du service sans blouse, je suis spectateur de ce que l’on pourrait nommer le « ballet des urgences ». Nous déambulons dans une masse indifférenciée où une quantité de gens circulent : patients en attente, patients hospitalisés en tenue d’hôpital, soignants, police, pompiers, ambulanciers, etc. Nous nous déplaçons dans une forme d’anonymat sauf aux moments où le chef de service interpelle un soignant responsable pour me présenter (cadre infirmier, médecin somaticien, psychiatre, dont je ne retiens pas les noms ni les responsabilités institutionnelle exactes). Je sens qu’on me porte grande attention du fait de la présence du chef de service qui m’introduit.
Deuxième temps : les présentations faites, le chef de service m’indique qu’il travaille en blouse avec les patients et qu’il serait bien que j’en mette une aussi. J’accepte cette proposition qui, à première vue, semble satisfaire mon objectif méthodologique de faire de l’observation quasi-participante. La blouse qu’on me prête est très ample et je « nage » dedans (cela m’amuse et me gêne à la fois ; j’observerai plus tard que les externes ont aussi des blouses moins « seyantes » que les internes, médecins et infirmiers…).
C’est au moment où nous revenons dans la zone d’accueil et de soins que j’assiste à un spectacle qui me surprend. Alors que nous étions obligés d’interpeller et d’arrêter nos interlocuteurs lors du premier tour de service, nous sommes cette fois arrêtés dans notre progression car tous les soignants saluent et disent un mot au chef de service maintenant visible car en blouse. Celui-ci me fait remarquer avec amusement à quel point certains lui prêtent attention maintenant alors que tout à l’heure nous encombrions leur chemin ! Je prends ici conscience des phénomènes de mise en scène des identités hospitalières aux urgences ainsi que de la connotation de certains signes vestimentaires. Je repère qu’à chaque statut correspond une tenue vestimentaire spécifique : blouse longue, blouse « fourreau » (qui remplace une chemise), pyjama d’hôpital pour certains patients, tenue de «ville » pour certains psychiatres et pour les psychologues.
Ce jeu différentiel des « costumes » semble se confirmer d’une certaine manière dans le jeu de symboles qui va se déployer à propos du patient psychotique que nous allons rencontrer et qui n’aura pas le même comportement face au médecin et face à la police qui cherchent pourtant tout deux à contenir son agitation.
Un homme en garde à vue est en effet amené par la police aux urgences pour une expertise psychiatrique. Le commissaire, que le psychiatre contacte au téléphone, veut savoir si cet homme « joue au fou ou l’est vraiment ». Nous nous rendons donc auprès de ce monsieur pour un entretien clinique. Nous arrivons au « box 0 », le box réservé à l’examen des personnes en crise psychique aiguë (décompensation psychotique, délire) et/ou agitées, violentes et/ou soumises à une procédure de garde à vue et nécessitant un examen de médecine légale d’un psychiatre devant juger de l’état de santé mentale du sujet (procédure dite de « réquisition à personne », le psychiatre étant ici la personne réquisitionnée par la police pour donner son expertise).
Nous trouvons le monsieur menottée, entouré de deux policiers. Il est agité mais son agitation ne m’apparaît pas violente, plutôt angoissée. Il a des propos confus, assez incompréhensibles. Le psychiatre demande aux policiers qu’ils ôtent les menottes à celui qui devient, pour l’examen, non plus un gardé à vue, mais un patient. Notre entrée dans le box détend de suite le patient qui nous distingue, semble-t-il nettement, de la police. Il s’assied, puis s’allonge sur le lit sommaire du box. L’entretien a lieu, très court. Le psychiatre emploie avec le patient un ton très maternant. Il conclut rapidement à un tableau schizophrénique. L’homme n’arrive pas bien à répondre aux questions du psychiatre, mais celui-ci saisit deux signifiants, répétés sans cesse par le patient, qui renvoient l’un, à une unité d’hospitalisation du Vinatier (grand hôpital psychiatrique lyonnais), et l’autre, à la psychiatre responsable de cette unité. Ces signifiants constituent-ils une demande ? Une courte « enquête » après l’entretien révèle que ce patient est en fugue du Vinatier où il est hospitalisé actuellement en HDT763.
Devant le délire et l’angoisse du patient, le psychiatre décide de le contenir en attendant son transfert à l’hôpital psychiatrique. Le psychiatre procède à la contention sans encombre, aidé de deux infirmiers. Le patient n’oppose aucune résistance.
Cette situation me déstabilise quelque peu, et cela pour plusieurs raisons. D’une part, mon premier jour d’observation est le théâtre d’une contention et j’observe un prise en charge qui mêle médecine légale et clinique psychiatrique. La confrontation au délire m’interroge car il possède un côté effrayant et, en même temps, il est porteur d’un certain sens, pourtant très précaire. J’ai du mal à comprendre la logique d’une clinique qui mêle écoute d’une demande, mise à distance de la force publique et retour à une mesure de médecine légale de contention et d’hospitalisation sous contrainte. Je suis étonné, aussi, et je m’en fais une expérience forte à devoir analyser, que le patient montre une confiance au médecin dans le moment même où celui-ci le prive de ses gestes alors que le menottage par la police quelques instants avant était source de fortes réactions symptomatiques (angoisses, délire). J’ai l’impression d’un résultat équivalent (privation de mouvements), mais l’identification de la tenue (blouse vs uniforme) et de la démarche spécifique (garde à vue vs clinique), bien identifiées par le patient, ont tout changé !
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
A cette étape de l’enquête ethnographique, il serait bien présomptueux de dégager directement des résultats tant la découverte du terrain s’apparente à une découverte de mon propre rapport à la psychiatrie, à l’hôpital, aux urgences. Si le souvenir le plus marquant de cette matinée a été pour moi le jeu et les implications symboliques des tenues vestimentaires, c’est certainement qu’il m’était très difficile de faire quelque chose, en termes d’interprétation, du réel de l’urgence et que j’ai préféré m’attacher à des symboles « simples » et manifestes dont j’ai d’emblée été obligé de faire quelque chose (mettre la blouse et en considérer les implications pour moi-même d’abord et pour la vie du service, ensuite).
Ainsi, si l’analyse principale de ce fragment devra porter sur la blouse, je dois m’interroger sur ce que je laisse à l’écart et, comme je le dis dans le récit, m’interroge profondément (la psychose, le délire, la contention). Mon premier contact avec la folie est médiaté par la question des tenues vestimentaires et je ne peux l’aborder frontalement, sauf à travers ce prisme.
Cependant, une fois la prise en charge du patient menée à son terme, le psychiatre que j’accompagne me propose une sorte de bilan de son action. Cela me permet d’une part de mettre un peu de sens à la contention (mais ce point sera éclairé davantage par d’autres confrontations avec le phénomène) et, d’autre part, de m’apercevoir que ce genre de situation est assez rare (d’après les informations du psychiatre) et qu’habituellement la clinique n’est pas autant mêlée à la médecine légale. Je choisis donc de différer mon interprétation de la contention pour ne pas en faire une vérité générale qui ne serait que le produit de mon imagination voguant sur l’expérience d’un regard isolé sur la folie.
De manière certainement inconsciente, j’ai été attentif au jeu des signifiants, des symboles et des signes. Cela provient évidemment en partie de ma formation universitaire. Profondément intéressé par la psychanalyse et la sémiotique, j’ai nécessairement un regard « préformé » sur les faits sémiologiques. Ceci doit m’indiquer le point de vue que je vais privilégier – le jeu du sens et de la signification entre les sujets impliqués dans l’urgence – et m’alerter, parallèlement, sur les phénomènes que je me refuse à voir ou que je décide de ne pas mettre en lumière (le pouvoir psychiatrique, par exemple). En effet, pourquoi l’action du psychiatre m’étonne plus qu’elle ne me révolte alors qu’il s’agit tout de même d’une procédure qui contraint la liberté ? Je me dirige ainsi vers l’adoption d’une attitude compréhensive plus que critique vis-à-vis de la psychiatrie. La forme d’une analyse tient aux croyances qui précèdent la formation des connaissances, ce que certains chercheurs appellent les « présupposés anthropologiques de la science » et que l’expérience ethnographique met clairement au jour.
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Ces remarques autour de la signification des tenues vestimentaires dans l’urgence posent directement la question de la position que je prends en tant qu’observateur dès lors que je vais être amené à porter une blouse.
A la fois le rapport des patients à la blouse (par rapport à l’uniforme policier) et parallèlement la signification de la blouse entre les soignants montrent le caractère non-anodin de ce symbole. Ainsi, du point de vue de l’observation, cela va permettre de me distancier de mon identité de chercheur. Je vais donc devoir distinguer plusieurs types de réactions à mon égard dans l’enquête ethnographique :
Ainsi, la connotation de la blouse dans le service invite à être précis dans l’interprétation des observations. En effet, l’outil d’observation (moi-même) est déguisé (par la blouse) dans le service. Je serai alors l’objet d’investissements subjectifs et symboliques forts de la part des acteurs présents sur le terrain. Sur le plan méthodologique, on ne se situe pas dans le cas d’un protocole expérimental puisque, pour le chercheur, il ne s’agit pas d’établir des grilles d’observations, mais d’éprouver des affects, provoqués en partie par un stratagème – porter la blouse – et finalement d’en produire une analyse a posteriori.
Cependant, le rôle d’observateur participant que je suis amené à jouer me tient en quelque sorte à distance de moi-même (par la médiation du rôle, précisément) et me permet ainsi de mieux maîtriser les affects pour qu’ils n’entravent pas nous plus l’interprétation. L’expérience de la blouse me place dans une exposition aux affects dont je me distancie par la conscience d’être dans un rôle.
Lors des entretiens de psychiatrie, il est probable que je fasse l’objet d’un double investissement. L’un de la part du patient qui me prend pour un étudiant en médecine. L’autre de la part du psychiatre qui sans doute mènera l’entretien clinique de manière à me donner une pratique en exemple.
J’ai vérifié cela lors d’une observation ultérieure où j’avais dit à la psychiatre que j’accompagnais que j’étais intéressé par le rapport entre souffrance psychique et précarité sociale. Celle-ci a choisi de faire des entretiens avec des patients présentant ce profil, laissant les autres à ses collègues.
Un épisode ultérieur m’a fait prendre conscience que les patients n’étaient pas totalement dupes de ma blouse comme signe déterminant de l’appartenance au corps médical. Un jour de grande affluence, la psychiatre avec qui je travaillais me demande d’accompagner une patiente qui avait fait une TS par phlébotomie au bureau où se déroulerait l’entretien. J’ai dû ouvrir le bureau avec une clé peu commune qui demande une manipulation spécifique pour activer la serrure. Je m’y prenais très mal, ce qui a poussé la jeune fille à me proposer de l’aide en me disant ironiquement que je ne devais pas être médecin. J’ai répondu que j’étais étudiant. Nous ne sommes pas arrivés à ouvrir la porte, mais la jeune fille a commencé à me raconter l’histoire de son geste suicidaire, tout en sachant que je n’étais pas un « vrai » médecin764.
Malgré la blouse, ma présence est susceptible de perturber quelque peu l’environnement à observer. L’épisode qui vient d’être relaté montre que ma présence peut provoquer un déroulement des événements inhabituel. Selon Devereux, avoir conscience de ces perturbations, c’est se donner la possibilité d’en faire des données objectivables. Il est finalement riche d’enseignement de s’apercevoir que la jeune fille avait surtout besoin de dire son histoire plus que de voir spécialement un médecin.
Dernier point : que penser de la situation clinique où le patient sera confronté à deux personnes lors de l’entretien (le psychiatre et moi-même) ? J’ai posé la question plusieurs fois et on m’a répondu que la situation était très courante à l’hôpital où le médecin est souvent accompagné d’un interne. L’entretien de psychiatrie aux urgences n’a rien à voir avec le dispositif de la cure ou de la psychothérapie individuelle en cabinet. Le collectif est toujours très présent à l’hôpital
En revanche, pour certains patients paranoïaques, qui peuvent ressentir l’entretien à plusieurs persécutant, je suis resté à l’extérieur du bureau du psychiatre ; ces cas ont été très rares.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Quelles données fiables et pertinentes, mises en perspective avec l’ensemble de la recherche et des autres observations, peut-on retirer de cette observation à partir de l’analyse distanciée du récit qui vient d’être faite sur quelques-uns de ses points ?
On peut les lister sous forme de propositions :
Au fond, dans la mesure où l’enquête ethnographique est fondée sur l’observation, elle révèle, via l’analyse du récit du chercheur, son propre regard sur la réalité. Or, un regard est une forme d’interprétation, de problématisation, de découpage spécifique du flux infini de la réalité. L’attitude compréhensive est ma proposition.
Ainsi, les présupposés anthropologiques de la recherche sont orientés par la psychanalyse et la sémiotique qui rendent compte de la vie de l’homme dans le langage et la « vie des signes ».
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
2 | 01/12/2006 | N Accueil | Matinée (8h-13h) | Psychiatre | Les temporalités de l’urgence. |
Récit de l’observation
Ma deuxième journée d’observation commence à 8 heures ce 1er décembre 2006. La fois précédente, le chef de service m’a présenté à une psychiatre avec qui je travaillerais la plupart du temps. Elle va continuer à me présenter aux différents acteurs du service.
J’établis dès cette rencontre un très bon contact avec cette personne volubile et accueillante qui me propose très vite de la tutoyer. J’ai des difficultés à directement adopter le tutoiement, mais je m’y conforme car elle me dit que c’est une manière de faire très courante dans le milieu médical et particulièrement aux urgences. Par le tutoiement, je m’écarte quelque peu de mon rôle de chercheur pour me plonger dans l’identité d’un interne de psychiatrie. Au cours de mes observations, je ne serai amené à vouvoyer que trois personnes : le chef de service, la cadre infirmier et une psychologue du service avec qui je vais travailler par la suite. J’emploierai le tutoiement avec tous les autres psychiatres, y compris le chef de clinique du service N1/N3, les internes, les infirmiers et occasionnellement des somaticiens à qui j’ai eu peu l’occasion de m’adresser directement. Je m’interroge sur cette nécessité, peut-être hypocrite, peut-être salvatrice pour travailler dans ce service, de générer immédiatement de la proximité alors que j’observe que le travail de soignant est particulièrement solitaire puisqu’il consiste, à première vue, en des entretiens ou des actes médicaux dont il est rendu compte régulièrement, par le soignant, sur une interface informatique.
Au cours de la matinée, je vais rencontrer 6 patients avec la psychiatre. Ce moment sera ponctué de présentations aux autres soignants qui interviennent ce matin-là, de discussions sur mon sujet de recherche et de dialogues concernant plus proprement ma vie privée et celle de la psychiatre. J’ai besoin de conquérir la confiance de la psychiatre et je me plie à ses questions qui, d’ailleurs, ne me paraissent pas vraiment gênantes sauf à effacer d’emblée la distance nécessaire à garder sur l’objet de recherche.
Je vais apprendre ce matin comment s’organise une matinée de forte affluence aux urgences avec l’équipe de psychiatrie. Je vais aussi mieux me rendre compte d’une sorte de protocole d’accueil des patients qui va se répéter pour les 6 patients. C’est en effet en termes de protocole que j’envisage d’abord le déroulé du travail. Par la suite, je reviendrai sur cette conception réductrice, mais je ne peux, à cet instant, avoir un regard très fin sur les phénomènes dans la mesure où je suis en train de les découvrir.
D’abord, l’organisation générale de la prise en charge.
Ce matin, il y a 14 patients en attente d’un « avis psychiatrique ». Il s’agit de patients qui ont été vus dans la nuit ou le soir précédent par un médecin somaticien et pour lesquels celui-ci a estimé qu’il n’y avait pas ou plus besoin de soins somatiques et qu’il était probable ou nécessaire que ce patient voie un psychiatre ou un psychologue du service. La psychiatre avec qui je travaille m’explique que la prise en charge psychiatrique intervient donc toujours en « 2e ligne », à part pour les « réquisitions à personne » comme dans l’observation précédente où le psychiatre intervient immédiatement.
Ce matin là, deux psychiatres et une psychologue travaillent. La première étape est la répartition, par un psychiatre (qui sera dit plus tard « référent »), des patients entre les différents soignants. La répartition ne se fait pas au hasard, mais en fonction des patients déjà connus par les psys (et je m’aperçois qu’ici, comme à l’hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu pour lequel j’avais fait une étude l’année précédente, qu’il y a des « chroniques de l’urgence »), et aussi en fonction du tableau symptomatique présenté (c’est ainsi que quand une hospitalisation sous contrainte est envisagée, le patient est « réservé » à un psychiatre, seul autorisé légalement à mettre en œuvre ce type de procédure). Par ailleurs, les psychologues ne voient qu’un ou deux patients dans la matinée, les psychiatres beaucoup plus, ce qui suggère une clinique différenciée. Enfin, la répartition se fait aussi en fonction des affinités des soignants. Je vais m’apercevoir au cours des observations que la psychiatre avec qui je travaille ce jour a tendance à préférer prendre en charge des personnes avec des problèmes liés à l’alcool.
Avant ou après la répartition des patients, un point est fait sur les places d’hospitalisation disponibles dans le service, c’est-à-dire, soit dans l’unité d’hospitalisation de courte durée (pour 24-48 heures maxi.), soit dans une des chambres du service d’hospitalisation d’urgence nommé N2 (pour les affections purement psychiatriques) et N1/N3 (pour les affections mixtes). Ces chambres accueillent les patients pour une durée d’une semaine à 10 jours maximum. Plu tard dans l’enquête, je m’apercevrai que ces disponibilités d’hospitalisation, suivant qu’il a peu ou beaucoup de place, changent la clinique.
Ensuite, chaque soignant part à la rencontre de « ses » patients. Le plus souvent, un premier tour est opéré pour que le psychiatre se rende compte de l’état de chaque patient qu’il aura à voir et ainsi établir un ordre des patients à prendre en charge (en fonction de leur agitation, de leur état de conscience, notamment). Une prise en charge individuelle a lieu ensuite. Elle sera détaillée plus bas. Après cette étape, les soignants se rejoignent en fin de matinée pour dresser un bilan de l’activité de la matinée au psychiatre référent qui en rendra compte lors d’une réunion clinique du service (concernant tous les médecins, vers midi) au cours de laquelle les patients sont « distribués » vers les services d’hospitalisation de courte durée du pavillon, vers d’autres services de l’hôpital ou encore vers un autre établissement. Cette étape du travail de prise en charge, appelée « criée » ou « vidange » dans le jargon du service, sera détaillée dans une autre observation. En début d’après-midi, lors de la relève de l’équipe de psychiatrie, le psychiatre référent fera une nouvelle synthèse de la situation à son ou ses collègues.
Voici maintenant la description des étapes qui régissent la prise en charge individuelle d’un patient.
Avant de décrire ces étapes, il faut dire mon étonnement à m’apercevoir lors de cette 2e observation combien la prise en charge psychiatrique aux urgences s’établit par la médiation de la parole et de l’échange langagier. La psychiatre n’usera que de la parole pour la prise en charge des patients, sans procéder à aucune prescription médicale ni médicamenteuse767. En réalité, la prescription médicamenteuse est renvoyée à la charge du médecin qui prendra en charge le patient après son orientation (médecin généraliste, psychiatre, service hospitalier). Il semble que la nuit il y ait davantage de prescriptions de psychotropes, notamment des anxiolytiques. Cependant, le grand nombre de recours pour des tentatives de suicide ou des alcoolisations massives nécessitent plutôt des procédures de soin qui visent à l’élimination des substances toxiques du corps et qui contre-indiquent une nouvelle médication.
A partir de l’observation des entretiens avec les 6 patients, je repère 5 étapes. Je m’aperçois que je suis obligé de scinder la prise en charge en étapes pour le moment, je me dis que j’entrerai plus tard dans la finesse de ce qui s’échange, c’est-à-dire plus près de la clinique.
1 ère étape : c’est celle de la prise de contact avec le patient. Cette étape me paraît courte, elle a lieu soit dans le bureau du psychiatre, soit directement auprès du patient dans son box768, ou encore auprès de son brancard dans un couloir du service si c’est un jour de forte affluence. Il s’agit d’une série de questions posées au patient sur son identité et sur le motif de son recours (« Expliquez moi pourquoi vous êtes aux urgences », « Dites-moi ce qui vous amène aux urgences ? »). La psychiatre récupère ensuite des informations sur l’entourage du patient (famille, travail, environnement médical et social) qui vont servir pour la suite de la prise en charge et l’évaluation de la nécessité d’une hospitalisation. Enfin, la psychiatre s’enquiert de savoir si le patient a déjà vu un psychiatre. A cette étape, le patient parle peu : d’abord, me semble-t-il, parce qu’il est assailli de questions, ensuite, certainement, parce qu’il est dans une prise de contact et de confiance avec le médecin qui l’empêche d’être clair et « bavard » dans ses formulations.
2 e étape : elle m’apparaît comme un travail d’enquête, d’investigation. La psychiatre est dans son bureau et reconstruit l’entourage du patient en contactant famille, médecin de famille, et institutions qui connaissent le patient. Il est fait un usage très important du téléphone. Le temps accordé à cette étape me paraît long par rapport au premier entretien avec le patient. Après ces multiples coups de fil et la rencontre éventuelle avec les accompagnants du patient, la psychiatre possède des informations importantes qui seront nécessaires à sa prise de décision quant à l’évaluation de la situation et l’orientation. Le type d’information récolté porte sur les différents suivis médicaux du patient (ses antécédents psychiatriques notamment), sur sa situation sociale (notamment son occupation professionnelle ou non, s’il est isolé ou s’il possède de solides liens familiaux ou amicaux, etc.), sur les événements qui ont précédé le recours aux urgences (rupture amoureuse, deuil, perte d’emploi, alcoolisation, etc.)
Mais, pour compléter cela, il faut à nouveau entendre le patient, sa parole et sa version de la situation. C’est l’objet de l’étape suivante.
3 e étape : lors de cette étape, un nouvel entretien, plus long, est mené avec le patient, cette fois dans un endroit calme du service : soit dans le bureau du psychiatre ou alors dans la chambre du patient (son « box ») si celui-ci ne peut pas se déplacer. Je trouve cette fois que la psychiatre prend le temps avec le patient (dans la mesure du nombre de patients à voir dans la matinée). Cette fois, le patient est moins « assailli » de questions, et il est laissé plus de place à son discours, au déploiement personnel de sa parole. Il rend compte, de manière singulière, de l’événement qui l’a amené aux urgences. Je m’aperçois à cet instant d’une série de choses complexes qui vont revenir dans les observations ultérieures. Notamment, le récit du patient est un incroyable dévoilement de sa vie, avec des événements précis du présent et du passé qui sont invoqués pour expliquer l’acte qui a nécessité le recours aux urgences. Même si le discours est très rationnalisé et cache certainement une défense psychique, on voit qu’une très forte confiance est accordée au psychiatre. A ce propos, je suis étonné d’entendre des histoires sordides ou incroyables, tristes ou révoltantes qui mettent en jeu le patient à la fois dans son histoire singulière et dans ses problèmes sociaux, son existence et sa place dans le collectif (s’il s’y estime reconnu ou pas). En tous cas, le récit du patient fait que ce qui l’amène aux urgences est difficilement réductible à une pathologie ou un symptôme unique duquel on pourrait déduire de manière immédiate un diagnostic et une prise en charge convenue.
Après cet entretien où le patient a eu le loisir, en étant aiguillé par la psychiatre, de rendre compte de sa souffrance, celle-ci propose des solutions de prise en charge, fondées sur la diversité des discours entendus, qui vont devoir être négociées si elles ne conviennent pas au patient et à sa famille. C’est l’objet de la 4e étape.
4 e étape : C’est celle du choix de l’orientation. La psychiatre peut décider à ce moment de convoquer la famille ou les accompagnants pour expliciter sa décision, notamment dans le cas d’une hospitalisation.
La psychiatre revoit le patient pour lui proposer une orientation : sortie simple, clinique psychiatrique, suivi en centre médico-psychologique, suivi en libéral par le médecin de famille ou un psychothérapeute, hospitalisation aux urgences, hospitalisation en hôpital psychiatrique (avec ou sans contrainte), orientation vers une structure d’aide sociale (foyer)…
C’est généralement l’hospitalisation qui pose problème, surtout quand elle est sous contrainte et refusée par le patient. Ici, le contact avec les proches du patient est important car la psychiatre doit expliquer la nécessité d’une hospitalisation et solliciter leur engagement signé dans cette obligation de soin. Elle doit instituer la famille comme tiers. Lors de cette matinée, une hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT) sera prononcée pour une dame qui a fait une tentative de suicide, errante, et avec des antécédents psychiatriques importants laissant croire à un fort risque de récidive. Le reste des patients accepteront librement leur orientation769.
5 e étape : C’est celle du compte-rendu de la prise en charge sur le dossier médical d’urgence. Il s’agit d’une interface informatisée pour laquelle il sera consacré une observation à part entière. Le temps accordé à la rédaction, au récit par écrit du cas, me paraît important, relativement aux autres actions évoquées dans les étapes précédentes.
Une confidence de la psychiatre suscite ma curiosité. Elle émet l’idée que le cadre hospitalier est vécu très différemment entre les patients et les soignants. Elle m’explique ceci, avec les mots suivants : alors que l’institution hospitalière est un « cadre contenant » pour les patients qui y trouvent de l’apaisement dans la prise en charge de la crise, il ne l’est pas du tout pour les soignants qui à la fois sont contaminés par l’angoisse des patients et par les contraintes institutionnelles de « ventiler » le service et « d’orienter les patients ».
A ce propos, je repère quelques phrases de la psychiatre qui me paraissent révélatrices (comme on dit qu’un lapsus est révélateur). D’une part, elle me dit, à de multiples reprises : « Attends ! », alors que je n’ai rien à attendre ni à faire sinon l’observer. Je sens que ce signifiant ne m’est pas adressé directement mais répond à la pression d’une temporalité propre aux urgences, comme une sorte de supplique faite à l’institution, au réel de sa contrainte. Dans le même ordre d’idée, la psychiatre me confie peu après : « il n’y a pas de contenant à part mes horaires. Une demie journée, ça me suffit, sinon tu pètes un plomb, tellement les choses sont impossibles à mener correctement ». A un autre moment de la matinée, alors que je l’accompagne dans les couloirs du service, elle me dit : « tu vois, c’est ça les urgences, tu cours ».
Lors de cette matinée, je fais moi-même l’expérience d’un temps très ramassé. Je ne sais pas trop si cela est dû à la découverte du milieu hospitalier (je ne vois pas passer le temps) ou à la réalité du travail du psychiatre que je ne vis, en réalité, que par procuration.
Le plus étonnant est d’observer le ballet des soignants affairés à rencontrer des patients et, en miroir inversé, des patients plutôt immobiles, ou qui se déplacent lentement affaiblis par une blessure, ralentis par une perfusion à faire déambuler avec eux. Les patients que nous rencontrons sont d’ailleurs présents dans le service depuis au moins la nuit précédente et ils ont eu le temps de vivre l’expérience hospitalière dans un temps long, celui de l’attente de la prise en charge.
Ma dernière remarque porte sur ce que j’observe de la satisfaction de la psychiatre à la fin de la matinée d’avoir réussi à prendre en charge la totalité des patients et de leur avoir trouvé une « orientation » (place d’hospitalisation en psychiatrie, orientation vers un foyer, sortie simple, etc.). Cette satisfaction me semble liée, selon la logique des vases communicants, au sentiment de pression institutionnelle et de stress chevillé dans le signifiant « Attends ! » que je soulignais plus haut.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1 Analyse de l’expérience subjective
En plus du présent de narration, mon récit emploie beaucoup de présents de vérité générale. Cela est-il susceptible de transformer le statut du journal qui se définit comme le récit et la description de situations précises et datées ? Si mon récit rend bien compte d’épisodes de la vie du service et de leur succession, en accomplissant là sa fonction narrative, il se comporte déjà comme une synthèse de situations récurrentes (les entretiens avec les patients). Malgré la vigilance du chercheur, le récit ethnographique semble ne pas pouvoir échapper à la tentation de la généralisation. C’est ce que montre, en particulier, ma décision de décrire le déroulement de la matinée en termes d’« étapes » ou de « protocole », manière de présenter et d’organiser, pour leur intelligibilité, des faits qui devraient être simplement relatés. Le récit, plus seulement chronologique, en cherchant alors à rendre compte d’une logique, n’outrepasse-t-il pas sa fonction ? L’expérience d’écriture du journal montre l’impossibilité de faire un récit purement descriptif qui ne soit pas en même temps interprétatif.
Je dois aussi m’interroger sur le fait que j’ai spontanément eu l’idée d’analyser l’accueil en termes d’étapes, comme si, au fond, dans l’urgence, il était seulement question de temps et de la nécessité de le scander. Sans doute dans la suite de l’enquête devrais-je m’astreindre à faire varier les grilles de lecture du terrain pour ne pas être absorbé/contaminé par l’angoisse générale des soignants du service d’urgence, celle du temps qui court, impossible à saisir. Cela dit, l’interprétation en termes de « protocole d’accueil » permet certainement d’observer le poids de l’institution hospitalière dans l’accueil et de repérer des points de passage obligé (relève, examen, entretien, orientation, compte-rendu des actes dans le dossier médical d’urgence, « criée », etc…).
En outre, toujours dans cette interrogation sur la temporalité, je dois être attentif à ma sensibilité aux durées relatives accordées à chaque étape de la prise en charge. Si je trouve la durée du premier contact avec le patient courte et la durée de l’investigation autour du patient longue alors que je n’ai rien chronométré, c’est forcément par rapport à une référence, une norme qui m’est propre. Je dois travailler et interroger l’idée préconçue selon laquelle le temps accordé directement au patient doit être plus important que le temps accordé à la recherche des solutions institutionnelles. Cette impression est certainement due à mon intérêt pour la psychanalyse où la cure se déroule dans le temps long. Il convient alors peut-être de s’interroger sur les différences et les similitudes entre la clinique de l’urgence et la clinique psychanalytique. Cela d’autant plus que dans les deux cas la clinique est fondée sur la parole du sujet. Cette perspective comparative est en mesure d’être heuristique. De ce point de vue, j’ai découvert par la suite, alors que j’assistais à des réunions cliniques du service, combien les soignants de l’équipe de psychiatrie étaient inspirés par la psychanalyse (avec, notamment l’étude de textes de Freud).
Ce récit soulève le problème de la distanciation par rapport au terrain. Tandis que, lors de la première observation, je me rassurai en considérant le port de la blouse comme mise à distance de moi-même, j’éprouve ici d’emblée une grande sympathie à l’égard de la psychiatre, en ne respectant pas la « distance de sécurité » nécessaire à la mise en œuvre d’une méthodologie d’observation rigoureuse… Il convient ici de transformer cette situation paradoxale en donnée. Je dois prendre de la distance par rapport au tutoiement, en tentant de l’objectiver : que signifient les apostrophes de la psychiatre à mon égard par le tutoiement (volonté de reconnaissance de son travail, de ses conditions de travail, demande d’empathie ? S’agit-il d’un usage courant à l’hôpital : comment alors expliquer ce besoin de proximité immédiate alors que j’observe parallèlement le travail très solitaire des soignants ?).
La confrontation de l’expérience présente à la précédente m’indique d’être très prudent sur l’établissement de « profils » de patients de la psychiatrie. C’est pourquoi je décide de créer un fichier qui recense quelques informations basiques sur les patients rencontrés. Dans ce tableau présenté en annexe figurent : date de la rencontre, sexe, âge, modalité de la demande, description du discours et de l’histoire du patient, orientation. Cela engage une réflexion sur l’ordinaire (des recours qui se « ressemblent » : alcoolisation, TS, détresse sociale) et le spectaculaire (le patient délirant de la première observation) des demandes aux urgences. D’ailleurs, l’étude des articles de la presse locale770 sur le pavillon N montre combien le discours journalistique construit un imaginaire inquiétant et spectaculaire de la psychiatrie en grossissant le trait sur des cas exceptionnels et en oubliant « l’ordinaire » de la souffrance psychique donnée à voir aux urgences.
2 Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
J’ai évoqué plus haut la proximité immédiate qui s’était installée entre la psychiatre et moi-même. On pourrait dire que je constitue un élément perturbateur de la situation de travail puisque je deviens confident, réceptacle des tourments de la psychiatre. En tant qu’agent extérieur à l’institution hospitalière, je ne suis pas un pair menaçant ni jugeant pour mon interlocutrice. La psychiatre a le sentiment de m’informer sur son métier mais elle le met en forme dans un discours singulier susceptible de révéler une position plus subjective vis-à-vis de son activité. Elle me donne des informations concrètes sur le fonctionnement du service (qui est qui, qui fait quoi, etc.) et, en même temps, elle explicite devant moi son travail après l’avoir exécuté, en se livrant, en me donnant à entendre des représentations de son métier plus ou moins singulières.
On peut estimer qu’on n’est pas dans une situation habituelle. En effet, si la psychiatre travaillait avec un interne, elle ne prendrait pas la peine d’expliciter tous les implicites qui ont trait à la médecine (savoirs et clinique) et au fonctionnement de l’urgence hospitalière. Si elle travaillait seule, elle n’aurait pas l’idée de commenter son action. Autrement dit, une activité se surajoute au travail habituel de la psychiatre. Elle me rend des comptes (dans le sens où elle me fait des comptes-rendus de son action – à titre d’information – et où, en même temps, elle se justifie de son action dont elle estime qu’elle peut manquer de sens à mes yeux).
Cela dit, on peut tout de même établir quelques données à partir de cette situation. Je pense notamment aux phrases de la psychiatre intégrées au récit de l’observation. A moins d’être invisible, je ne pourrai jamais vraiment me rendre compte d’une « journée type » de la psychiatre quand elle travaille seule. Cependant, des phrases comme « il n’y a pas de contenant à part mes horaires. Une demie journée, ça me suffit, sinon tu pètes un plomb » ou encore les « attends ! » répétés sont révélateurs à la fois de la temporalité de l’urgence vécue par le médecin et de la contamination de la crise aux soignants eux-mêmes. En effet : le « tu » marque la volonté d’être reconnue dans une souffrance ou une difficulté en m’impliquant dans l’énoncé ; le segment « tu pètes un plomb » interpelle particulièrement dans la mesure où il s’agit d’une formule pour dire qu’on devient fou, ce qui est loin d’être anodin pour une psychiatre… Quelque chose s’exprime donc ici de la « contamination » de la crise psychique des patients vers les soignants comme une caractéristique propre à l’urgence. Le temps est vécu de façon ambivalente : à la fois contenant (les horaires comme rappel symbolique de l’institution qui empêche de devenir fou) et à la fois ramassé, contracté, filant à toute vitesse (les injonctions « Attends ! » peuvent s’interpréter comme des manières de vouloir arrêter ou scander le temps immaitrisable).
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Cette matinée d’observation permet sans doute de commencer à mieux cerner notre objet de recherche qui dépend de ce que donne à voir le terrain, de ce qu’il laisse dans l’ombre et de ce qui en sera inaccessible. Notre objet de recherche se limite à l’étude de l’accueil de la détresse psychique dans un service d’urgence général composé de médecins généralistes et de divers spécialistes, dont des psychiatres. Ainsi, il y a peut-être une étude comparative à mener consistant à distinguer l’accueil de la détresse selon les différents types de soignants. Cela est d’ailleurs inscrit institutionnellement dans le service, comme le montre le schéma suivant qui tente de représenter à quels moments l’institution sollicite l’intervention des psychiatres. La plupart du temps, le patient qui rencontre un psychiatre a déjà vu un médecin somaticien généraliste auparavant.
La donnée la plus importante de cette observation est sans doute le traitement de la question du temps dans l’urgence. Il faut cependant prendre plusieurs précautions en indiquant que :
La dimension symbolique du temps de l’urgence se manifeste ainsi dans la temporalité imposée par l’institution. Chaque sujet qui entre dans un service d’urgence est confronté à un temps (à une façon de le scander) qui est lui extérieur (donc symbolique) parce qu’il émane de l’institution. La prise en charge du patient dépend en partie de ce temps institutionnel à la fois parce qu’il dicte dans une certaine mesure la clinique et aussi parce que le patient qui attend est confronté au rythme de vie et d’organisation du service d’urgence qui ne dépend pas immédiatement de lui.
De ce point de vue, l’observation a permis de rendre compte de quelques éléments qui contribuent à instaurer un temps symbolique dans le service, parce qu’ils se répètent, toujours dans le même ordre : la relève, l’entretien avec les patients, le compte-rendu dans le DMU (qui enregistre à chaque fois l’heure de saisie des données), le bilan des orientations, la « criée », puis une nouvelle relève.
Au-delà des étapes qui se répètent lors de la prise en charge, la dimension symbolique du temps propre à l’institution se lit dans d’autres éléments qui marquent l’existence d’un temps long qui fait que chaque surgissement de détresse aux urgences puisse être replacé dans le temps long du social. L’articulation temps court / temps long, décrit plus haut dans le processus de prise en charge, peut d’ailleurs certainement se définir comme une opération où un événement réel ou imaginaire passe au registre du symbolique. Ainsi, alors qu’un service d’urgence pourrait donner l’impression de chaos, il dispose d’éléments qui l’inscrivent dans un temps long et organisé :
Cependant, comme le montre l’observation, si ce temps symbolique est repérable par une série d’éléments assez manifestes, le rapport des sujets au temps, dans le cadre de l’urgence, se déploie dans une dimension imaginaire. On reviendra sur l’attente des patients comme rapport imaginaire au temps dans l’urgence. Ce qu’indique l’observation présente, c’est le rapport imaginaire au temps des psychiatres et leur course vers une re-symbolisation effrénée du temps. Pris entre manifestations du temps court (événement psychique, trouble à l’ordre public sur lequel il faut statuer, « vidange » du service, etc.) et nécessité de réintégration du temps long (qui correspond à la clinique psychiatrique), les psychiatres produisent une vision imaginaire du temps qui, sinon, leur échapperait. En réalité, la forme de leur clinique réintroduit en permanence du temps long grâce au recours et à la référence à d’autres espaces que le service proprement dit : ce sont notamment les contacts pris avec les institutions en rapport avec le patient : famille, hôpital, centre social, médecin de famille qui permettent de réintégrer l’événement malheureux qui assaille le patient dans une histoire et un récit qui ne sont pas uniquement dans le présent.
On dispose, suite à cette observation, de deux éléments d’importance quant à la problématisation de la psychiatrie d’urgence en termes de communication :
L’arbre de prise en charge des patients qu’on a construit plus haut et qui discrimine la pertinence d’un avis psychiatrique selon les critères institutionnels suggère que la psychiatrie se retrouve, aux urgences, le champ de la médecine en charge de l’accueil de sujets porteurs de rupture de la médiation. La souffrance reçue par la psychiatrie semble être celle qui « échappe »771 à l’interprétation des somaticiens parce qu’elle a une dimension plus fortement sociale, ou au moins qui articule le corps et/ou le psychisme à une position du sujet dans le collectif, dans la sociabilité.
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
3 | 14/12/2006 | N Accueil | Après-midi (13h-18h) | Psychiatre | L’errance et les chroniques de l’urgence Marginalité du patient de la psychiatrie et des psychiatres |
Récit de l’observation :
Il s’agit de ma première observation qui se déroule entièrement sur le temps de l’après-midi. Le travail est différent de celui du matin dans la mesure où il ne s’agit plus de rencontrer les patients arrivés la nuit mais d’accueillir ceux qui sont arrivés dans la matinée et ceux qui arrivent dans le courant de l’après-midi. De fait, le service d’urgence est beaucoup plus calme : les patients attendent relativement moins et les médecins sont moins pressés par la nécessité de la « vidange » de 13 heures, moment où les patients des urgences sont transférés vers d’autres services après les décisions d’orientation que les psychiatres doivent rendre légitimes auprès des autres médecins qui, eux aussi, ont leurs patients à placer dans un contexte, le plus souvent, de rareté des lits.
Cet après-midi là est donc calme pour la psychiatrie puisque nous ne verrons que deux patients dont les motifs de recours sont à observer de près dans la mesure où ils rendent compte d’une facette spécifique de l’accueil d’urgence en psychiatrie. En voici le récit.
M.A. est un homme de 55 ans qui est amené aux urgences par son frère. A son retour d’Algérie où il passait un séjour dans sa famille, M.A présente un comportement bizarre que son frère connaît bien et qui ne permet pas à M.A de continuer à vivre seul : il présente des signes d’incurie importants et a des pratiques exhibitionnistes devant les femmes, selon les dires du frère. Une rapide recherche sur l’interface informatisée du service (DMU) permet de voir que M.A en est à son 4e passage dans le service depuis le début de l’année et qu’il présente des troubles neurologiques laissant supposer une démence. L’entretien clinique donne à voir un patient en mauvais état de santé et complètement perdu : manifestement, il ne se repère plus dans le temps. Devant ce tableau qui correspond faiblement à une prise en charge proprement psychiatrique (car la demande d’avis psychiatrique semble seulement se justifier par le comportement bizarre), la psychiatre se sent exaspérée et se plaint qu’une fois de plus, « on [lui] adresse un patient inclassable ». J’observe en effet à ses côtés que la demande concernant de ce patient est double : elle vient à la fois du frère qui ne peut pas/plus s’en occuper et, en même temps, elle vient des collègues somaticiens qui, devant le même problème d’orientation que pose M.A pour eux du fait de sa poly-pathologie, l’orientent vers la psychiatrie au nom d’un comportement bizarre. En outre, cela signifie que la demande n’émane pas de M.A, c’est en fait une demande de l’Autre et non du sujet lui-même. La psychiatre, dont la prise en charge du patient se sera surtout réduite à des échanges avec la famille et les institutions hospitalières susceptibles d’accueillir M.A, ne trouvera finalement pas d’autres solutions que d’orienter le patient vers N3 qui est le service d’hospitalisation des urgences à pathologies mixtes (somatique et/ou psychiatrique). M.A. n’aura pas trouvé de place en hôpital neurologique et rentrera certainement chez lui après avoir reçu quelques soins, peut-être pour revenir aux urgences dans quelques semaines, comme cela s’est déjà produit 3 fois dans l’année suite au désespoir de la famille ou à un événement traumatique (blessure, comportements bizarres). L’hôpital psychiatrique du secteur de résidence de M.A refusera aussi de l’hospitaliser, par manque de place, et parce que la pathologie de M.A n’est pas proprement psychiatrique, mais plutôt neurologique, en tous cas très multiforme.
A la suite de l’observation de la prise en charge du cas, et comme nous avons le temps cet après-midi, j’entame avec la psychiatre une conversation qui va se déployer dans deux directions : je repère d’abord un discours qui m’est partiellement adressé et qui consiste en la revendication et la demande de reconnaissance de son identité de psychiatre ; ensuite, j’assiste à une explication sur les recours répétés des patients aux urgences.
Ainsi, la psychiatre me dévoile ce qu’est parfois, selon elle, la place de la psychiatrie dans le service, comment elle la ressent, et telle que le cas de M.A vient de l’illustrer. J’entends alors un discours assez amer vis-à-vis des médecins somaticiens qui sont désignés comme reléguant aux psychiatres les patients dont les symptômes sont trop nombreux, flous et consommateurs de temps en dehors du rapport clinique proprement dit (c’est-à-dire chronophages quand il s’agit de trouver des solutions d’orientation que l’hôpital ne donne pas clés en mains : cf. « patient inclassable »). Je me fais la réflexion que le psychiatre a, dans le service, une place marginale qui entre en écho métonymiquement avec la marginalité des sujets qu’il reçoit ou qu’on lui attribue d’office. Je note d’ailleurs que, dans l’organisation spatiale du service, le bureau du psychiatre est placé à l’écart des bureaux des autres médecins, ce qui implique des incessants allers-retours pour aller chercher puis reposer les dossiers papiers des patients qui sont entreposés dans la salle de travail des somaticiens. En somme, l’accueil de psychiatrie tient lieu, pour certains cas, de dépôt, d’accueil des patients résiduels de l’urgence, voire de « poubelle » dont on se tient à distance. La thématique du déchet revient depuis le début de mes observations où j’apprends que la « vidange » est aussi nommée « tirer la chasse ».
J’ai le temps de noter deux phrases de la psychiatre à propos de la relégation des patients gênants : « On appelle le psychiatre dès qu’il y a chez le patient une petite angoisse qui n’est en fait pas pathologique » et « le psychiatre sert parfois seulement à juguler l’angoisse des soignants ». Cette discussion se termine sur une revendication de ce qui fait pour la psychiatre sa vraie identité qui consiste à garder la spécificité de mener une clinique orientée sur « le psychisme et le travail du sens ».
Plus tard, la conversation renaît à propos du cas de M.A. La psychiatre m’indique que les patients qui font de multiples passages aux urgences ne sont pas rares. Je suis très intéressé par la théorie psychologique à laquelle elle fait appel pour interpréter ce phénomène, particulièrement en ce qu’elle me paraît rendre compte de manière métaphorique de ce qu’est l’accueil d’urgence, en particulier pour les psychiatres. Elle fait référence, en vulgarisant intentionnellement à mon égard, à la théorie de Balint dans son livre le Défaut fondamental. Elle m’indique que les patients chroniques des urgences sont, pour elle, des « ocnophiles » ou des « philobates » (les signifiants sont intrigants !), c’est-à-dire des sujets, comme elle me l’explique, qui ont une difficulté avec la question du lien. Les « ocnophiles » sont ceux qui s’accrochent, ils sont le plus souvent dans une posture d’incorporation à l’autre, sans symbolisation. Dès lors que les liens se distendent dans l’entourage du sujet, celui se trouve plongé dans une situation où il ressent des sentiments de type abandonnique. Elle m’explique ainsi que les urgences sont un moyen de parer au sentiment d’abandon dans la mesure où c’est un lieu de la société où la détresse est nécessairement accueillie, où il est impossible de refuser une demande a priori. Les « philobates », quant à eux, sont des acrobates, ils ne parviennent jamais à s’accrocher quelque part, créent toujours des liens précaires autour d’eux. Ceux-là se satisfont des urgences en ce que le service permet d’évoluer dans une sorte d’indifférenciation et d’anonymat, sans établir de relation de soin privilégiée, répétée et durable.
Monsieur B. est de retour aux urgences, lui aussi, pour la deuxième fois de la semaine. C’est le deuxième et dernier patient que nous rencontrons cet après-midi. M.B vient seul et demande une consultation suite à son premier passage pour une tentative de suicide le lundi précédent. M.B se sent très angoissé et demande directement à la borne d’accueil à voir un psychiatre. En fait, il cherche à voir la psychiatre avec qui je travaille et qu’il a rencontré la fois d’avant, dont il sait qu’elle assure son service cet après-midi là. Celle-ci me confie qu’elle l’avait laissé sortir suite à sa tentative de suicide en lui disant qu’il pouvait revenir au service d’urgence en cas d’angoisse insupportable et/ou de désir de mort. Elle avait laissé le détail de ses heures de présence dans le service à M.B. Je découvre le dossier de M.B à l’occasion de ce récit : il se dit victime de violences dans le foyer Sonacotra dans lequel il vit. Il ne supporte plus cette situation qui lui donne de fortes angoisses et même des envies de mourir, dont l’une a été mise en œuvre dans la tentative de suicide du lundi précédent. M.B est algérien et se dit en exil politique en France car il serait poursuivi par le GIA en Algérie. Cette dernière parole n’est pas vérifiée car la vérité, dans sa dimension de correspondance du discours aux faits réels, intéresse peu les psychiatres qui cherchent davantage à observer la position subjective du sujet, ici victime et dans l’errance, qui se réfère à la façon dont le sujet construit une représentation de lui-même. Dans l’entretien de ce jour, M.B se livre un peu plus et indique qu’il ne supporte pas la déqualification sociale, assortie de violences, qu’il subit en France par rapport à sa vie en Algérie. De plus, il se trouve dans un grand isolement social, sans entourage familial ou amical proche en France. Suite au nouveau recours et au nouveau récit de M.B, la psychiatre lui propose une hospitalisation libre dans le service d’urgence (N2, spécialisé dans la psychiatrie de courte durée) pour traiter l’angoisse, la dépression et les idées de mort puis envisager, dans un temps ultérieur, un changement de la situation objective (lieu de vie et violences). Ici, M.B. apporte une réponse étonnante : il ne désire pas être hospitalisé mais il aimerait vraiment qu’on puisse lui trouver un logement. A cet instant, il sort une liasse de feuilles de salaires en forme de justificatifs pour la psychiatre comme si elle tenait le service location d’une agence immobilière ! Au-delà de l’aspect comique et impromptu de la situation pour l’observateur que je suis (et aussi pour la psychiatre, manifestement), M.B. montre beaucoup de sérieux et d’anxiété dans sa demande. Il ne saisit visiblement pas le côté décalé de celle-ci ; il enseigne cependant que le service d’urgence peut être considéré comme un lieu d’accueil de demandes diversifiées, multiformes et qui se réfèrent au champ de la santé et de la médecine proprement dite de manière distante, flottante. Finalement, M.B. sortira du service sans hospitalisation, renseigné sur les démarches nécessaires à un déménagement qui lui permettrait de sortir de sa situation de précarité.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
L’écriture et la relecture de ce troisième récit me fait prendre conscience que, dès le départ, j’ai été amené à prendre partie à l’intérieur d’un conflit larvé entre médecins somaticiens et psychiatres dont je me demande s’il est propre à ce service, aux services d’urgences en général, à la culture de l’hôpital dans lequel je me trouve ou encore s’il se réfère à des enjeux plus larges de santé publique, conflictuels, qui se jouent et s’actualisent dans le lieu précis des urgences. La sympathie que j’éprouve pour la psychiatre avec qui je travaille, et qui se confie à moi sur sa gêne vis-à-vis de la manière de procéder des somaticiens à propos des « patients inclassables », m’amène certainement à choisir un camp pour la psychiatrie. Je décide alors, fort du constat de ce parti pris dans lequel je suis en train de m’installer, d’être plus à l’écoute des propos des somaticiens sur les qualifications qu’ils emploient pour désigner l’accueil de psychiatrie et de ses patients. La position d’empathie nette que je suis en train de nourrir vis-à-vis de la psychiatrie et des patients que je rencontre ne doit pas corrompre l’observation distanciée que je dois préserver vis-à-vis des autres soignants. Au contraire, et pour suivre les recommandations de Devereux, je dois m’interroger, précisément, sur l’intérêt que les patients de la psychiatrie suscitent en moi : c’est certainement parce qu’ils échappent à une appréhension stricte de la médecine. Au-delà de la pathologie et du symptôme, proprement identifiables par la médecine, qui ont justifié le recours aux urgences, je lis chez ces patients une autre souffrance qui s’y superpose ou s’y imbrique, à dimension sociale, moins facilement lisible par les critères médicaux et qui invite à être attentif à la parole des patients, sollicitant ainsi particulièrement les psychiatres. Autrement dit, une recherche en sciences sociales, axée sur l’étude des processus de communication, peut dire quelque chose des patients de la psychiatrie en en faisant un objet de recherche propre. Sans l’expertise médicale, il est possible de produire une interprétation du recours et de la prise en charge de ces patients spécifiques. Notre objet de recherche devient ainsi peu à peu plus précis.
Pour moi, un des moments les plus étonnants de cette observation a été le coup de théâtre de M.B qui a sorti ses fiches de paye en espérant que la psychiatre pourrait, grâce à cela, lui trouver un appartement. Mon étonnement s’explique sans doute parce que j’ai une conception a priori des recours aux urgences hospitalières dissonante avec ce qu’amène ce patient. Le terrain malmène ici les préconceptions du chercheur. Au fond, cet épisode m’apprend que mon imaginaire de l’urgence repose sur un scénario où s’ajustent demandes des patients et offre hospitalière. En réalité, il semble que le désir des patients, lisible dans la formulation de leur demande, excède souvent les possibilités de réponse institutionnelles. Autrement dit encore, il faut mettre en question les théories goffmaniennes de la construction de « carrières de malades » comme parcours aliénant imposé par l’institution (Asiles) qui ne trouvent pas leur totale pertinence aux urgences, notamment dans les demandes adressées à la psychiatrie et les décisions d’orientation que celle-ci prend (ici : sortie simple du patient). Le retour sur cette observation pourrait alors permettre de formuler une hypothèse : dans quelle mesure les recours aux urgences psychiatriques, où émerge une singularité imprévue, viennent-ils interroger, faire vaciller en permanence, les normes institutionnelles et reconfigurer les caractéristiques de la médiation sociale et politique qui est offerte dans les lieux de soin ?
2 Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Comment considérer la leçon de la psychiatre sur la théorie de Balint ? Qu’est-ce que cela révèle de sa position aux urgences, qu’est-ce que cela apprend sur les urgences ? Cet épisode correspond-il aux cas décrits par Devereux de recueil des propos d’un informateur visant à mieux comprendre le terrain pour l’observateur ? En se masquant derrière un récit théorique, que dévoile la psychiatre sur la conception de son métier ?
Je prends le parti de ne pas aller lire la théorie de Balint sur les « oconophiles » et les « philobates » de manière à utiliser l’explication de la psychiatre comme un discours métaphorique d’informateur sur les phénomènes du terrain (d’ailleurs, toute élaboration théorique porte une dimension métaphorique pour la description de la réalité). Cette explication révèle la manière dont la psychiatre conçoit son propre travail aux urgences : elle se désigne comme une spécialiste de la question du lien intersubjectif et social. D’autre part, elle problématise les recours aux urgences, notamment chroniques, dans une dialectique de l’agglutinement et du butinage. Autrement dit, le rapport des sujets à l’espace des urgences est ambivalent, à la fois lieu de reconnaissance (on peut s’y reconnaître et y être reconnu) et en même temps lieu de passage plus ou moins inconsistant sur le plan de la teneur du lien social qui s’y construit.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Il existe une population de patients qui recourt de manière régulière à l’accueil d’urgence en psychiatrie. On pourrait les nommer les « chroniques de l’urgence » comme cela a été fait lors d’un travail précédent effectué par nos soins à propos de l’activité d’une unité d’accueil des urgences d’un hôpital psychiatrique. Hôpital général comme hôpital psychiatrique ont leurs « chroniques de l’urgence ». Cette contradiction dans les termes invite à redéfinir la notion d’urgence hospitalière où cohabite accueil de la crise et accueil d’une forme d’errance à qualifier. On pourrait alors formuler l’hypothèse temporaire suivante : le service d’urgence, lieu de passage, correspondrait, en forme de miroir, à une population qui se définit comme vivant dans le parcours ininterrompu, le vagabondage institutionnel, l’itinérance. Les services d’urgence seraient, de manière un peu paradoxale, un lieu institutionnel instable permettant de recevoir une population qui ne serait pas en mesure d’exprimer et de faire valoir sa détresse ailleurs, c’est-à-dire dans des lieux institutionnels où le vacillement des normes est moins accepté.
Les patients des urgences psychiatriques présentent une double marginalité. En effet, en premier lieu, leur détresse psychique s’accompagne d’une détresse sociale (marginalité au plan de la société toute entière) : M.B. est dans l’errance politique et subit le rejet social, M.A. n’est plus accepté par sa famille et dans aucune institution autre que le service d’urgence. Ensuite, au sein même des urgences, ces patients font l’objet d’une « relégation » vers la psychiatrie de la part des médecins somaticiens alors même qu’ils ne correspondent pas typiquement à une prise en charge psychiatrique (preuves en sont le refus de l’hôpital psychiatrique d’accueillir M.A et la demande d’appartement de M.B). En outre, cela signifie une marginalisation du psychiatre aux urgences qui ne se présente pas comme « véritable » acteur de la médecine. Dans ce mouvement de « relégation » des patients inclassables (sous-entendu : qui ne correspondent pas à une offre que la médecine peut fournir immédiatement et efficacement), les somaticiens assignent les psychiatres (implicitement et pas eux seulement, car c’est l’organisation hospitalière qui veut aussi que les psychiatres interviennent en 2e ligne, après un 1er « tri ») à une tâche mixte de prise en charge clinique et sociale, c’est-à-dire pas tout à fait médicale. La mise à la marge des psychiatres doit inciter à s’interroger sur ce qui définit la relation thérapeutique à l’hôpital aujourd’hui. Tout se passe comme si le corps des médecins se scindait entre ceux qui prennent en compte la dimension et les implications sociales de la détresse et ceux qui l’ignorent.
La psychiatrie d’urgence peut être considérée comme une clinique du lien, comme l’accueil, par le biais de la relation clinique elle-même, de situations de rupture du lien social.
Au-delà, le psychiatre qui « jugule l’angoisse des autres soignants » joue un rôle de médiation dans l’ensemble du service en mettant du sens dans l’ensemble plus ou moins chaotique des demandes impromptues qui sont formulées à l’institution hospitalière via le canal et l’espace du service d’accueil des urgences.
En réalité, que ce soit pour les patients ou pour les soignants, le psychiatre, aux urgences, a aussi pour rôle de réintroduire un agencement symbolique des événements que connaît le service de manière à ce qu’ils se déchargent de leur aspect insensé, ininterprétable. Le psychiatre réintroduit l’ordre de la parole et du sens dans un espace envahi autrement par la puissance de l’agir (événements successifs, actes thérapeutiques) ou par le surgissement déroutant du réel (celui du corps abimé, celui des productions psychiques singulières : pulsions et désirs à l’origine des bizarreries évoquées dans le récit) irréductible aux catégories interprétatives de l’organisation hospitalière du soin (cf. les patients « inclassables », c’est-à-dire, en fait, ceux dont la demande angoisse, une demande qui ne constitue pas un signe immédiatement repérable, référable et interprétable pour l’institution hospitalière).
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
4 | 20/12/2006 | N Accueil Salle de réunion |
Matinée (8h-13h) | Psychiatre Chef de service Internes de psychiatrie |
Les logiques de soin différenciées aux urgences |
Récit de l’observation
Je suis invité à passer une nouvelle demi-journée en compagnie de la psychiatre avec qui je commence à avoir l’habitude de travailler. Cependant, une petite nouveauté se présente. Nous sommes un mercredi matin et c’est le jour de ce qui est appelé dans le service la « réunion bibliographique » à laquelle je suis convié à assister par le chef de service. Il s’agit d’un groupe de travail qui réunit les internes en psychiatrie qui se forment au pavillon N, le chef de clinique (psychiatre) du service N1/N3 et un représentant hiérarchique du service N2 qui est le service d’hospitalisation psychiatrique du pavillon. Ma matinée va donc se partager entre deux activités principales : continuer à observer les entretiens cliniques relatifs à l’accueil des urgences psychiatriques et assister à la réunion bibliographique.
A mon arrivée, à 8 heures, je rejoins la psychiatre à son bureau. Elle procède à la relève avec le psychiatre de garde de la nuit qui décrit brièvement les cas rencontrés et la localisation des patients qui sont soit encore dans la zone d’accueil, soit déjà hospitalisés et installés plus confortablement à l’UHCD (Unité d’Hospitalisation de Courte Durée, structure d’hospitalisation de 48h maximum, qui accueille pathologies somatiques et psychiatriques).
Ce matin-là, 10 patients sont en attente d’un « avis psychiatrique », soit demandé par les médecins somaticiens qui estiment la nécessité d’une prise en charge psychiatrique, soit pour une consultation matinale préconisée par le psychiatre de garde qui n’a pas pu s’adresser facilement au patient durant la nuit du fait de son état d’agitation trop intense (délire, violence) ou parce que son état somatique ne le permettait pas (cas des tentatives de suicides (TS) par intoxication médicamenteuse volontaire (IMV), par exemple, ou des alcoolisations trop importantes). Sur les 10 patients, 6 ont pu être accueillis à l’UHCD, 4 sont encore dans un box de la zone d’accueil des urgences ou sur un brancard dans un couloir.
Comme la matinée sera entrecoupée de la réunion bibliographique, je n’aurai le temps d’assister qu’à trois entretiens, cependant très différents.
La première personne que nous rencontrons, à l’UHCD, Monsieur F…, est un homme de 52 ans qui est arrivé la veille à l’hôpital, accompagné par ses parents. Avant de rencontrer M.F… dans son bureau, la psychiatre demande à l’équipe infirmière de bien vouloir retirer la perfusion que porte le patient. Les infirmiers ne comprennent pas trop la démarche et s’en plaignent à la psychiatre qui leur explique qu’elle souhaite différencier l’entretien de psychiatrie des autres types de soins qui sont faits aux urgences.
M. F… est un habitué du service d’urgence car il en est à son 7e passage depuis que ceux-ci sont comptabilisés dans le DMU. Il raconte qu’il vit seul et qu’il a d’importants problèmes de toxicomanie et d’addiction à l’alcool et à la cocaïne depuis plusieurs années. Il est marbrier-carreleur mais il confie qu’il a beaucoup vécu de trafic de cocaïne, ce qui l’a amené à beaucoup voyager, notamment au Moyen-Orient. Il assure à la psychiatre que tout cela est fini maintenant et qu’aujourd’hui il « demande de l’aide », ce qui justifie son recours volontaire aux urgences psychiatriques. Il indique qu’il utilise l’urgence comme un « dernier recours ». Cette demande ne convient pas à la psychiatre qui indique à M.F... que la réussite de la prise en charge des problématiques toxicomaniaques ne doit pas se faire, précisément, dans l’urgence, mais en prévoyant une démarche de soin sur le long terme : « il faut vous inscrire dans une continuité des soins ». Cependant, alors que la psychiatre semble, au vu des multiples passages de M.F... aux urgences, lui indiquer qu’il a construit une sorte de recours pathologique à l’urgence qui ignore la nécessité du temps long dans lequel doit se déployer le soin psychiatrique pour des affections chroniques, celle-ci envisage pourtant avec lui une hospitalisation libre dans un service du Vinatier, l’hôpital psychiatrique de secteur dont dépend ce patient. L’hôpital refuse cette hospitalisation. Le centre médico-psychologique (CMP) de Villeurbanne duquel dépend le patient ne peut le recevoir dans un délai court. La solution envisagée par la psychiatre et acceptée par le patient est donc la suivante : M.F... sera orienté vers son médecin généraliste qui le prendra en charge, au moins par des médicaments appropriés, le temps qu’il puisse être accueilli au CMP et qu’il puisse bénéficier d’une prise en charge au long cours sur le plan psychothérapique.
Le deuxième patient que nous rencontrons est une jeune femme de 23 ans qui est arrivé au service des urgences pour une tentative de suicide par phlébotomie. Le dossier de la patiente est accompagné d’une lettre de son médecin traitant qu’elle avait certainement consulté suite à sa TS et qui a décidé de l’adresser au service des urgences. Le généraliste indique dans sa lettre que la jeune femme qu’il suit a des tendances suicidaires et qu’elle devrait être hospitalisée en psychiatrie, d’autant qu’actuellement, ajoute-t-il, elle est « violente et fait des crises de colère » (sic). La demande du généraliste me paraît surprenante car elle mêle des considérations cliniques avec des termes triviaux qui ne correspondent pas vraiment à un diagnostic médical. On se demande quelle est la représentation que le généraliste se fait de la psychiatrie qu’il envisage à la fois comme une spécialité du traitement de la souffrance psychique mais aussi du traitement de la violence. La psychiatre indique qu’il est probable que les termes de « crises de colère » et de « violence » viennent directement de l’entourage de la patiente et que le médecin s’est juste contenté de retranscrire ces termes pour appuyer sa demande d’hospitalisation dans un contexte de rareté des places de psychiatrie à l’hôpital. L’entretien avec la patiente montre qu’elle est dans des difficultés sentimentales et familiales dont elle n’arrive pas à s’extraire, ce par quoi elle justifie plus ou moins clairement sa TS. Une hospitalisation dans le service N2 est proposée à la patiente, qui l’accepte.
Nous rencontrons le troisième patient dans le « box 0 », le box du service où sont reçus les patients qui nécessitent un avis psychiatrique suite à un trouble à l’ordre public. Le monsieur que nous rencontrons a déjà été accueilli par le psychiatre de garde, suite à une demande de la police qui l’a amené aux urgences après un comportement violent et dangereux dans la rue. Une hospitalisation d’office a été rédigée pour ce patient (hospitalisation prononcée par le préfet, 48 heures après l’avis du psychiatre certifiant que le patient présente des troubles psychiques graves mettant en danger la sûreté des personnes et l’ordre public et après la déclaration du maire et/ou de la police sur les troubles à l’ordre public). Contenu à son lit, le patient attend son transfert en hôpital psychiatrique qui, visiblement, n’a pas été redemandé suite à une confusion du dispositif de régulation infirmière772 de l’hôpital de destination. La psychiatre se fera insulter dès son entrée dans le box sans possibilité de parler avec ce patient délirant qui est visiblement en phase de décompensation psychotique aiguë. La psychiatre se contentera d’organiser à nouveau le transfert de ce patient, « oublié » entre deux hôpitaux, vers l’hôpital psychiatrique où il aurait dû se trouver depuis longtemps.
A un moment de la matinée, nous faisons une pause café. Je me retrouve donc devant la machine à café qui se situe sur un côté de la salle d’attente. La salle d’attente est en réalité plutôt un espace simplement délimité par la présence de sièges devant lesquels se situe la borne d’accueil. Entre ces deux points transitent médecins, patients en attente ou déjà hospitalisés, brancards, infirmiers, police, pompiers. La machine à café est donc un lieu devant lequel se rencontrent à la fois les acteurs du soin mais aussi les patients et les agents administratifs. C’est un lieu de croisement important.
La psychiatre m’offre donc un café et me présente à un médecin somaticien qui est en train de retirer son gobelet de la machine. Il me demande alors en quoi consiste précisément ma recherche et celui-ci entrecoupe mes explications de plusieurs remarques. D’abord, il valorise l’aspect technique de l’urgence. Ensuite, il m’affirme, vis-à-vis de cela, que je fais un « travail d’intellectuel » et que je parle « comme un psychiatre ». Je suis étonné de ces remarques et je me sens un peu vexé car j’ai l’impression que ni mon discours, ni ma recherche n’ont été comprises. D’abord, le terme d’« intellectuel » me paraît impropre, ensuite, je pense faire une recherche qui s’appuie sur des données empiriques que certifie ma présence dans le service et, enfin, je ne pensais pas être prisonnier du discours de la psychiatrie que je côtoie depuis peu. Il me semble qu’il y ait un amalgame entre psychiatrie et discours universitaire chez ce médecin.
A la suite de cet épisode, je suis invité à assister à la réunion de bibliographie. Je reviendrai plus tard auprès de la psychiatre pour la poursuite des observations à N-accueil.
Cette réunion bibliographique s’intitule ainsi car elle propose aux internes de psychiatrie de lire des textes fondamentaux en rapport avec la clinique qu’ils rencontrent. Dans ce groupe de travail, les internes sont donc invités, chacun leur tour, à présenter un exposé sur un texte proposé par l’animateur de la réunion. Il s’agit ce matin-là de Deuil et Mélancolie, de Freud. L’interne présente aussi un cas clinique en rapport avec se lecture et une discussion s’amorce entre les différents participants. L’échange est animé par le chef de clinique ou le psychiatre de N2 (qui est parfois le chef de service des urgences psychiatriques, s’il est libre). On me présente brièvement comme un chercheur en sciences sociales sur la psychiatrie d’urgence. On me pose quelques questions qui me font m’apercevoir que quelques-uns semblent intéressés par ma recherche. Je me demande tout à coup si, en effet, je n’ai pas, comme me l’affirmait le médecin rencontré quelques instants plus tôt à la machine à café, un discours plus proche de la psychiatrie, en tous cas qui puisse s’entendre de ce côté-là.
Je suis d’abord étonné du thème d’étude choisi car c’est un texte de psychanalyse qui me semble au départ bien peu applicable à la clinique de l’urgence qui n’accompagne pas les patients dans le long terme. Cependant, en écoutant les échanges, des mots connotés dans le champ de la psychanalyse viennent s’appliquer à des cas rencontrés aux urgences. Des termes comme « transfert », « désir de mort », « mélancolie », trouvés dans le texte de Freud, semblent trouver leur pertinence pour l’interprétation de la dépression ou de la crise suicidaire qui sont des tableaux cliniques souvent rencontrés aux urgences.
Après la présentation du texte, une discussion est lancée par le psychiatre chef de clinique du service N1/N3 sur les classifications nosographiques en psychiatrie (le DSM 4). Le chef de clinique explique que le système de classification nosographique du DSM 4 permet surtout de catégoriser plus facilement les cas rencontrés pour tarifer les actes médicaux. Il indique ainsi, reprenant le thème du jour, que « la mélancolie est réduite à une série de signes, ce qui évacue les questions transférentielles très importantes dans la clinique de l’urgence » et il poursuit, en généralisant : « sans la dimension métapsychologique, absente des grilles internationales de classification des troubles psychiques, on évacue la question du lien. Avec le DSM, on perd ce fort levier thérapeutique. Le DSM sert avant tout à tarifer, pas à faire de la clinique. Il convient toujours de mettre le symptôme en lien avec l’autre, qui peut être le thérapeute ». Je m’aperçois que les psychiatres urgentistes qui dirigent ce service ont une position politiquement engagée concernant la direction de la clinique qu’ils refusent de faire correspondre aux attentes de l’administration hospitalière qui exige des diagnostics pour construire des actes médicaux catégorisables, quantifiables et donc tarifables. La discussion se poursuit sur la question de la nécessité du diagnostic en psychiatrie, à laquelle le chef de clinique répond que « le diagnostic peut servir de trame mais ne doit pas enclore le patient ».
La réunion arrive à son terme et les internes retournent à leur travail.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1 Analyse de l’expérience subjective
Le point le point important de l’expérience subjective concernant cette observation et dont il possible de tirer une donnée pour la thèse me semble être l’épisode de la conversation avec le médecin somaticien devant la machine à café.
En effet, c’est directement dans ma démarche de recherche et, plus loin, dans mon identité de chercheur, que ce médecin m’interpelle. En me disant que je parle « comme un psychiatre », il me donne l’impression que je ne parviens pas à me projeter dans la situation surplombante de l’observateur impartial. En quelque sorte, ce médecin m’invite à faire un retour critique sur mon propre discours et sur ma démarche de recherche, visiblement inconsciente. Je dois donc questionner ce qui, dans mon discours, tient d’un langage connoté dans le champ de la psychiatrie. Comment, en effet, conduire une recherche sur la psychiatrie d’urgence en employant un vocabulaire qui appartiendrait proprement à mon terrain ? Les concepts sont en effet heuristiques dès lors qu’ils ne sont pas totalement homogènes et identiques aux concepts et représentations des sujets à observer. Sinon, le risque est de faire une analyse psychiatrique de la psychiatrie plutôt qu’une analyse communicationnelle de la psychiatrie d’urgence. C’est précisément ce décalage, qui lie une approche théorique spécifique avec un objet qui habituellement n’en subit pas l’analyse, qui constitue proprement la démarche épistémologique de la thèse et évite le danger de l’auto-référentialité. La remarque du médecin m’invite à ne pas la perdre de vue.
Ce que révèle aussi cette remarque, au-delà de la vigilance que je dois garder vis-à-vis de ma conception du soin et de l’urgence sans doute contaminée par celle des psychiatres, c’est la manière dont les identités soignantes semblent être clivées aux urgences. En stigmatisant mon discours comme similaire à celui d’un psychiatre, le médecin somaticien exprime qu’il ne s’y reconnaît pas. Pour lui, l’urgence, c’est la technicité, il me le dit clairement. En revanche, ma façon d’envisager l’urgence comme un espace de parole et de communication et comme un lieu d’interrogation du politique à travers la détresse psychosociale qui y est reçue, ne fait pas sens pour lui et correspond à un discours étrange qu’il qualifie « d’intellectuel ». Ce mot, employé ici dans son sens galvaudé et dénigrant, un peu comme un lapsus car il ne s’adapte pas bien à la situation, cherche à décrire des travaux, le mien et, par métonymie ou indifférenciation, celui des psychiatres, qui ne « serviraient » à rien dans la mesure où ils tentent de penser (et non d’agir) non pas la technicité de l’acte thérapeutique, mais les aspects symboliques de la relation de soin et de l’accueil d’urgence.
Les intuitions que je formule là me semblent tout à fait confirmées par l’expérience inverse de présentation de mon travail aux internes de psychiatrie avec qui j’ai eu le sentiment de parler « la même langue ». Cette impression subjective doit encore une fois me faire m’interroger sur le fait que j’arrive à utiliser ou non une langue propre aux sciences sociales et aux SIC dans ma thèse. Elle indique aussi l’intérêt, somme toute logique, des psychiatres pour les problématiques de communication car leur outil de travail principal est la parole.
Aussi, la suite de la réunion bibliographique sur le DSM confirme que les logiques de soin et les approches du sujet en détresse aux urgences sont clivées autour de la question de l’efficacité et de la technicité. Cela produit en conséquence un clivage dans les identités soignantes.
Dans la mesure où à la fois les psychiatres et les médecins somaticiens ont, dans la même journée, exprimés leur identité propre à mon égard – en se distanciant ou en reconnaissant mon discours comme un étalon de mesure par rapport auquel se définir – et cela de manière concordante, on peut en constituer une donnée pour la thèse qui se formulerait ainsi : il existe un clivage entre les acteurs du soin autour de la conception des logiques de soin qui oscillent, aux urgences, entre technicité et médiation.
2 Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Que penser et que faire sur le plan de la production de données pour la thèse de ma participation à la réunion bibliographique ?
D’abord, on pourrait penser que ma présence perturbe cette activité. En réalité, je pense que deux remarques viendront valider l’hypothèse que je ne modifie pas foncièrement la situation observée par rapport à son déroulement normal. D’une part, mon intégration à ce groupe de travail s’est faite par l’intermédiaire du chef de service, psychiatre, qui m’a donnée la parole pour me présenter en introduisant mon travail comme source d’intérêt pour le service. Je n’apparais donc pas comme un observateur de qui il faudrait se méfier d’autant que ma thématique de recherche a reçu un écho positif (à tel point que le chef de clinique de N1/N3 qui travaille aussi sur les problématiques sociopolitiques va m’inviter par la suite à faire une observation d’une semaine dans son service). D’autre part, je suis doctorant, ce qui peut correspondre, en termes de cursus universitaire, à l’internat de médecine. Il y a donc des possibilités identificatoires entre les internes et moi-même, ce qui peut atténuer des éventuelles situations de méfiance à mon égard. Ceci sera confirmé par l’expérience de travail que je ferai par la suite avec les internes de psychiatrie du service.
Ensuite, que faire de ce que j’apprends lors de cette réunion : dois-je comprendre l’urgence à travers les concepts psychanalytiques évoqués lors des échanges et de l’exposé de l’interne ? Dois-je faire de cela une source théorique pour mon travail ? Certainement pas. Il me semble plus pertinent de suivre la démarche préconisée par Devereux sur le savoir produit par les sujets du terrain en tant qu’ils cherchent à nous informer. Ainsi, ce qu’il me semble intéressant de retirer comme donnée, parce que ce sera la plus objective, c’est le constat que les acteurs de l’urgence se réfèrent à la théorie psychanalytique pour penser leur travail. La question intéressante à se poser serait donc : que comprendre de la démarche des psychiatres urgentistes qui consiste à se référer à la psychanalyse et à ses textes fondamentaux ? Il me semble que la réponse est double. D’une part, la psychiatrie, aux urgences, n’a pas fait le choix de la biomédecine. Pour le dire de façon plus affirmative : la psychiatrie, aux urgences, se réfère davantage au modèle clinique qui privilégie la parole, l’écoute et la relation thérapeutique, qu’elle ne s’identifie au modèle biomédical. Cela se place donc dans le débat politique, éthique et épistémologique propre à la psychiatrie contemporaine autour de la désubjectivation du malade (ce que confirme la discussion sur le DSM). D’autre part, au-delà de l’enjeu politique correspondant, au fond, à une prise de position sur les options des politiques publiques de santé mentale, la référence à la psychanalyse renseigne sur la réalité de l’urgence psychiatrique. Si c’est le modèle conceptuel préféré, on peut supposer que la réalité à laquelle il veut s’adapter lui correspond. On pourrait donc faire l’hypothèse que la psychiatrie d’urgence accueille des sujets en demande d’une solution thérapeutique fondée sur la parole (la parole qui peut être, pour nous, un mode d’intelligibilité et de repérage des processus de communication à l’hôpital).
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Une partie des données a déjà été tirée de l’analyse rétrospective de l’observation (voir les passages en gras ci-dessus)
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
5 | 10/01/2007 | N Accueil Salle de réunion UHCD |
Matinée (8h-13h) | Psychologue Psychiatre |
Le travail et la place des psychologues aux urgences |
Récit de l’observation
J’ai rendez-vous à 8 heures aux urgences dans le bureau des psychiatres pour faire la relève entre le psychiatre de garde de la nuit et l’équipe du matin. Onze patients attendent d’être vus ce matin : huit dans la zone d’accueil des urgences (dans des box ou sur des brancards dans le couloir) et trois sont installés à l’UHCD. Malgré cette affluence importante, l’équipe de psychiatrie est composée de trois psychiatres et d’une psychologue, ce qui va rendre le travail de la matinée assez confortable en termes de temps pour les entretiens. Il est à noter, à propos du confort justement, mais matériel cette fois, que l’équipe de psychiatrie ne dispose que de deux bureaux (un à N accueil, l’autre à l’UHCD) pour les entretiens. Je note que cela implique une disparité dans l’accueil des patients car quand les bureaux sont pris par les collègues, les autres psychiatres sont contraints de faire les entretiens dans les chambres (où un autre patient est souvent là), dans un bureau infirmier (avec des allées et venues bruyantes et incessantes perturbant le déroulement de l’entretien), ou même encore directement dans les couloirs, à côté des brancards, en parlant à voix basse, penchés près du visage des patients… Ce matin-là, il y a des « bouchons » : il n’y a, en début de matinée, pas de place d’hospitalisation en psychiatrie à l’intérieur du service, ni à N2 (hospitalisation psychiatrique de courte durée), ni à l’UHCD (hospitalisation mixte de courte durée) qui a du mal à se vider.
La psychiatre avec que je travaille habituellement me propose de changer mes habitudes et de passer une partie de la matinée avec une psychologue clinicienne qui intervient souvent dans le service d’urgence. J’accepte car cela me permettra, me dis-je, d’observer une autre clinique après celle du chef de service et celle de la psychiatre habituelle.
Alors que nous faisons les présentations, je reçois un accueil glacial de la psychologue dont j’ai l’impression qu’elle ne désire pas vraiment que je travaille à ses côtés. Elle m’indique qu’elle a souvent des stagiaires psychologues cliniciens et que c’est avec eux qu’elle travaillera en priorité. Selon elle, si je veux à l’avenir travailler avec elle, il faudra la prévenir bien à l’avance. Elle pense que ce n’est pas une bonne chose d’être accompagnée dans les entretiens avec deux autres personnes (dans le cas où un stagiaire psychologue serait aussi présent), que cela a un côté persécutant pour les patients. Bref, face à ces mille conditions pour pouvoir travailler avec elle, je comprends que je ne suis pas vraiment accueilli, ni forcément bienvenu. En réalité, l’ambiance se détend au cours de la matinée et nous finissons par dialoguer avec assez de facilité au gré des rencontres avec les patients. En fait, je comprends, au fil des discussions que j’ai avec la psychologue que celle-ci cherche à se distancier de la pratique clinique des psychiatres et, peut-être, de la clinique spécifique de la psychiatre avec qui j’ai travaillé jusque là. En effet, quelques remarques un peu acides sur celle-ci me laissent perplexe…
J’interroge donc, avec des questions larges, le travail de la psychologue aux urgences. J’apprends que psychiatres et psychologues aux urgences ont une responsabilité différente. Alors qu’ils peuvent indifféremment muter des patients dans les services du pavillon et dans certains établissements extérieurs (cliniques), la responsabilité des hospitalisations sous contrainte est uniquement octroyée aux psychiatres. Ainsi, au moment de la relève du matin, les psychologues se retrouvent en charge des patients qui posent le moins de « problèmes » d’orientation – c’est-à-dire ceux dont on envisage une orientation en ambulatoire, un retour au domicile ou une hospitalisation libre. Du coup, les psychologues se retrouvent souvent en charge de TS légères, de tableaux dépressifs ou de tous les troubles d’ordre névrotique. Il y a donc une forme d’exercice implicite du pouvoir médical dans cette répartition où, en quelque sorte, ce sont les patients aux pathologies les plus bénignes dont se retrouvent en charge les psychologues. Face à cela, je perçois chez la psychologue une forme de « défense » qui consiste à revendiquer, auprès de moi, la mise en œuvre d’une autre clinique. Elle dénigre la préoccupation permanente des psychiatres pour « l’orientation » des patients et la « ventilation » du service. Alors que dans les observations précédentes j’ai en effet senti le poids de l’institution dans la clinique des psychiatres (notamment concernant le moment de la « criée », cet épisode où les psychiatres réclament des lits pour leurs patients face aux autres médecins), il ne m’a pas semblé si important que le dit la psychologue. En tous cas, cet argument sert à cette dernière pour défendre une autre clinique, la sienne, qui serait défaite de l’idéologie de l’urgence L’idéologie de l’urgence conditionnerait la forme de la clinique en fonction de la nécessité de désengorgement du service et non pas vraiment en fonction du sujet rencontré... Je m’aperçois en effet dans les entretiens que l’attention portée, par la psychologue, sur la place du patient dans le social est moindre par rapport à la façon dont les psychiatres investissent précisément cette dimension des « filets sociaux » dans la résolution des problèmes du patient. Alors que les psychiatres prennent en compte les deux dimensions, singulière (histoire personnelle, familiale) et collective (histoire sociale, place dans la société), de l’identité du sujet rencontré pour déterminer sa prise en charge, son orientation, la psychologue, fidèle, en quelque sorte, aux présupposés de la psychologie clinique, investit la part singulière de la vie du sujet en questionnant d’emblée le patient sur son histoire familiale. De même, la mobilisation du cadre institutionnel comme levier thérapeutique est moins utilisée par la psychologue. A ce propos, il est intéressant de noter qu’elle ne s’associe pas à l’image de l’hôpital en ne portant pas de blouse (mais les psychiatres sont aussi divisés sur ce sujet). De même, quand la psychologue me relit ses observations portées sur le DMU, je m’aperçois de l’utilisation d’un vocabulaire connoté dans le champ de la psychologie clinique. Je note aussi des interprétations psychologiques (sous la modalité de l’hypothèse) qui se distinguent des aspects plus descriptifs des comptes-rendus de la psychiatre (qui se contente, presque, de « raconter » l’entretien avec des remarques cliniques certes, mais pas systématisées en interprétation globalisante).
J’ai pu rencontrer deux patients avec la psychologue, dont le profil sera décrit brièvement ici.
Madame L. est une femme de 60 ans qui se retrouve aux urgences, pour son premier passage, suite à une tentative de suicide par intoxication médicamenteuse volontaire. Nous la rencontrons à l’UHCD où elle a pu être installée après un passage par le service d’accueil deux jours plus tôt, un lundi. Le DMU indique que Madame L. avait disparue depuis le samedi précédent et qu’on l’a retrouvée endormie (suite à l’absorption des médicaments) sur la banquette arrière de sa voiture.
Quand nous la rencontrons, elle est attachée à son lit : cette mesure a été prise après qu’on l’a retrouvée dangereusement coincée, la tête prisonnière des barreaux du lit. La psychologue suppose une nouvelle tentative de suicide plus qu’un accident. La patiente est très agitée quand nous la rencontrons : elle est logorrhéique et pleure beaucoup. Malheureusement, elle n’a pas son dentier et ses propos, peu articulés et qui défilent très vite, sont très peu compréhensibles. D’après ce qu’il est possible de comprendre, Mme L. explique son geste par une brouille familiale qui aurait eu lieu pendant les fêtes de Noël : elle a des propos très virulents vis-à-vis de ses enfants qu’elle accuse de profiter de la générosité du père en lui soutirant de l’argent. Devant l’agitation, l’incohérence des propos, les difficultés familiales et le risque de récidive suicidaire, la psychologue décide de maintenir Mme L. en hospitalisation ici en rendant compte du mieux possible, dans le DMU, du schéma familial tel qu’il est vécu par Mme L. (sentiment de persécution par ses enfants, père faible) et qui lui est psychiquement insupportable. La psychologue s’enquiert peu de la situation sociale de Mme L (sinon qu’elle dépend d’un CMP de la banlieue est lyonnaise), privilégiant l’investigation du vécu des relations familiales comme source de la souffrance.
Monsieur O. est arrivé aux urgences suite à une tentative de suicide par phlébotomie. C’est son deuxième passage dans le service : le dernier date d’il y a trois mois où il avait déjà été reçu pour une récidive de tentative de suicide. Le DMU révèle que pour son premier passage, il n’avait pas été demandé d’avis psychiatrique, ce qui est très rare dans le cas des tentatives de suicide. Lors de l’entretien, dans des propos assez confus, il dénie la gravité de son acte en arguant qu’il veut retourner travailler. Il explique alors qu’il travaille dans un Centre d’Aide par le Travail où il a « des copains et des copines » et qu’il désigne globalement comme un lieu de sociabilité important pour lui. Il indique, en référence à son état psychique qu’il semble bien connaître, que le CAT est fait « pour des gens comme [lui] ». Une ordonnance jointe à son dossier indique qu’il a un traitement psychotrope important concernant une pathologie chronique de déficience mentale et de psychose. D’ailleurs, des signes cliniques le confirment à la psychologue à qui le patient confie qu’il entend des voix. Monsieur O. a un comportement bizarre car il chante durant l’entretien. Il semble être un habitué des entretiens de psychiatrie car il se met à raconter avec précisions son histoire familiale. D’ailleurs, il viendra retrouver la psychologue dans les couloirs pour compléter son histoire auprès d’elle quand lui reviendront des souvenirs. Il raconte notamment qu’il a des envies de meurtre envers sa mère. Monsieur O. est un patient en crise, ce que révèlent ses récidives suicidaires. Ainsi, pour la psychologue, il n’est pas en mesure de retourner travailler pour le moment. Une place d’hospitalisation en clinique psychiatrique est trouvée pour lui.
Avant que je parte du service, une altercation éclate entre la psychiatre avec qui je travaille habituellement et la famille d’un patient qu’elle vient de voir. Celui-ci a été reçu aux urgences pour un état d’alcoolisation massive. Suite à l’entretien avec le patient, la psychiatre décide de le laisser repartir en estimant qu’il ne nécessite pas d’hospitalisation. En apprenant cela, la famille n’est pas d’accord et demande à la psychiatre une hospitalisation sous contrainte (HDT) : un membre de la famille serait prêt à signer. La psychiatre refuse et elle se fait insulter d’irresponsable par la famille, en pleine salle d’attente. La famille fait des menaces à la psychiatre en arguant que le patient prendra bientôt le volant ivre et tuera quelqu’un sur la route. Malgré les insultes, elle reste stoïque et invoque le secret et le savoir médical devant l’injonction faite par la famille d’exercer contre son gré son pouvoir médical.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
L’accueil de la psychologue que j’ai qualifié de « glacial » ne doit bien sûr pas être analysé comme le résultat d’un conflit de personnalité (car je ne sais rien de la sienne et que connait-on de sa propre personnalité surtout si on fait l’hypothèse de l’inconscient ?) mais comme la production d’une attitude sociale par rapport à ce que je représente, c’est-à-dire un observateur associé à l’équipe de psychiatrie. Elle se présente à moi en refusant que je l’associe à ce que j’ai vu antérieurement. En somme, elle définit, en creux, sa place dans l’institution. Cette définition par la négative donne deux pistes interprétatives. D’une part, se définir contre, c’est revendiquer une appartenance collective (Lamizet) : elle marque qu’elle a une identité de psychologue en se distanciant des impératifs institutionnels (« orienter », « ventiler ») et de la pratique psychiatrique (elle a des « stagiaires psychologues » à qui elle accorde de l’importance, plus qu’à moi, et cette fois elle active la logique de l’identification, autre versant de la construction de l’identité). D’autre part, on peut questionner cette attitude à partir de ce qu’elle dit plus tard sur la responsabilité et le pouvoir différencié entre psychiatre et psychologues : les psychologues se retrouveraient, en quelque sorte, en charge du « reste du reste », c’est-à-dire des patients renvoyés par les médecins somaticiens (voir schéma de l’observation n°2) puis par les psychiatres.
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
On peut estimer que ma présence auprès de la psychologue modifie sa pratique, dans la mesure où elle me dit elle-même qu’elle est plutôt habituée à travailler exclusivement avec des stagiaires psychologues en formation – et qui donc n’ont pas un seul rôle d’observateur mais aussi d’apprentissage de la pratique, de mise en situation. Ses remarques sur l’aspect persécutant des entretiens à plusieurs (pas vraiment souligné par les psychiatres habitués à avoir des internes et à travailler en institution hospitalière) rend compte d’un attachement de la psychologue au dispositif canonique de la relation intersubjective, duelle, qui fonde théoriquement la relation thérapeutique en psychologie (à travers celle du transfert).
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Il y a une démarche d’écriture différenciée entre psychiatre et psychologue dans le dossier médical d’urgence. Cette observation n’émane pas d’une analyse des discours tirés du DMU mais bien d’observations directes des soignants en train de rédiger leurs comptes-rendus et me les commentant. Je n’ai en effet pas eu l’occasion d’extraire des dossiers de patients du DMU malgré quelques tentatives où on renvoyait à plus tard cette opération en m’indiquant que cela nécessitait des précautions administratives et des autorisations hiérarchiques du fait de la préservation du secret médical.
D’abord, on peut dire qu’il y une approche commune de la tâche globale du compte-rendu des entretiens dans le dossier médical informatisé. Psychiatres comme psychologues ont une attitude de rejet vis-à-vis de la demande administrative de remplissage du dossier concernant le diagnostic du patient. Il est impossible pour eux que la souffrance du patient se réduise à une case à cocher rendant compte, de manière univoque774, d’une symptomatologie ou d’un profil pathologique qui, en dernière instance, sert à quantifier et tarifer les actes médicaux. C’est pourquoi tous deux investissent l’espace consacré aux observations générales ou complémentaires pour rédiger un compte-rendu d’observation. Cette activité de rédaction est donc une autre forme de production de l’information médicale (alternative, en quelque sorte) se distanciant des principes quantificateurs, épidémiologiques et statistiques plus proprement attendus par l’administration médicale pour comptabiliser les actes médicaux. Notons, à ce propos, qu’il est possible de valider un dossier en laissant vide l’espace réservé à la rédaction des observations, mais qu’on ne peut le faire si on n’a pas rempli les informations d’ordre statistique.
Cependant, l’observation ci-dessus montre que psychologues et psychiatres se différencient à l’intérieur même de l’activité de rédaction. Ils l’investissent largement tous les deux, mais il nous semble que la référence institutionnelle n’y est pas présente de la même façon. En effet, alors que les psychologues produisent un compte-rendu qui s’apparente à l’exercice de la vignette clinique et qui, nous semble-t-il, produit aussi des interprétations cliniques, le compte-rendu des psychiatres tient plus du récit, à la fois de l’entretien qui vient d’avoir lieu et des événements de vie qui ont amené le patient aux urgences. Ce récit rend compte, par exemple, des contacts pris avec les institutions en mesure d’apporter une aide (psycho)sociale au patient. Au-delà, il nous semble que ce récit a un destinataire implicite qui est l’institution car il constitue une sorte de trace, une mémoire de l’accueil du patient dans le service d’urgence. Nous avons en effet mis en évidence dans une observation précédente que le DMU servait a priori, avant la rencontre des patients, à la fois à déterminer le soignant qui le rencontrera (s’il l’a déjà rencontré, par exemple, de façon à construire une sorte de suivi) et le rapport que le patient a construit avec l’institution (recours inaugural – profil de crise – ou recours répétés – « chronique de l’urgence »). Ainsi, il y a une fonction institutionnelle du récit. On voit bien, à travers le cas de Mme L., comment la psychologue se distancie de ce modèle en insistant davantage sur la détresse subjective de la patiente qui, selon elle, a construit une figure du père et des enfants au cœur de sa souffrance. Les moyens institutionnels de la prise en charge et du soin sont moins présents comparativement aux outils cliniques investissant et interprétant la détresse singulière de la patiente. Ainsi, cette observation révèle que le levier thérapeutique de l’institution (dans ses dimensions symboliques et imaginaires) est moins mobilisé chez les psychologues intervenant dans le service. Cela s’explique certainement aussi par le fait que pour un psychiatre l’hôpital constitue une partie de son identité (car c’est là qu’il s’est formé, là qu’il trouve des signes d’appartenance) qui est moindre pour les psychologues souvent invités en tant que tiers dans les institutions hospitalières (supervisions ou renforts, par exemple). Cette remarque ne cherche pas à juger les pratiques des psychologues, mais à souligner des pratiques de prise en charge différenciée. D’autant qu’au cœur de ces deux approches subsiste la reconnaissance d’un statut de la parole du patient qui dans un cas s’articule dans le récit à une référence institutionnelle et dans l’autre à une référence à des concepts de psychologie clinique concernant, par exemple, les complexes familiaux.
N.B . : la réflexion sur l’information médicale a une dimension épistémologique en ancrant proprement la thèse dans le champ des SIC. La façon de concevoir, de construire et de justifier l’information sur les patients de manière différenciée de la part des administrateurs, des somaticiens, des psychiatres et des psychologues rend compte, à un second degré, du statut de la communication à l’hôpital, et des tensions que cela suppose, en particulier aux urgences où la mise en avant de la performance technique de la médecine d’urgence a tendance à subordonner l’information médicale à des objectifs techniques, utilitaires, économiques.
Ces observations laissent entrevoir la possibilité de concevoir le service d’urgence comme une scène de théâtre. On le voit dans le jeu des identités soignantes déjà évoqué et aussi dans l’épisode de l’altercation. On peut en effet dire que la famille du patient alcoolique a mis en scène les attentes sociales – ce n’est pas un hasard si, précisément, la scène se déroule dans la salle d ’attente – face à la psychiatrie. Le psychiatre est envisagé ici, face au jugement des autres familles et patients en attente, comme garant de l’ordre public. Ce qui souligne sa fonction politique, au moins dans les représentations sociales.
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
6 | 15/01/2007 | N1/N3 | Matinée (8h-13h) | Chef de clinique Internes de psychiatrie |
Le retour de la temporalité soignante dans l’hospitalisation « post-urgence » |
Récit de l’observation :
A partir de ce jour et durant les trois suivants, je vais faire la découverte d’une autre facette du pavillon N. J’ai en effet été invité par le chef de clinique du service N1/N3 à passer une semaine en compagnie de son équipe (c’est-à-dire lui-même, psychiatre, et ses internes de psychiatrie). Le service N1/N3 est une aile du pavillon N composée de deux étages et d’une capacité d’une soixantaine de lits dont 7 de soins intensifs. Le service reçoit tous types de pathologies (somatiques et psychiatriques) contrairement au service N2 (situé dans une autre aile du pavillon et qui reçoit des hospitalisations ne relevant que de la psychiatrie). Ainsi, comme à N Accueil, psychiatres et somaticiens sont amenés à cohabiter (la plupart du temps, psychiatres et médecins somaticiens se croisent, leurs bureaux étant ici bien séparés par rapport à N Accueil) et à collaborer (notamment dans les réunions de relève et lors de la « criée », cette réunion où il est décidé de l’orientation des patients, déjà évoquée dans une observation précédente).
Le chef de clinique qui m’accueille est intéressé par ma recherche. En effet, avant de le suivre dans son service, j’ai eu l’occasion de le rencontrer en compagnie du chef de service du pavillon N, puis, une autre fois, pour que nous échangions sur nos recherches respectives (il est intéressé par les problématiques politiques et sociales liées à l’accueil d’urgence et par l’évolution contemporaine de la psychiatrie, notamment la question des classifications nosographiques, sur lesquelles il produit des articles critiques). J’ai pu aussi le voir aux réunions bibliographiques des internes de psychiatrie du pavillon déjà évoquées plus haut.
Cette première matinée, je la passerai donc aux côtés du chef de clinique. Lors de mon immersion dans ce nouveau service, je vais tout de suite adopter une attitude comparative par rapport à mon expérience à N Accueil. Ceci me permet de mieux classer les nombreuses informations qui me parviennent. Ceci me contraint certainement à négliger ou ignorer certaines informations importantes car pas faites pour ma grille de lecture comparative, mais je me dis que je vais passer la semaine dans le service et que j’aurais bien le temps de changer ma « focale » d’observation et de me laisser imprégner, avec moins de « défenses méthodologiques », par la vie du service. Par ailleurs, mes observations sont quelque peu perturbées par la prise de contact avec de nouvelles personnes (médecins, internes…) et une nouvelle configuration des locaux. Malgré ces perturbations dues à la surprise de la nouveauté, je retire quelques informations intéressantes de cette matinée.
Tout d’abord, concernant le déroulement de la matinée, j’ai repéré quatre grandes « phases » de travail.
Phase 1 : La journée commence à 8 heures par une réunion de relève au service N3 : elle dure une demi-heure et réunit les représentants de tous les acteurs du soin du service (équipe de nuit et équipe de jour qui prend la relève). Il s’agit d’une revue rapide des patients à partir de leur dossier, des possibilités de soin et d’orientation (c’est ici que le psychiatre est informé des patients qu’il aura à voir, ou à revoir).
Phase 1 bis : Même chose pour le service N1 (de 8h30 à 9h15).
Phase 2 : Une fois que le représentant de la psychiatrie (ici le chef de clinique) a récupéré le nom des patients à voir, il va en rendre compte à ses collègues (ici des internes au nombre de 3). Psychiatre et internes discutent alors assez longuement des quelques cas à voir ; certains patients sont déjà connus de la veille, d’autres sont néo-arrivants, en provenance du service N Accueil ou de l’UHCD. Cette réunion dure jusqu’à 9h45. Alors que le psychiatre intervient très peu lors des deux premières relèves, un véritable espace de dialogue s’institue lors de cette réunion avec les internes où les patients commencent à prendre une consistance symbolique, à devenir des sujets pourrait-on dire, à travers le récit clinique qu’on fait d’eux. Les patients sont répartis entre les différents praticiens en fonction de plusieurs critères : pathologie (les internes sont dans un apprentissage de la clinique), patients déjà vus par un interne la veille, etc.
Phase 3 : C’est le temps des consultations, le plus long de la matinée. C’est un temps d’échange entre patients et psychiatres assez intense car, à la différence de ce qui se passe à N Accueil, un travail psychothérapique est entamé même s’il s’agit encore d’une clinique de l’urgence, c’est-à-dire de court terme. Ici, les médecins peuvent construire un suivi des patients et procéder à l’introduction d’un temps plus long où la parole du patient a la possibilité de se déposer un peu durablement dans l’institution et de trouver à s’adresser à un autre qui est toujours le même, instaurant une forme de continuité des soins (ce qui n’est pas la même chose que la rencontre inaugurale, mais unique, avec le psychiatre de l’accueil). D’un point de vue clinique, on pourrait dire qu’à N Accueil se construit la possibilité du transfert (demande puis rencontre) qui est ensuite exploitée à N1/N3 .
Phase 4 : Une nouvelle réunion est organisée en fin de matinée entre les psychiatres où chacun fait le récit de sa matinée en dressant des tableaux cliniques des patients rencontrés. Cette réunion a aussi pour but de régler les questions d’ordre médico-légal pour lesquelles les internes ne sont pas en mesure de prendre une décision (concernant, par exemple, une hospitalisation sous contrainte qui nécessite la responsabilité du chef de clinique).
Au-delà de cet aspect chronologique, et malgré le côté déstabilisant de la découverte d’un nouveau cadre, d’une nouvelle ambiance, de nouvelles personnes avec qui je vais travailler (et qui me demandent de présenter ma recherche dont j’ai l’impression que je dois la traduire en une langue faite pour qu’elle soit bien considérée et que je sois bien accueilli moi-même), je parviens à faire quelques observations qui me paraissent importantes.
D’abord, concernant les modalités du discours et des échanges entre les praticiens. J’avais déjà trouvé qu’à N Accueil, il y avait un clivage important entre somaticiens et psychiatres, lisibles dans leurs communications informelles (dialogues dans le bureau, par exemple). Je suis très étonné que ce clivage se perpétue dans le service N1/N3 où les contraintes qui pèsent sur les médecins sont différentes. En effet, j’avais noté qu’à l’accueil, c’est souvent par l’intermédiaire de leurs patients que les psychiatres étaient dénigrés tant ces patients donnent peu la possibilité de mettre en œuvre les moyens techniques de l’urgence. Les patients de la psychiatrie sont en effet souvent considérés comme encombrants, incarnant dans le vocabulaire de beaucoup d’acteurs du soin la figure du déchet ou du résidu. A N1/N3, les patients sont hospitalisés, c’est-à-dire qu’ils ont déjà subis un « tri » préalable à l’accueil et correspondent ainsi mieux à l’offre de la médecine d’urgence. Pourtant, encore une fois, les patients de la psychiatrie sont considérés comme des « occupeurs de lits », autrement dit comme des malades encombrants qui grippent le fonctionnement du service tellement ils sont difficilement orientables (situés, souvent, entre la détresse psychique et sociale). De plus, la pression du temps ne me semblait pas être la même, à considérer le temps pris dans la matinée pour des réunions. Les psychiatres semblent occuper une place marginale dans ce service car les autres médecins les associent et les identifient facilement aux patients dont ils ont la charge, eux-mêmes marginaux.
Preuves en sont ces quelques bribes de dialogues que je récupère lors des réunions de relève. Ce sont des propos des médecins somaticiens commentant les dossiers des patients de la matinée : « Elle m’a bien saoulée celle-là, il faut la virer à N2 » ; à propos d’un patient pour lequel aucun symptôme somatique n’est interprétable : « il est pour les psychiatres celui-là : on n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent » ; à propos d’une patiente dépressive, et sur un ton ironique : « elle va faire une TS à la Volvic ». A la suite de ces propos, le chef de clinique tiendra à me faire un commentaire en me confiant qu’on interpelle souvent le psychiatre pour « un patient dont on ne sait plus quoi faire », alors qu’il est nécessaire de « ventiler le service » (c’est-à-dire faire de la place).
De plus, les médecins somaticiens emploient un langage très technique ainsi qu’un grand nombre d’acronymes dans une langue très spécialisée pour désigner les pathologies de leurs patients. En revanche, quand il s’agit de décrire les patients des psychiatres, le registre de discours change en devenant plus trivial : « il décartonne complètement ».
Autre observation, cette fois concernant la ségrégation symbolique de l’espace : je suis mis en garde, quand j’arrive dans la salle de réunion, de ne pas m’asseoir n’importe où alors que je m’apprête à tirer une chaise : « assieds-toi plutôt là, car ici c’est habituellement réservé aux somaticiens ». Nous sommes en effet assis à la périphérie des somaticiens.
Concernant maintenant le rapport entre les psychiatres et les patients, j’observe, par rapport à N Accueil, qu’une plus grande place est offerte à la parole singulière du patient. J’ai l’impression que l’institution est moins présente dans le discours du psychiatre (elle est là, de fait, par l’hospitalisation) et qu’il se situe davantage dans une attitude d’écoute et d’interpellation du patient dans ce qui a fait la singularité de son recours et ce qui fait la spécificité de son symptôme. La communication intersubjective est privilégiée dans la clinique psychiatrique menée à N1/N3, plus qu’elle ne l’est à N Accueil. A ce propos, un interne me confie que ce qui se dit dans cette phase d’hospitalisation immédiate après le recours ou la crise est assez étonnant dans la mesure où les patients « parlent beaucoup » en alternant récit des événements récents ayant motivé le recours et éléments de leur histoire personnelle se référant à un temps plus long.
Cette matinée sera l’occasion de rencontrer une patiente, Mme B. et son fils. Je renvoie ici à la lecture du fragment clinique n°2 : « Mme B. : quand l’impasse psychique rencontre les contraintes du social ».
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Cette matinée a été l’occasion de découvertes importantes par le simple fait que j’ai été projeté dans la vie d’un nouveau service du pavillon des urgences. Il est donc nécessaire que je fasse retour sur mon expérience subjective, et notamment sur ce que je perçois comme une difficulté de distanciation par rapport au terrain. En effet, il me semble qu’à relire mon récit, j’emprunte des manières de voir et de penser les phénomènes à partir des manières de voir et de penser de ceux que j’accompagne, c’est-à-dire les psychiatres. On peut cependant, me semble-t-il, tirer des données pertinentes pour la thèse à partir de cette expérience singulière.
Le premier biais provient certainement du choix de la démarche comparative qui me fait mesurer mes observations présentes en fonction des observations passées à N Accueil. Alors que la comparaison me fournit une grille de lecture, elle rabat en même temps le travail des deux services l’un sur l’autre. Plus précisément, il y a le risque de vouloir trouver les mêmes phénomènes d’un côté comme de l’autre en fermant les yeux sur des spécificités qui n’apparaissent pas, ou peu, du fait du choix de critères non-pertinents de lecture du terrain.
Cependant, cette démarche permet aussi d’observer qu’il existe une continuité entre accueil d’urgence et hospitalisation aux urgences, notamment sur la persistance du clivage fort entre médecins somaticiens et médecins psychiatres. Comme à N Accueil, c’est à partir de la critique des patients de la psychiatrie comme « encombrants », « inadaptés » ou « faux-malades » par rapport aux critères de la médecine somatique scientiste, que se produit le dénigrement des psychiatres. On pourrait produire alors deux hypothèses : la première concernerait le mode de construction de l’identité soignante des psychiatres aux urgences qui s’apparente à une sorte de contamination (des patients vers leurs médecins) selon la logique, décrite notamment par Freud, du tabou. La deuxième concerne le statut des patients de la psychiatrie dans l’institution. Ceux-ci dessinent les limites de l’institution en laissant apparaître le caractère ininterprétable de leur symptôme pour les somaticiens. Les médecins se trouvent alors interrogés dans leur propre identité de soignant ce qui les amène, par suite, à confisquer le statut de malades à ces sujets particuliers. En effet, c’est une défense de l’identité de médecin que de défaire un sujet de son statut de malade ou de patient de manière à ce qu’il n’entre plus dans le champ d’action du médecin et ne vienne pas questionner sa compétence médicale.
Un autre biais réside peut-être dans la difficulté que j’éprouve personnellement à construire un temps spécifique de l’hospitalisation et de la prise en charge d’urgence indépendant de celui rythmé par l’institution. J’ai en effet découpé le temps du service comme l’institution elle-même le découpe (cf. les 4 phases). Un regard critique sur ce temps institutionnel devra être posé pour tirer des résultats pertinents et pour que l’analyse produite dans la thèse ne soit pas la paraphrase du discours institutionnel implicitement contenu dans l’organisation de son emploi du temps. Il convient donc de partir de considérations problématiques comme celle-ci : dans quelle mesure l’absence de temps dans les situations d’urgence implique-t-elle la nécessité d’un temps très scandé dans la prise en charge de la part de l’institution ? (cela renvoie à la dialectique du temps court et du temps long chère aux historiens et aux théoriciens de la notion d’événement).
Je dois aussi peut-être revenir sur la trop grande empathie que j’éprouve pour les psychiatres en qualifiant leur place de « dénigrée » ou « marginale ». Il convient peut-être de changer le point de vue en transformant une situation interprétée spontanément de ma part dans le registre du manque ou de la victimisation vers une interprétation rendant plutôt compte d’une fonction institutionnelle spécifique des psychiatres. Le constat d’un manque appelle en effet souvent une signification qui vient y répondre. Il faut s’interroger positivement sur le sens de la place du psychiatre dans l’institution.
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Il ne me semble pas qu’il y ait dans cette observation de perturbations du terrain que je n’aurais déjà évoqué et traité dans les observations précédentes et dont je devrais prendre garde ou tirer des données spécifiques.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
L’analyse de l’expérience subjective amène à tirer deux grands résultats de cette observation qui viennent confirmer des données déjà tirées plus haut, à partir d’autres situations d’observations.
Beaucoup d’éléments ont déjà été indiqués à la fois dans le récit de l’observation et dans le texte analysant l’expérience subjective d’observation.
Mais pour renverser l’hypothèse selon laquelle les psychiatres auraient une place marginalisée dans les services d’urgences, on pourrait dire, de manière plus positive, qu’ils occupent une fonction spécifique dans l’équilibre de l’organisation institutionnelle pour qu’elle tienne debout. Ils occupent la place d’une soupape de sécurité en permettant d’absorber tout ce qui déborde de la radicalité utopique de la médecine technicienne et scientiste. Ils absorbent et reçoivent ce qui n’a plus de sens pour les autres acteurs du soin, d’où la thématique du déchet qui est souvent empruntée pour qualifier les patients de la psychiatrie dans la mesure où le déchet (ou le résidu) est proprement ce qui est irréductible (ce qui n’est ni réduit par le sens – c’est-à-dire renvoyé à quelque chose de connu par l’interprétation clinique, par la sémiologie médicale – ni par une opération organique, chimique). Le psychiatre occupe donc une place de tiers dans l’institution car c’est en passant par lui, en l’interpellant pour qu’il intervienne, que les autres acteurs du soin parviennent à donner une référence et une signification, certes floues, à ce dont « on ne sait pas quoi faire ». Il prend en charge ce qui ne peut plus être référé à rien dans les normes, le code de l’institution. En cela, il est créateur de signification, mais d’une signification flottante, qui accepte le vacillement de la norme. On pourrait dire qu’il est un « tiers flottant ».
Le temps d’hospitalisation qui suit l’accueil d’urgence réintroduit du temps long pour le sujet en détresse qui alterne entre récit de l’événement malheureux qui l’a amené aux urgences et contextualisation de cet événement dans son histoire personnelle (qui a elle-même une dimension singulière et collective qui peut se lire dans les recours passés aux différentes institutions, par exemple).
Ce processus dialectique (articulation temps court/temps long chez le sujet) est peut-être rendu possible par les modalités de la relation thérapeutique qui s’institue lors de l’hospitalisation à N1/N3. Il y a, de la part des médecins, la tentative d’assurer le sentiment d’une continuité (c’est-à-dire du temps long) en mobilisant toujours le même psychiatre pour un même patient. C’est finalement le passage par l’autre (le soignant, identifié, toujours le même775, à qui l’on parle plusieurs fois) et par l’hospitalisation de moyenne durée (redoublant le sentiment de la continuité institutionnelle) qui donneraient la conscience d’un dépassement possible de la crise en situant la parole du sujet dans le temps long de son existence et dans la continuité de l’institution, contre la tyrannie angoissante du présent de la crise où aucune parole n’arrive à se situer ni dans le temps, ni dans l’espace. Au cours du processus de prise en charge d’urgence, l’événement malheureux qui affectait le patient, d’ordre réel, impartageable, change de statut et devient symbolique (il est possible de produire une médiation entre ce réel et des significations antérieures issues de l’histoire du sujet ou du discours institutionnel).
Autrement dit, par rapport à N Accueil qui institue un espace de parole possible, une rencontre, et finalement permet la formulation d’une demande, la prise en charge « post-accueil d’urgence » réintroduit quant à elle la question du temps sur son versant singulier (celui du sujet) et sur son versant collectif (celui de l’institution avec la construction d’une écoute suivie et d’un parcours de soin). En somme, la prise en charge d’urgence (accueil + hospitalisation) redonne au sujet la possibilité de s’insérer à nouveau dans des situations (espace et temps) de communication (où la parole peut être mise en œuvre à nouveau).
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
7 | 16/01/2007 | N1/N3 | Matinée (8h-13h) | Une interne de psychiatrie Une médecin spécialisée dans l’accueil des patients toxicomaniaques |
Le lien au pavillon N comme construction d’une médiation entre des sujets précarisés et le collectif. La reconnaissance d’un désir de lien |
Récit de l’observation :
Je poursuis ce matin-là mon immersion dans le service N1/N3. Cette fois, je ne suis pas invité à la réunion de relève avec les somaticiens, mais directement à celle réunissant l’équipe psychiatrique qui précède la rencontre et les entretiens cliniques aves les patients.
Cette réunion débute à 9h15 et rassemble une série de nouveaux soignants. Comme la veille, il y a le psychiatre chef de clinique et des internes (au nombre de 3).
On compte aussi une psychologue-psychanalyste que j’ai déjà vu intervenir à N Accueil mais avec qui je n’ai pas eu l’occasion de mener des observations. C’est à la suite de l’explication de mon travail de thèse, dont j’indique qu’il s’appuie sur quelques points théoriques de la psychanalyse lacanienne, qu’elle revendique à mon égard le fait qu’elle est psychanalyste tout en me disant, comme on l’a déjà fait à plusieurs reprises, que « Lacan, c’est dépassé » !
A ses côtés, dans cette petite salle où se réunit l’équipe de psychiatrie, se tient une médecin spécialisée dans l’accueil des patients aux problématiques toxicomaniaques et addictives. L’explication de ma recherche semble grandement l’intéresser. Elle pense que « nous avons des concepts qui se superposent », concernant la question des ruptures de soin, des phénomènes d’errance et des recours répétitifs aux urgences que je tente d’observer. Je me dis que le terme de « concept » n’est pas très adapté car il s’agirait plus pour elle de préoccupations cliniques. Elle a cependant en effet une manière de concevoir les recours aux urgences qui excite ma curiosité. Elle utilise des termes que j’ai l’impression de manier, moi aussi, dans mes réflexions. Pour elle, les services d’urgence reçoivent des « pathologies du lien » : je suis sensible et promets de m’interroger sur cette expression qui met en rapport le collectif et le politique avec le registre de la clinique et du symptôme. Elle estime que des patients trouvent une identité dans le lien précaire qu’ils entretiennent, continûment ou plus sporadiquement, avec le pavillon N et qui se traduit dans la répétitivité des recours. Cela amène, pour elle, à s’interroger sur la définition même de l’urgence qui reçoit, paradoxalement, des chroniques : je suis interpellé par cette observation qui recoupe exactement les résultats de l’étude menée à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu par mes soins deux ans plus tôt.
Enfin, une psychologue représentante d’une association lyonnaise qui reçoit des patients dépressifs est aussi présente. Elle vient s’informer régulièrement au pavillon N de la possibilité de recevoir des patients dans sa structure qui accueille ceux-ci deux mois, en post-urgence, pour suivre une thérapie (de groupe). Par ailleurs, elle vient faire le bilan de la trajectoire des patients orientés depuis le service d’urgence et ayant séjourné dans sa structure. Il s’agit alors de comprendre l’allure des trajectoires de soin (échec, succès) en prenant en compte la prise en charge d’urgence articulée à l’accueil institutionnel spécifique qui s’en est suivi dans l’association.
La réunion, où de multiples thèmes cliniques, politiques et sociaux auront été brassés, s’achève à 10 heures. Il est temps de partir à la rencontre des patients hospitalisés dont il a aussi été fait cas lors de la réunion. Je vais suivre ce matin une interne de psychiatrie. Nous nous retrouverons à midi pour le compte-rendu de la matinée entre internes et psychiatres.
La matinée avec cette interne (appelons-là Lucie), dont j’avais déjà fait la connaissance lors de la « réunion bibliographique », sera très agréable car, outre les observations des entretiens, nous allons beaucoup échanger dans une ambiance très conviviale. Nous parlerons notamment du parcours de l’interne en médecine, particulièrement en psychiatrie. Lucie me fait part du mouvement de rejet de la psychanalyse dans les études de médecine aujourd’hui. Elle exprime cela comme un regret partiellement compensé par l’étude de quelques textes de psychanalyse lors des « réunions bibliographiques » dont j’ai déjà rendu compte plus haut.
Les patients que nous allons rencontrés seront aussi l’occasion de discussions autour, notamment, de la charge médico-légale à assumer dans la clinique psychiatrique aux urgences.
Aussi, dans le discours de Lucie, j’entends à nouveau le clivage, le conflit d’identité net, éprouvé entre somaticiens et psychiatres. Elle soupire en constatant qu’on attribue aux psychiatres « les patients pour lesquels plus rien ne peut faire l’objet d’un examen somatique » et pour qui il faut trouver et construire une trajectoire de soin. Elle estime que les médecins somaticiens sont dans une sorte « d’automatisme » dans leur rapport aux patients.
Plusieurs cas, rencontrés dans la matinée, m’interpellent sur la fonction sociopolitique de l’urgence psychiatrique. J’ai l’impression que le service d’urgence vient combler des lacunes institutionnelles présentes par ailleurs dans la société. Ce sera mon axe de lecture principal du terrain pour cette observation (je veux introduire une variation par rapport à ma grille de lecture (chronologique) de l’observation précédente qui m’avait paru constituer un biais méthodologique ; je le « corrige » donc ici en me fondant, fidèle à mes options méthodologiques, sur la pertinence de faire varier les angles de lecture du terrain pour faire émerger le maximum de données).
Je renvoie d’abord au cas de Mme J. (fragment clinique n°1) qui continue à faire parler de lui dans le service comme le type même de recours interprété comme « abusif » ou « pervers » par les équipes soignantes de l’urgence mais qui révèle, par ailleurs, que les urgences sont le lieu d’accueil de sujets qui ne trouvent aucune possibilité d’être accueillis ailleurs dans la société (voir la thématique du « dépôt » dans le fragment clinique).
Lucie semble avoir compris ce qui m’intéressait dans le cas de Mme J. et me fait part d’un autre cas, Mme G., dont les recours sont aussi interprétés très souvent dans le service comme « pervers ou abusifs ». Les recours de cette patiente au service se comptent par dizaines chaque année. Elle est SDF et toxicomane (elle reçoit la dose maximale de Subutex qui est le substitut principal à l’héroïne). Cependant, ses recours sont souvent justifiés par une plainte somatique (accident causé par l’errance de Mme G. sur la voie publique). Lucie indique que cette patiente a construit un lien fort au pavillon N dont les passages répétés constituent la mesure de son appartenance au collectif, comme c’est le cas pour beaucoup de patients précaires exclus des prises en charge dans les circuits sociaux non médicalisés.
Au fur et à mesure du récit de Lucie et de la description qu’elle fait de Mme G., je vais me rendre compte que je « connais » la patiente qui m’a déjà interpellé à plusieurs reprises, dans la rue, près de chez moi, pour me demander de l’argent. J’avais eu une fois une discussion avec elle car je lui avais fait remarquer qu’elle portait un bracelet identique à ceux que l’on met aux patients des urgences lors de leur entrée administrative. Mme G. m’avait alors tenu un discours très critique sur l’accueil d’urgence à l’hôpital. Elle m’expliquait ainsi qu’on l’avait récemment maltraitée là-bas en se débarrassant d’elle violemment et en la jetant sur le parvis du service depuis une civière alors qu’elle avait, selon elle, le pied cassé (elle me montrait alors un pied en effet enflé et douloureux, écrasé, selon elle, par une roue de camion en train de manœuvrer). Suite à cette discussion, j’avais poursuivi mon chemin sans donner d’argent à Mme G. qui en avait oublié qu’elle m’interpellait pour cela, satisfaite du message qu’elle m’avait fait passer ou simplement d’avoir échangé avec un passant.
Nous voyons ensuite une première patiente dont je ne connais pas la pathologie mais pour qui une hospitalisation en psychiatrie est envisagée par l’équipe soignante. L’enjeu est de convaincre la patiente et son entourage de la nécessité et du bien-fondé de l’hospitalisation. Le mari de la patiente refuse cette hospitalisation alors même qu’il avait formulé le recours pour sa femme, arguant qu’à « l’hôpital psychiatrique, on sait quand on rentre, mais on ne sait jamais quand on ressort » et qu’il préférerait que sa femme poursuive son hospitalisation aux urgences. On s’aperçoit encore ici aussi comment les urgences occupent une place intermédiaire, de médiation, entre des solutions impossibles ailleurs (fondée, ici, sur une représentation apeurée de l’hôpital psychiatrique).
Enfin, dans la série des patients qui ont recouru aux urgences faute d’une réponse ailleurs dans l’espace public, nous voyons un monsieur venu aux urgences car son psychiatre était parti en vacances et qui n’a pas supporté la rupture de soin.
En fin de matinée, Lucie est confrontée à un cas difficile qui s’apparente pour moi à une sorte de dilemme médical. Il s’agit d’une vieille personne (appelons-là Georgette). Georgette est psychotique : elle a des hallucinations auditives et présente des signes de délire paranoïaque : elle se sent persécutée par sa fille. D’autres troubles du comportement s’ajoutent à ce tableau : elle oublie d’éteindre le gaz chez elle, de fermer sa porte, de se laver, de se nourrir… Pour des raisons médicales, il s’avère nécessaire de l’hospitaliser en psychiatrie, car elle se met en danger perpétuellement. Cependant, son consentement est très fluctuant, ce qui rend nécessaire une hospitalisation sous contrainte. Mais on ne peut demander à sa fille de signer une HDT, car cela renforcerait les hallucinations de persécution de Georgette dont sa fille est déjà l’objet. C’est ainsi que Lucie envisage une hospitalisation d’office (mais qui nécessite de prouver des troubles à l’ordre public, l’hospitalisation étant prononcée conjointement avec le préfet). En concertation avec le chef de clinique, il sera décidé que la raison du gaz laissé régulièrement allumé par Georgette constituera un trouble à l’ordre public suffisant pour une HO mais qui couvre en fait une nécessité clinique rendant impossible une HDT…
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Je pense avoir pris en compte dans cette observation certains biais que j’avais soulignés lors des expériences précédentes, notamment le souci de se débarrasser d’une grille de lecture de l’urgence qui soit calquée sur la manière dont l’institution hospitalière et ses acteurs organisent eux-mêmes le processus de prise en charge des patients. J’ai cette fois articulé une lecture chronologique à une lecture politique sur le manque institutionnel que vient combler la prise en charge aux urgences psychiatriques. Je dois encore faire varier les grilles de lecture du terrain au gré des pistes suggérées, notamment, par les informateurs.
Il convient peut-être de revenir ici sur le cas de Mme G. que je décide de travailler à partir d’un récit clinique et d’une connaissance sommaire que j’ai de la patiente hors de l’institution. Même si ces deux modes de connaissance (récit, rencontre fortuite) de la patiente peuvent générer, chez moi, une représentation imaginaire et fantasmée de Mme G., il n’en reste pas moins qu’il faut s’interroger sur une constante qui est son désir de lien qu’elle exprime dans ces deux lieux distincts de l’espace public que sont la rue (le désir de lien est l’interpellation) et l’hôpital (le désir de lien est le recours répété aux urgences).
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Le travail avec les internes de psychiatrie mérite d’être interrogé tant il a été à la fois l’occasion d’un partage d’expériences et une source d’information pour ma recherche. J’ai déjà évoqué les biais et certains moyens de les dépasser à l’analyse de l’observation n°4.
La question qui se pose ici est : quel est le statut des informations fournies par les internes sur leur travail dès lors qu’une situation d’identification (sur plusieurs plans : âge, réalisation d’un doctorat…) et donc de proximité affective, de type amical, s’instaure très vite entre eux et moi ? Il me semble en fait qu’il faille décaler le regard et interpréter le sentiment de proximité autrement. J’apprends en effet lors de mes discussions avec les internes que ceux-ci sont seulement de passage aux urgences pour un stage (d’une durée de 6 mois ou un peu plus) qui s’intègre dans une série de stages dans différentes institutions de soin (et pas forcément en psychiatrie d’ailleurs). Cela signifie qu’ils ont un rapport d’étranger vis-à-vis de l’institution (en tous cas par rapport aux psychiatres statutaires), ce qui leur permet une plus grande liberté de parole et de critique sur ce lieu de soin. Ils surveillent donc moins leur langage vis-à-vis d’un observateur ressenti comme peu intrusif (d’où mon sentiment possible de familiarité) dès lors qu’ils ont une histoire partagée courte avec le pavillon N. Ainsi, dans ce que me disent les internes sur le pavillon N, je dois lire un regard distancié sur l’institution qui n’est pas le regard du pavillon N sur lui-même. Je pense donc que les internes ne doivent pas être entièrement ressentis comme des « informateurs indigènes » mais plutôt comme occupant une position de médiation riche pour mon enquête. En effet, ils donnent à voir un savoir et un savoir-faire cliniques dans le champ de la psychiatrie sans toutefois être absorbés par les logiques institutionnelles propres au pavillon N. C’est ainsi que Lucie parvient à formuler à mon égard l’absence de place symbolique de certains patients aux urgences (pas reconnus comme malades, mais comme « pervers » abusant de l’offre du service) tout en étant en mesure, pourtant, de faire un travail clinique avec ces patients.
En bref, on pourrait dire que la position décalée des internes donne à leur discours et à leurs commentaires sur la psychiatrie d’urgence une valeur d’analyse et d’objectivité relative qui peut se rapprocher de ma propre position d’enquête (les internes ayant, à la fin de leur cursus, à produire un mémoire (appelé thèse) qui est un compte-rendu d’expérience clinique et/ou institutionnelle).
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
8 | 17/01/2007 | N1/N3 | Matinée (8h-13h) | Internes de psychiatrie Chef de service des urgences psychiatriques |
Usages exigés et usages détournés du DMU |
Récit de l’observation
Lors de cette nouvelle matinée d’enquête de terrain, j’ai rendez-vous avec les internes de psychiatrie du service N1/N3. La journée commence pour eux par la « réunion de bibliographie » que j’ai déjà évoquée et qui porte ce jour-là sur la question du traumatisme. Il s’agit notamment de s’interroger sur la notion clinique d’« état de stress post-traumatique » qui est, d’après ce que je saisis, une adaptation contemporaine de la notion de trauma développée en psychanalyse et qui est susceptible d’être applicable à la clinique de l’urgence. L’exposé de l’interne et la discussion qui s’ensuit sont relativement techniques et complexes pour moi. J’en retire cependant la certitude que la psychanalyse constitue, dans la clinique de l’urgence, un fond théorique important puisque ce n’est pas la première fois que j’entends qu’on y fait clairement référence, lors des réunions bibliographique ou lors des échanges plus informels que j’ai avec l’équipe de psychiatrie lorsque j’accompagne un de leurs membres.
A l’issue de cette réunion, je suis interpellé par le chef de service responsable des urgences psychiatriques au pavillon N. Il m’invite à le suivre dans son bureau pour que je lui expose l’avancée de mes travaux d’observation. Lors de notre entretien je parle au chef service de mon désir d’explorer le Dossier Médical d’Urgence (DMU), cette interface informatisée où tous les acteurs du soin du service rendent compte de leur activité auprès de chaque patient.
En effet, le DMU est pour moi un outil très intéressant en ce qu’il me semble avoir de multiples et contradictoires fonctions. Sa fonction première est certainement de répondre à la demande de la nouvelle gestion hospitalière qui exige de rendre compte de chaque acte soignant effectué de façon à évaluer, périodiquement, la dotation financière que recevra l’hôpital.
Ensuite, le DMU a une utilité juridique : en enregistrant précisément (à la minute près) le moment de l’acte médical effectué sur le patient et la nature de cet acte, le corps médical laisse une trace de son activité en cas de procès ou de mise en jeu de la responsabilité d’un soignant dans le contexte d’une société qui se judiciarise de plus en plus.
Aussi, le DMU permet de garder une mémoire des patients qui transitent dans le service, ce qui est d’importance quand on connaît le phénomène des recours chroniques aux urgences déjà évoqués plus haut.
Enfin, cette interface constitue, pour moi, un lieu d’investigation remarquable en ce qu’il est un support d’information et de production discursive vis-à-vis duquel chaque soignant, suivant sa catégorie ou sa spécialité médicale, nourrit un rapport différent. C’est ainsi que les psychiatres investissent davantage la zone de commentaires libres (sous la forme du récit de la rencontre avec le patient) que les autres médecins. Aussi, je me suis aperçu à plusieurs reprises qu’ils rejetaient catégoriquement l’exigence imposée par le logiciel de donner un diagnostic du patient sous forme de cases à cocher dans un tableau. Autrement dit, il me semblait que les psychiatres, à travers cette interface informatique, s’insurgeaient contre les demandes de l’administration médicale à leur égard.
C’est donc de cela dont je m’entretenais avec le chef de service, à la fois pour qu’il me donne son opinion sur le DMU et, aussi, pour qu’il m’y donne l’accès. Je comprends très vite que l’accès à cette base de données sera très compliqué : il invoque une procédure administrative lourde qui tient au fait que je serai amené à enfreindre le secret médical, valeur sacrosainte dans le champ médical et hospitalier. Je n’insiste pas, d’autant que mon interlocuteur choisit de me livrer, en quelques mots, sa propre analyse de la pertinence de l’usage de l’interface informatique. Pour lui, les classifications (nosographiques, symptomatologiques, diagnostiques) sont une « aberration ». Il invoque pour cela deux raisons majeures. D’une part, les symptômes des patients de la psychiatrie présentent un caractère souvent « inclassable » (intrication de pathologies, problématiques sociales et psychosociales non-réductibles à la sémiologie diagnostique médicale, etc.). D’autre part, la spécificité de la clinique psychiatrique ne permet pas de dresser de diagnostic dans le temps court de l’urgence (puisque l’outil thérapeutique principal est la parole qui doit se déployer sur une assez longue période, nécessaire pour donner l’idée d’une structure psychique particulière). Du coup, m’explique-t-il, plus que sur les tableaux diagnostics, la clinique de la psychiatrie d’urgence s’appuie davantage sur des notions de « psycho-dynamique, de psychanalyse et de métapsychologie » qui se fondent sur l’interprétation globale du rapport du sujet en détresse aux autres (famille, société), sur la relation de soin (parole, transfert) comme support thérapeutique en mesure de replacer la détresse du sujet dans un temps plus long que celui de la crise.
Lorsque que je redescends du bureau du chef de service, tous les internes sont au travail, en entretien avec des patients de N1/N3. Il n’est pas possible que je me greffe à l’un d’eux en cours de consultation et, vue l’heure avancée de la matinée, ils sont en train de faire leur dernier entretien. Je décide alors de m’asseoir dans leur bureau pour relire mes notes en attendant que l’un d’eux revienne et que je puisse discuter avant le bilan de la matinée avec le chef de clinique.
Quand les internes reviennent, il est question du retour aux urgences de Mme B (voir fragment clinique n°2). C’est alors l’occasion de discuter de la difficulté, pour certains patients, d’être accueillis en milieu hospitalier tant leur détresse est à la frontière d’une demande motivée à la fois psychiquement et socialement (voir la conclusion du fragment clinique n°2). Les urgences apparaissent significativement comme le lieu d’accueil de ces pathologies « frontières ».
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Je n’ai, au cours de cette matinée, découvert aucune situation nouvelle qui m’incite à faire retour sur mon expérience présente. La réunion bibliographique et la place du chef de service ont déjà été travaillées dans des observations précédentes.
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Le chef de service a tenu à mon égard un discours ambivalent à propos du DMU : en même temps qu’il en protège l’accès au nom du secret médical (et surtout, en invoquant le poids des démarches administratives pour le lever dans le cadre d’une enquête ethnographique), il développe une opinion très critique à l’égard de cet outil informatique. Il est légitime d’envisager ces propos comme le discours d’un informateur et donc de l’analyser, comme le préconise G. Devereux, en prenant en compte la spécificité de la situation de dialogue. Dans quelle mesure la mise en forme de l’information produite par le chef de service à mon égard constitue-t-elle, en elle-même, une information sur le terrain ? Le chef de service à une position intéressante car il est à la fois un représentant institutionnel important, avec une tâche de direction, et un clinicien (psychiatre) qui intervient, quand il peut se libérer de sa charge institutionnelle, auprès des patients de l’urgence (accueil, suivi). Ainsi, en réalité, le discours que je ressens comme ambivalent est certainement le reflet, à penser dans la thèse, d’une situation institutionnelle « conflictuelle » qui met en contradiction les logiques administratives avec les logiques de la clinique qui ne donnent pas, chacune, le même statut au patient. Le patient serait alors une case comptable référée à une catégorie diagnostic, épidémiologique, dans la logique administrative, et un sujet parlant, irréductible à un seul signifiant diagnostic, dans la logique clinique de l’accueil de psychiatrie aux urgences.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
9 | 18/01/2007 | N1/N3 | Matinée (8h-13h) | Internes de psychiatrie Psychiatre chef de clinique |
Attente et banalité dans le quotidien de l’urgence |
Récit de l’observation :
C’est la dernière matinée que je passe dans le service N1/N3. Cette matinée ne sera pas particulièrement riche en observations, je vais même m’ennuyer un peu (ou plutôt être gêné de ma propre présence dans le service car, ce jour-là, ni le psychiatre chef de clinique, ni les internes ne me proposeront de les accompagner auprès des patients). Il faut dire, aussi, mais je le développerai plus bas, car c’est tout de même une observation importante, que les psychiatres ont peu de travail ce jour là. Je décide cependant de rester dans le service en me faisant la réflexion que l’expérience ethnographique doit aussi être un exercice d’immersion où le chercheur ne doit pas nécessairement être à l’affût de l’observation « révélatrice » qui n’est peut-être rien d’autre qu’un fantasme. Ces quelques semaines d’observation au pavillon N m’ont en effet déjà démontré l’intérêt de l’attention aux choses banales (voir, de ce point de vue, la non-représentativité de l’observation n°1, « trop » spectaculaire en regard des recours quotidiens qui relèvent toujours plus d’une détresse ordinaire que de la « folie furieuse » qui fait l’attrait des médias quand ils souhaitent s’intéresser à l’urgence psychiatrique776). La matinée me paraît donc un peu longue, ce qui pourrait paraître contradictoire pour un service d’urgence où l’on s’imagine – revoilà l’imaginaire, le fantasme ! – une activité chronophage menée au pas de course par les soignants. Cela me pousse à une réflexion. Je me dis que les urgences semblent se caractériser par l’attente. Celle-ci est valable pour les patients, en attente d’être accueillis au moment du recours, en attente d’une visite d’un membre de l’équipe médicale ou d’un de leur proche. Mais elle est aussi, parfois, valable pour les équipes soignantes en attente d’un résultat d’analyse, en attente de l’arrivée d’une famille d’un patient, en attente du réveil d’un patient, en attente d’une information du médecin généraliste de ville, etc… Je vais donc passer la matinée dans le bureau des internes, parfois seul de longues minutes, parfois entouré d’un interne de passage qui me parle du patient qu’il vient de voir, qui vient faire une pause en dialoguant avec moi, peut-être par politesse, peut-être par divertissement, souvent pour me rendre compte d’une expérience quotidienne de l’apprentissage de la clinique psychiatrique de l’urgence.
Vue la tranquillité du service, je décide de ne pas me contraindre ce jour-là à la prise de notes frénétique dans mon carnet, me laissant aller aux associations d’idées sur les situations successives que je rencontre et dont je fais l’expérience, comme pour celle de l’attente. Je poursuis ainsi mon objectif méthodologique de ne pas me rendre prisonnier d’une grille de lecture spécifique du terrain.
Dans ce contexte général, je peux malgré tout produire quelques observations éparses et succinctes.
D’abord, j’assiste à la réunion de relève entre les membres de l’équipe de psychiatrie à 9h15. Le chef de clinique annonce à ses internes qu’ils n’auront pas tous un patient à prendre en charge. En effet, le service est engorgé par des patients âgés avec des problématiques somatiques qui demandent un temps d’hospitalisation assez long avant leur sortie ou une orientation en gériatrie ou en institution d’accueil. En conséquence, le service mitoyen, N Accueil, est surchargé et accumule les patients qui ont besoin d’un suivi psychiatrique mais qui n’ont pas encore pu, depuis plusieurs heures, accéder à un lit ni même, pour certain, à une première rencontre avec un psychiatre. Compte tenu de la faible quantité de travail à N1/N3 ce matin-là, un interne est envoyé en renfort au service d’accueil des urgences qui est débordé.
Au fur et à mesure du passage des internes dans le bureau, j’observe leur utilisation de l’interface informatique (DMU). Je peux ici conforter mes observations précédentes qui sont que les psychiatres rédigent, sous forme de récit et de description, leur rencontre avec les patients. Ce récit est alimenté par des références à la parole des patients à la forme indirecte, avec des formules de ce style que j’ai relevées : « le patient dit que… », « il se plaint de… », « il déclare que ». Aussi, l’interne indique non pas une symptomatologie ou un diagnostic clair et univoque mais des hypothèses. J’ai ainsi pu relever une formule telle que : « Le patient ne semble pas décompensé ». Ayant le sentiment de valider mes hypothèses précédentes sur le DMU, j’oublie de demander à l’interne si sa formulation sous forme d’hypothèse correspond à une modestie de l’étudiant en médecine ou alors à une réserve diagnostique propre à la clinique psychiatrique. Enfin, je note que les internes rendent aussi compte des contacts multiples qu’ils ont eu avec les institutions extérieures qui sont susceptibles de connaître ou de prendre en charge le patient. On trouve alors des mises en forme telles que : « contact avec le psychiatre de secteur : …. ».
En bref, j’observe que chez les psychiatres, le discours sur le patient, enregistré dans la mémoire de l’hôpital via le dossier médical informatisé, n’est jamais une parole close ni définitive . La parole du médecin enregistrée laisse la voie ouverte à un autre développement signifiant ou interprétatif. De même, même retranscrite au style indirect (et donc dans une certaine mesure interprétée), la parole du patient s’inscrit dans la mémoire de l’hôpital.
La matinée se termine pour moi par une réunion clinique (animée par une psychologue clinicienne du service) où il est question des lettres laissées par les patients suicidaires reçus aux urgences psychiatriques. Il s’agit pour l’équipe psy de comprendre comment intégrer cet élément dans la clinique de l’urgence quand la lettre a été découverte et apportée par la famille. Il s’agit d’élucider la genèse du geste suicidaire à travers la verbalisation, par écrit, du moment qui était le plus proche de l’acte. Quelques exemples de lettres, très émouvantes, parfois stupéfiantes, passent entre nos mains. Je suis très attentif aux explications de la psychologue mais, encore une fois, peut-être effrayé par le sujet ou par manque de connaissances cliniques, je décide de seulement écouter et de ne pas prendre de notes. Je suis interpellé par une lettre où un monsieur ayant tenté de suicider au gaz demande pardon à sa famille pour la facture de gaz… Une discussion est engagée dans l’équipe de psychiatrie pour réfléchir à cette représentation cynique de sa propre mort par ce patient.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Pour moins de lourdeur dans la rédaction et plus de confort dans la lecture, j’ai intégré ce qui me semble être les éléments d’analyse de l’expérience subjective directement dans le récit de l’observation. Je peux les rappeler ici brièvement pour que la méthodologie reste claire :
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Je suis étonné par l’application des internes à rédiger leur compte-rendu clinique sur le DMU. Peut-être que ma présence observatrice pendant cette activité les pousse à ces efforts de précision et de rédaction. Ainsi, quelle est la représentativité de cette observation ? Même s’il y a peut-être, de la part des internes, une volonté de montrer un travail dans un rôle attendu par le chercheur, je crois quand même à la représentativité de cette observation, pour deux raisons :
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
La plupart des données intéressantes issues de cette observation sont inscrites dans le récit et l’analyse rétrospective de l’expérience. En voici la brève synthèse :
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
10 | 22/01/2007 | N Accueil et UHCD | Matinée (8h-13h) | Psychiatre | Les urgences débordées |
Récit de l’observation :
Cette dixième matinée d’observation va s’avérer très intéressante autant sur le plan de la forme des recours que sur celui de la vie du service. Je suis ce matin à nouveau en compagnie de la psychiatre que je côtoie habituellement dans mes observations à N Accueil et à l’UHCD.
Quand j’arrive ce lundi, je suis très surpris par le nombre de patients à l’accueil des urgences. Leur nombre total s’élève en effet à quarante-cinq (UHCD comprise) dont quinze qui relèvent d’un « avis psychiatrique ». En m’informant des raisons de cette situation d’engorgement à laquelle je n’avais encore jamais assisté, j’apprends que le week-end précédent, seuls 3 lits d’hospitalisation étaient disponibles dans l’ensemble du pavillon N, ce qui a rendu mécaniquement le désengorgement de la zone d’accueil très compliqué. Ainsi, en déambulant dans le service, j’assiste à un spectacle chaotique aux allures de Cour des Miracles : les couloirs sont jonchés de brancards occupés par les patients. Parfois, un patient s’y recroqueville pour laisser s’y asseoir, au bout, un membre de son entourage. Aussi, les box sont pleins, ils accueillent plusieurs patients dans une cohabitation relativement difficile tant elle réunit des personnes qui souffrent de maux différents : la personne âgée au souffle court est allongée non loin du patient éthylique qui se remet doucement, un peu tremblant, de son alcoolisation de la veille. Enfin, un clochard et une patiente, dont je vais apprendre plus tard qu’elle a été trouvée chez elle en état d’incurie avancé, ajoutent au tableau une dimension que j’avais déjà repérée aux urgences : les odeurs qui indisposent et qui sont la manifestation que les urgences reçoivent aussi des corps abimés. Ce spectacle des corps abîmés et des odeurs dérangeantes n’est pas sans me faire penser aux remarques de certains soignants (des aides-soignants jusqu’aux médecins) décrivant le pavillon N à travers le champ sémantique du déchet, de la métaphore excrémentielle ou de l’impur : « ici, c’est la poubelle », « c’est le dépotoir », « on se récupère les déchets que tout le monde refuse ».
Je découvre ainsi, dans cette situation d’engorgement exceptionnelle, avec une vive acuité, la fonction d’accueil social de l’urgence et la façon dont les demandes qui peuvent être adressées aux services d’urgences les débordent : tant sur le plan quantitatif (engorgement) que dans la manière selon laquelle les demandes excèdent, par leur caractère polymorphe (intrication de la détresse sociale, médicale et psychique chez un même sujet), l’offre de soin.
La situation d’engorgement est ce matin ressentie d’autant plus fortement que seulement deux psychiatres sont de service. Ils seront rejoints dans le cours de la matinée par une psychologue en renfort. Après la répartition des patients, il est convenu que la psychiatre que j’accompagne se chargera de six patients (dont certains lui sont déjà connus).
Du fait de la forte affluence, mon observation quasi-participante va se transformer en observation participante. En effet, la psychiatre va me demander à plusieurs reprises de lui venir en aide pour « tenir compagnie » aux patients (lorsqu’elle s’absente pour récupérer des dossiers) ou encore pour accompagner et faire le transfert des patients entre leurs lits et le bureau du psychiatre. Pris dans une forme d’anxiété chronophage de l’urgence qui m’est transmise par la psychiatre, j’accepte sans ciller de faire ce qu’elle me dit, sans me soucier des conséquences juridiques de mes éventuels actes auprès des patients. Je retiens particulièrement deux situations du fait de leur caractère à la fois cocasse et très instructif, à mon avis, sur le fonctionnement de l’accueil d’urgence.
Situation 1 : Nous partons à la rencontre d’une jeune femme d’une vingtaine d’années qui est arrivée aux urgences suite à une tentative de suicide par phlébotomie. C’est son deuxième passage au pavillon N depuis un mois. Elle avait été hospitalisée à N2 pour une problématique identique, dépressive et suicidaire. La psychiatre, qui doit aller chercher des documents administratifs, me confie les clefs de son bureau et me demande d’y accompagner la patiente et de l’attendre là-bas avec elle. Je m’exécute, mais alors que j’arrive devant le bureau je me rends compte de l’étrange allure de la serrure et de la clé. En fait, je ne vais pas parvenir à faire fonctionner la clé à tel point que j’en bloque la serrure... Durant mes multiples essais, la jeune patiente me fait part de ce qui l’amène ici. Elle explique qu’elle n’a pas commis son geste suicidaire dans l’intention de mourir mais pour fuir le domicile familial. Elle espère être hébergée ici temporairement, le temps que son père, qu’elle ne supporte pas, achève son séjour en France puis retourne en Tunisie où il vit actuellement.
Tandis qu’elle me confie tout cela, elle remarque que je m’évertue sans aucun succès à ouvrir la porte du bureau. Elle me propose de l’aide, se saisit de la clé et tente à son tour l’ouverture de la porte. Je suis extrêmement gêné d’autant qu’elle force avec son poignet meurtri et bandé dont elle me raconte, alors que je vois sa blessure, qu’il ne s’agit que d’une petite coupure qu’elle s’est faite avec un couteau de cuisine, sans intention de se tuer, répète-t-elle. Enfin, sans parvenir à ouvrir la porte elle non plus, elle me rend les clés et s’adresse soudainement à moi sur un ton quelque peu ironique : « Vous n’êtes pas médecin, vous, hein ? ». Surpris, je produis une réponse évasive qui me permet de ne pas mentir en disant que je suis un étudiant qui s’enseigne du travail de la psychiatre…
Sur ces entrefaites, la psychiatre réapparaît et ouvre la porte d’un tournemain… L’entretien commence et je suis très étonné du changement de registre du discours de la patiente à l’égard de la psychiatre, plutôt agressif par rapport à l’attitude complice et confidente qu’elle a eue avec moi précédemment. Elle réexplique cependant la même histoire pour justifier son recours aux urgences : « Je me suis coupée les veines avec un couteau de cuisine, chez moi. Je savais que je pouvais venir ici en fuyant de chez moi car je n’avais nulle part où aller ». Elle raconte à nouveau qu’elle cherche à s’éloigner de son père qui est revenu, pour une courte période, « du bled ». Deux problématiques, intergénérationnelle et culturelle, semblent s’intriquer. La patiente a des demandes très opératoires : elle souhaite trouver refuge dans le service et « ne pas avoir le même psychiatre que la dernière fois » dont elle affirme, dans un discours teinté de paranoïa, qu’il l’a persécutée lors de son hospitalisation précédente, à N2, « peut-être à cause de [son] nom ». Malgré sa requête exigeante et un peu utilitariste, elle semble vivre un authentique moment de détresse. Elle raconte qu’elle souhaite fuir définitivement le domicile familial mais que ses demandes d’accueil en foyer n’aboutissent pas. La patiente sera finalement hospitalisée librement à N2 avec une recommandation à l’attention des collègues psychiatres sur son sentiment de persécution relatif à la dernière hospitalisation.
Situation 2 : A l’UHCD, la psychiatre me demande à nouveau d’accompagner une patiente à son bureau pour un entretien. Il s’agit d’une jeune femme de 20 ans qui se plaint de puissantes céphalées dont aucune origine somatique n’a pu être détectée. Cela évoque une possible névrose hystérique à la psychiatre. Son dossier indique que c’est son 4e passage aux urgences depuis un an. Elle est française d’origine algérienne (elle a la double nationalité) et vit en France depuis un an environ. Elle a de grandes difficultés à s’exprimer en français et présente des difficultés d’intégration. Alors que je l’invite à me suivre, elle sort de son lit et se met debout en titubant quelque peu. Elle s’accroche à mon bras et nous cheminons en silence vers le lieu de l’entretien avec la psychiatre. Tout à coup, je sens son corps mollir et elle s’écroule, évanouie, dans mes bras ! Pris de panique, j’appelle à l’aide dans le couloir où un certain nombre d’infirmières passent sans me porter secours. L’une d’elle soupire en me lançant qu’il ne faut pas lever cette patiente, car elle « joue » à s’évanouir. En quelque sorte, ceci confirme la dimension hystérique de la souffrance de la patiente mais cela informe aussi, d’une certaine manière, sur la considération portée aux patients de la psychiatrie vers qui l’urgence ne semble pas être ressentie. En effet, alors même que la patiente est affalée sur moi, apparemment inconsciente, personne ne se décide à réagir, à part pour produire un commentaire plus ou moins désobligeant ! Comme si la souffrance de la patiente manquait d’authenticité… Enfin, une infirmière m’apporte de l’aide pour raccompagner la patiente vers sa chambre.
En dehors de ces deux épisodes qui m’ont fortement impliqué, de manière inhabituelle, avec les patients, un autre événement m’interpelle. Nous rencontrons une jeune fille de 18 ans qui est aux urgences pour une tentative de suicide par intoxication médicamenteuse volontaire avec des comprimés appartenant à sa mère. C’est son premier passage aux urgences. L’entretien commence avec la psychiatre sur un mode très agressif de la part de la patiente : elle est furieuse d’être à l’hôpital. Elle estime qu’elle ne souhaitait pas rencontrer de psychiatre, qu’on l’y a obligée, et qu’elle n’est pas « folle ». Tandis que dans le récit de la patiente, la psychiatre semble déceler « une problématique abandonnique » à travers le récit d’un père absent (car « au pays », la patiente est d’origine algérienne), elle décide de la questionner plus avant sur ses liens familiaux pour se faire une idée de la détresse de la jeune fille et envisager une hospitalisation. C’est alors que la patiente plonge dans une colère très vive où elle s’écrie que « cet interrogatoire, c’est pire qu’un juge ! ». Sa colère monte encore : elle refuse qu’on prenne contact avec l’extérieur (famille ou institution susceptible de la prendre en charge), elle n’entend pas la gravité de l’acte suicidaire et finit par sortir du bureau où se déroule l’entretien en claquant la porte. La psychiatre ne tentera pas de la rattraper, furieuse elle aussi…
Enfin, dans le cours de la matinée, une patiente de 74 ans est adressée à la psychiatre par un médecin urgentiste généraliste qui ne trouve pas d’affection somatique urgente à cette dame âgée. La psychiatre prend assez mal l’orientation de son collègue dont elle estime qu’il se débarrasse auprès d’elle d’une patiente encombrante. La dame, de nationalité espagnole, vit seule. Elle est actuellement sous tutelle après avoir perdu tout contact avec ses enfants. Elle arrive aux urgences pour un problème d’incurie chronique et de troubles obsessionnels, eux aussi chroniques, et certainement dus à la vieillesse. C’est en fait l’expression de la psychiatre qui m’interroge, quand elle déclare, à propos de cette patiente qu’elle invitera à retourner chez elle, que « le somaticien n’avait pas de bifteck somatique à se mettre sous la dent et, en plus, il y a un problème de tutelle. Sauf qu’il n’y a pas de danger psychique immédiat non plus pour cette patiente… ».
Je m’interroge aussi sur ce que je préfère interpréter, dans le doute méthodologique, comme un hasard ce matin-là : tous les patients que nous avons rencontrés ont soit une origine étrangère (via un parent immédiatement proche (parents)) ou soit ont la nationalité étrangère eux-mêmes. Y aurait-il une forme de détresse propre aux populations immigrées ou issues de l’immigration récente qui viendraient se formuler aux urgences psychiatriques ? Est-ce parce que les urgences psychiatriques reçoivent des détresses en lien avec des brisures de l’identité que ces populations spécifiques s’y adressent ? Est-ce, plus simplement, la situation géographique du service d’urgence, proche de zones urbaines ghettoïsées où vivent des populations précaires issues de l’immigration, qui explique ces recours ? L’hypothèse est, à ce point de l’enquête, indécidable.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Comme lors de la première observation où j’avais été très impressionné par le cas exceptionnel d’un patient en crise psychotique, je dois garder à l’esprit le caractère peut-être rare de la situation d’engorgement et de Cour des Miracles à laquelle j’assiste. En fait, il me semble que je dois enrichir mon enquête de cette observation en considérant que :
Grâce à tout cela, on réduira, en s’astreignant à une forme de vigilance méthodologique, les risques de surinterprétation.
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Lors de cette observation, mon rapport au terrain a considérablement changé. D’observateur discret et distancié que je souhaite être depuis le début de mon enquête, je me transforme en acteur participant aux tâches de mon terrain ! Bien sûr, je n’ai pas participé aux tâches de soin proprement dites mais juste à l’accompagnement et au transit des patients dans les couloirs du service. Ces courts moments avec les patients ont cependant été l’occasion d’échanges avec eux, ce qui ne m’arrive pas habituellement puisque je reste silencieux tout le long des entretiens menés par les psychiatres. Si cette sortie de ma posture d’observateur discret peut constituer un biais sérieux de l’enquête (concernant, notamment, mon implication personnelle vis-à-vis de l’institution), je retire des données intéressantes de la situation 1. En effet, alors même que la patiente perçoit, du fait de mes multiples maladresses, que je ne suis pas médecin, elle souhaite me raconter l’histoire de son recours (geste suicidaire) sur un registre un peu différent qu’elle le fera à la psychiatre. En somme, je fais l’expérience de ce qui constitue, pour les patients, l’attente primordiale vis-à-vis des urgences. N’étant pas identifié comme un médecin, je suis cependant le destinataire d’un récit de vie personnel qui demande à être reconnu comme possible (je fais l’expérience de ce que m’ont confié les psychiatres avec qui j’ai travaillé jusque-là : aux urgences psychiatriques, la dimension transférentielle est très puissante). Le récit fait à la psychiatre par la suite introduit beaucoup plus d’attentes institutionnelles. Je trouve ainsi qu’à travers cet épisode se manifeste une caractéristique très importante des recours à la psychiatrie dans le cadre de l’urgence : à travers le récit fait par la patiente, artificiellement scindé entre deux destinataires différemment identifiés, se manifeste la nature duelle de la demande des patients aux urgences qui cherchent une reconnaissance à la fois singulière et institutionnelle (collective) de leur souffrance. On retrouve là les dimensions proprement anthropologiques et communicationnelles de la relation thérapeutique.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
11 | 25/01/2007 | UHCD | Matinée (8h-13h) | Psychologue | Soignants et patients dans le théâtre des urgences. |
Récit de l’observation :
Lors de cette matinée, je vais accompagner la psychologue du service d’urgence avec qui j’avais déjà mené des observations une fois précédente (observation n° 5). Je suis mieux accueilli que la dernière fois où j’avais ressenti un accueil assez glacial. Cependant, je continue à éprouver une certaine distance que j’interprète bien maintenant : je suis identifié aux psychiatres du service.
Je ne détaillerai pas trop cette observation dans la mesure où j’ai repris mes notes un peu tard et où je n’ai pas le sentiment de pouvoir produire des données sur le terrain supplémentaires à celles de l’observation 5.
Je peux tout de même lister quelques observations qui viennent valider, par leur redondance par rapport aux observations précédentes, des données déjà acquises :
En définitive, cette observation donne à voir une théâtralisation généralisée qui prend place sur la scène des urgences : celle des rôles soignants (psychologue/psychiatre) et celle issue des effets de dramatisation de leur souffrance opérée par les patients.
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
12 | 02/02/2007 | N Accueil | Matinée (8h-13h) | Psychiatre chef de service | Statut de la parole et logique de la vérité en psychiatrie |
Récit de l’observation :
Comparée à la situation de l’observation 10, cette matinée sera très calme car seulement deux patients relevant d’un « avis psychiatrique » sont en attente d’être examinés. Je suis ce jour-là en compagnie du chef de service des urgences qui est aussi psychiatre et professeur de médecine légale (dont j’ai déjà fait une présentation dans l’observation 1 et sur laquelle je ne reviens donc pas).
Deux cas seulement donc, mais néanmoins intéressants en ce qu’ils vont être révélateurs d’enjeux propres à l’urgence psychiatrique.
Le premier cas que nous rencontrons renseigne à la fois sur les relations entre psychiatres et somaticiens mais aussi sur celles entre les urgences psychiatriques et une autre institution importante de l’espace public, la police.
En effet, le chef de service est appelé à faire l’examen d’un patient en garde à vue pour trafic de stupéfiant. Durant la nuit, ce monsieur a été accompagné par la police aux urgences car, suite à son interpellation, il a manifesté un comportement bizarre, semblable à de l’angoisse. Cet état de santé ne permit alors pas de procéder aux interrogatoires de la garde à vue. Ainsi, les policiers sont venus aux urgences pour que l’interpellé bénéficie d’un soin et puisse retourner au poste de police en état de répondre aux questions des enquêteurs. Autrement dit, on n’est pas dans une procédure de réquisition d’un médecin par la police qui viserait à évaluer un trouble mental troublant l’ordre public. Or, dans la nuit, le médecin généraliste qui va rencontrer le patient va demander un « avis psychiatrique » car il estime que le patient est un « simulateur ». Le psychiatre de garde refusera l’examen de ce patient arguant que la « simulation » n’est pas une catégorie nosographique de la psychiatrie et qu’il n’a pas reçu de document provenant des autorités de police pour procéder à l’examen du patient. Selon le psychiatre de la nuit, accepter de voir ce patient reviendrait à accepter la représentation de la psychiatrie que propose le somaticien et qui enlèverait à la psychiatrie sa vocation thérapeutique en l’instrumentalisant. D’autant que, comme me le confiera le chef de service avec qui je travaille à ce moment-là, la psychiatrie ne se situe pas, par rapport à la parole du patient, dans une logique de la vérité mais dans une analyse du dire, de l’énonciation, qui dévoile une souffrance ou une position de sujet singulier. Cela revient à affirmer que la parole à l’hôpital n’a pas le même statut que devant la police et la justice qui tentent d’établir la véracité ou non des faits relatés par une personne.
Le chef de service, ayant pris au matin la relève du psychiatre de garde « rebelle » va devoir se charger du patient (en tant que psychiatre) et, en même temps, régler le conflit avec le somaticien (en tant que chef de service et spécialiste de médecine légale). Le médecin somaticien continue à maintenir, ainsi qu’il l’a noté dans le DMU, que « la demande d’avis spécialisé n’émane pas des autorités mais du médecin ». Autrement dit, il ne comprend pas que le psychiatre n’ait pas obtempéré à sa demande sans pour autant se questionner sur le fait que la « simulation » ne constituait ni un symptôme, ni une pathologie psychiatriques clairs.
Dans la mesure où les policiers sont toujours dans le service à la porte du box du patient et pour apaiser le conflit, le chef de service se résout à examiner le patient en se promettant d’expliquer au somaticien les raisons de son acte : il s’entretiendra avec le patient en raison de la forte angoisse qu’il a manifestée lors de son interpellation, mais pas pour le motif de la « simulation ».
Nous voyons donc le patient, dans son box, allongé sur un brancard. Avant d’entrer, les policiers demandent au psychiatre s’il peut soutirer des informations à propos du trafic de drogue dont le patient est suspecté. Le psychiatre indique que le monsieur qu’il va observer est ici, précisément, un patient et qu’il l’observera comme médecin pour dire s’il est en mesure de retourner en garde à vue. Il ne se prononcera aucunement sur l’affaire de stupéfiant pour laquelle aucune procédure de réquisition n’a été faite. A la suite de ce message cordial mais précis à l’attention des policiers, nous nous entretenons avec le patient en prenant soin que notre conversation ne soit pas entendue par les policiers.
Le patient s’adresse au psychiatre à voix basse après que celui-ci lui a dit qu’il est là pour l’écouter sur l’angoisse qu’il a manifestée lors de son interpellation. Celui-ci manifeste une grande confiance au psychiatre et explique qu’il a eu une très importante crise d’angoisse au moment de son interpellation, ce qui l’a empêché de répondre aux questions des policiers. Il dit qu’il est déprimé et qu’il consomme des drogues douces sans rien dire de plus sur les raisons de son interpellation.
Suite à l’entretien, le psychiatre indique aux policiers que le patient peut supporter de retourner en garde à vue puis leur dit immédiatement au revoir sans leur donner plus de précisions.
La deuxième situation concerne un patient amené par la police suite à un signalement de ses voisins concernant l’état insalubre de son logement depuis un certain temps et de son comportement bizarre. Les policiers racontent au psychiatre que ce monsieur a été découvert dans un état d’incurie avancé, au milieu d’un appartement extrêmement sale et jonché d’ordures. Cette fois, le rapport avec la police est plus détendu, certainement parce que le psychiatre n’a pas le sentiment d’être instrumentalisé, mais plutôt simplement informé par les forces de l’ordre sur l’état de santé psychique apparent du patient. Il faut dire que le patient est complètement mutique. Le psychiatre va être obligé de prendre une décision de prise en charge sans pouvoir se fier à la parole du patient. Cela malgré des tentatives répétées de faire parler le patient tout au long de la matinée (je remarque d’ailleurs que le psychiatre change de ton et de registre de discours au fur et à mesure de ses tentatives : ton neutre, ton maternant, ton sérieux et presque autoritaire évoquant les possibilités d’hospitalisation en psychiatrie). Alors que le patient ne répond jamais, le psychiatre choisit cependant de le tenir informé de ses décisions successives. En effet, devant la grande difficulté à pouvoir se fonder sur la parole du patient, le psychiatre va passer un temps considérable à la recherche d’informations et de récits sur le patient venant d’institutions extérieures à l’hôpital : famille, CMP de la ville de l’Ain proche de Lyon où habite le patient, hôpital psychiatrique de Bourg-en-Bresse, commissariats, propriétaire du logement du patient, etc. Le DMU indique un passage aux urgences récent mais trop peu d’informations furent alors consignées pour permettre de dresser un profil pathologique.
Le psychiatre me confie son soulagement d’avoir le temps de faire des recherches sur ce patient dont il aurait été impossible de s’occuper correctement un jour de grande affluence.
Finalement, suite à des entretiens avec la famille, une hospitalisation sous contrainte (HDT) à l’hôpital psychiatrique de Bourg-en-Bresse est envisagée, à la condition qu’un membre de la famille signe.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Alors que le récit de cette matinée peut paraître très descriptif et distancié par rapport aux événements observés, il s’agit déjà d’une reprise de notes qui avaient une autre allure.
En effet, j’ai fait ici le choix de rendre compte essentiellement de deux situations d’entretiens avec des patients. Nous n’avons vus que deux patients qui n’ont pas occupé tout le temps de la matinée (même si le patient mutique a été très chronophage). Dans le temps restant, j’ai eu d’assez longs moments de discussion avec le chef de service dont je n’arrive pas à déterminer si j’en ai fait un informateur ou un professeur (ce qu’il est, d’ailleurs). Cela change le statut de son discours car, dans un cas, son discours doit être analysé comme la représentation d’un acteur spécifique sur le terrain ou sur sa propre pratique et, dans le second cas, son discours « fait science » en quelque sorte et a, comme tel, sans analyse, une valeur d’information ou de donnée sur le terrain.
Pour ne pas complexifier le récit ni l’analyse de l’observation, j’ai donc fait le choix de laisser de côté les discussions que j’ai eues avec lui sur des thèmes n’ayant pas directement affaire avec les deux situations décrites plus haut. Le chef de service est notamment revenu avec moi sur les effets de théâtralisation et de dramatisation dans l’urgence. Je note simplement une interférence de cette discussion dans le récit ci-dessus au moment de la remarque sur la logique de vérité dans l’urgence (cf. l’épisode de la « simulation » du patient en garde à vue qui m’a renvoyé, très vite, au thème de la théâtralisation sur lequel j’ai interrogé le psychiatre). Alors que dans mon récit je retranscris en apparence une seule phrase du psychiatre au style indirect, je fais en réalité un condensé d’un commentaire plus long de sa part qui consistait à rendre compte du statut donné, par les psychiatres, à la parole des patients, qui ne se fonde pas sur une logique de recherche de la vérité mais plutôt sur une logique de la représentation de soi quelle que soit la conformité entre la chose dite et la chose vécue.
Il me semble que cette remarque sur la logique de la vérité dans l’urgence psychiatrique est à la fois un discours théorique et un discours d’informateur qui désigne une prise de position clinique (à la fois parce que le chef de service a un rôle d’orientation générale de la clinique et, aussi, parce qu’il est lui-même psychiatre). Au-delà, ce commentaire confirme une donnée déjà dégagée selon laquelle la psychanalyse inspire la clinique psychiatrique des urgences. En effet, la proposition selon laquelle la seule vérité est celle du sujet est clairement d’inspiration analytique.
Du coup, on comprend bien la difficulté rencontrée par le psychiatre pour l’orientation du patient mutique : c’est bien la parole du patient qui fonde la clinique. Sans cet attachement au dire du patient, au caractère essentiel de la communication intersubjective, le psychiatre aurait certainement décidé une orientation bien plus rapidement.
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
La seule remarque que je ferai ici consiste à dire que la triple identité de la personne avec qui je travaille ce jour-là (psychiatre, chef de service, professeur de médecine légale) n’est pas sans conditionner les événements que je relate. En effet, la situation de conflit entre le somaticien et le psychiatre de la nuit se serait-elle conclue aussi vite sans la présence du chef service, à la fois en position de médiateur hiérarchique et de représentant de la psychiatrie ? Certainement pas. Cependant, j’ai déjà observé que les psychiatres des urgences avaient une position de médiateur généralisé : la médiation vis-à-vis des patients est évidente, celle entre les différents soignant l’est moins : je l’ai déjà repérée et je me promets d’y être plus attentif.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
13 | 12/02/2007 | N Accueil | Matinée (8h-13h) | Psychiatre | Les modalités de recours comme première expression d’une demande L’appropriation du temps de l’urgence |
Récit de l’observation :
Lors de ma dernière observation, j’ai été présenté à une psychiatre intervenant dans le service. Elle a accepté que je travaille avec elle. J’ai donc un peu d’appréhension ce jour-là car je vais devoir construire une nouvelle relation avec mon terrain. Je me dis cependant que cette rencontre arrive à pic dans la mesure où je commençais à construire une relation de plus en plus familière avec la psychiatre habituelle qui me permettait peut-être moins de me distancier du terrain.
Je suis très bien accueilli par cette jeune femme souriante, d’apparence discrète mais pas timide. Elle n’a plus à me présenter le mode de fonctionnement du service. Nous nous accordons sur la manière dont nous allons travailler ensemble : je l’accompagnerai lors de son travail, y compris dans les entretiens avec les patients, à condition que je me fasse discret, placé en retrait derrière elle. Elle me questionne sur mon sujet de thèse et la discipline dans laquelle je la réalise. Je lui explique mon intérêt prononcé pour la psychanalyse et les aspects de médiation qui instituent, dans la communication, des sujets psychiques et sociaux. J’insiste sur l’aspect pluridisciplinaire de ma recherche en indiquant mon intérêt pour les dimensions à la fois psychiques et sociales des recours et de l’accueil des patients aux urgences psychiatriques. Je souligne, comme à chaque fois, que ma recherche n’est pas une évaluation du travail des psychiatres, ni même un travail sur le pouvoir médical mais bien une interrogation sur les faits et processus de communication et de médiation à l’œuvre dans l’accueil d’urgence en psychiatrie. En échangeant de cela avec ma nouvelle interlocutrice, je me réjouis d’avoir suscité son intérêt. Elle me raconte alors qu’elle estime très bénéfique qu’un chercheur en sciences sociales vienne porter son regard sur les urgences et qu’elle tentera de répondre à mes questions si les conditions matérielles des observations le permettent. Elle promet en tous cas de rendre compte de son travail auprès de moi en articulant ses propos réflexifs à mes problématiques de recherche. Je suis évidemment très satisfait de cette proposition qu’elle accomplira largement.
Au cours de cette matinée, je vais découvrir la singularité de cette psychiatre qui mène à la fois une clinique assez différente de ses collègues tout en gardant des manières de faire propres au pavillon N. Ainsi, si comme chez les autres psychiatres, l’accueil des patients consiste en une prise en compte des dimensions à la fois sociales et psychiques de la détresse de sujets, je trouve qu’elle privilégie davantage une clinique centrée sur le sujet singulier. Il me semble qu’elle a moins une vision chronophage de l’urgence qui l’amène à identifier plus clairement la singularité de la demande du patient (mais s’agit-il du contexte de la matinée, avec des patients qui exigent cela ? ou encore est-ce parce qu’il y a peu d’affluence ce jour-là ?). Je remarque notamment qu’elle passe moins de temps que ses collègues à contacter les « adresseurs » (famille, médecins, etc.) des patients. Cela contribue, à mon avis, à une prise de position en termes de clinique qui vise à laisser au patient, en premier, le privilège de formuler sa propre demande sans qu’elle ne le soit par un autre. Cependant, elle tient à me préciser le rôle de médiateur de services d’urgences en m’expliquant que ceux-ci « jouent un rôle indispensable dans le maillage institutionnel de santé mentale, comme une interface ».
Alors que chez elle comme chez ses collègues, des questions posées aux patients lors des entretiens sont récurrentes (sur son entourage familial et institutionnel, sur l’explication qui justifie le recours aux urgences), la forme générale que prend l’entretien est singulière. Tous les soignants de l’équipe de psychiatrie avec qui j’ai travaillé m’ont en effet semblé avoir une clinique qui leur appartient en propre. C’est justement ce que me dit mon interlocutrice de ce jour : « lors de l’accueil des patients, je n’ai pas de grille d’entretien en tête ». Autrement dit, la dimension institutionnelle du lieu dans lequel ils exercent ne semble pas peser outre mesure sur la clinique des intervenants de psychiatrie, cela malgré les attentes administratives claires du DMU dont on a déjà vu comment l’usage pouvait en être détourné (cf. mes remarques de l’observation 5 sur le statut de l’information médicale chez les psychiatres).
Je remarque par ailleurs que cette psychiatre, contrairement aux deux autres avec qui j’ai déjà travaillé, ne porte pas de blouse. De manière assez surprenante pour moi, ce changement ne semble pas poser de problème aux patients qui l’identifient bien comme un psychiatre dès lors qu’elle se présente comme telle.
A nouveau, il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que je me rende compte d’une forme de tension entre la psychiatre et certains somaticiens, qui se cristallise encore autour de la qualification des malades qui relèvent de la psychiatrie et de la nécessité, exprimée de manière récurrente par les somaticiens, de les évacuer au plus vite du service (« vidanger », « ventiler », sont les termes employés) du fait de leur caractère « encombrant ».
Ce phénomène s’illustre ce matin-là autour du cas d’une patiente, une femme d’une trentaine d’année environ, qui a tenté de se suicider en menaçant de se jeter sous un train à la gare de Lyon Part-Dieu. Elle a été amenée aux urgences par des ambulanciers qui sont venus la chercher à la demande du service d’ordre de la gare. Dès son arrivée la patiente est vue par les somaticiens qui l’orientent de suite vers la psychiatre. Leurs commentaires du cas sont dénigrants et sarcastiques. Il faut dire que la jeune femme a un comportement étrange : elle est quasiment mutique et parle seulement en chuchotant. Ses propos sont incompréhensibles ; la langue qu’elle parle est difficilement identifiable. Les traits de son visage indiquent qu’elle semble d’origine asiatique. Quelques acquiescements de sa part montrent cependant qu’a priori elle comprend le français. Elle se refuse à dire son nom et, comme personne ne l’accompagnait à la gare, il est impossible de l’identifier. Par ailleurs, la psychiatre remarque qu’elle effectue des mouvements bizarres avec ses doigts. Si ce comportement laisse présager des troubles psychiques importants, la psychiatre estime que tous les examens somatiques n’ont pas été faits, notamment neurologiques. Elle renvoie ainsi ses collègues somaticiens à leur responsabilité en refusant d’accéder directement à leur demande d’évacuation de la patiente vers l’hospitalisation psychiatrique, ce qui pourrait s’avérer être une grave erreur de diagnostic.
Lors de cette matinée d’observation, un autre cas a été riche d’enseignement sur la spécificité du pavillon N en tant qu’il accueille, en un même espace, les maux du corps et ceux du psychisme.
Nous rencontrons en effet un jeune homme qui a recouru volontairement aux urgences après avoir ingéré de l’AJAX, un produit d’entretien ménager. Il en a avalé une quantité suffisante pour se plaindre de maux d’estomac assez violents. Cependant, la veille au soir, lors de son inscription auprès des infirmiers de la borne d’accueil du service d’urgence et après une évaluation rapide de son cas, on lui indique qu’il ne pourra être accueilli avant un délai de cinq heures environ. Le jeune homme est bien ennuyé, car il croyait être reçu immédiatement et il ne pourra pas rester les cinq heures prévues car, explique-t-il, il y a un important match de football à la télévision le soir même et il ne veut pas le manquer. Il décide cependant de se faire enregistrer à l’accueil administratif des urgences et d’attendre son tour. On lui met le bracelet en plastic bleu qui entoure le poignet de tous les patients reçus et qui porte le numéro d’identification qui figure dans le DMU. L’attente est vraiment trop longue et le patient prend la décision de rentrer chez lui pour assister au match devant sa télévision. Il reviendra s’il continue à souffrir de l’estomac, plus tard. Le match est fini mais les brûlures d’estomac persistent. Il se résout alors à retourner aux urgences. Il sera finalement vu par un médecin somaticien qui diagnostiquera et soignera des lésions de l’appareil digestif provoquées par le produit ménager. Le médecin, remarquant des propos bizarres de la part du patient et soupçonnant que le geste d’intoxication avait une intention suicidaire, décide une orientation vers l’accueil de psychiatrie.
C’est donc le matin du lendemain que nous rencontrons le patient. La psychiatre, qui a lu sur le dossier médical le récit des péripéties du patient et ses allers-retours entre les urgences et son domicile, prend très au sérieux la forme du recours du patient. Elle souligne que la demande est très ambivalente : le recours se fait volontairement à partir d’une plainte somatique pour ce qui semble être une tentative de suicide dont les recours sont habituellement involontaires (le sujet ne cherchant pas consciemment à se retrouver à l’hôpital) ou par procuration (alerte de la famille, arrivée en état d’inconscience via les pompiers, etc.).
Nous rencontrons donc le patient qui n’est pas du tout étonné de voir un psychiatre. Il explique d’ailleurs qu’il est suivi en Centre Médico-Psychologique depuis son adolescence pour des troubles qu’il éclaircit peu. Il initie l’échange avec la psychiatre à propos de son intoxication. Le flux de sa parole est rapide, avec des intonations étranges : il a un air à la fois sérieux et hautain quelque peu déconcertant dans une situation d’entretien médical. Elle l’accompagne doucement sur le thème des maux du corps. Au fil de la conversation, le jeune homme finit par confier qu’il est dans une période difficile, il se sent déprimé et esseulé, ce qu’il exprime de manière un peu provocatrice ou ironique en disant qu’il vit « seul avec sa chatte ». Aussi, il justifie sa solitude en affirmant qu’il a été contraint de rester enfermé chez lui à cause de gens qu’il croise dans le métro et qui lui en veulent. Il développe alors un discours bizarre, d’allure paranoïaque, avec des détails et des allusions racistes sur les gens dont il estime qu’ils le persécutent dans une station bien précise du métro lyonnais.
Suite à cet entretien, la psychiatre estime que ce patient est un psychotique chronique dont le geste suicidaire et les propos paranoïaques indiquent qu’il est en crise. Ce genre de recours se traduit couramment par une hospitalisation en psychiatrie le temps d’apaiser la crise. Mais la modalité de recours du patient (ambivalente mais volontaire) laisse penser à la psychiatre qu’une orientation vers son CMP suffira. La plainte somatique a servi, pour le patient, à indiquer à l’institution qu’il était dans un moment où il avait particulièrement besoin d’elle. Les urgences, par l’accueil a priori indifférencié qu’elles permettent entre troubles somatiques et troubles psychiatriques, permettent de formuler des demandes spécifiques, c’est-à-dire, pour le cas présent, d’en passer par une souffrance physique pour exprimer une détresse psychique. Pour la psychiatre, c’est finalement bien connaître la fonction des urgences que d’y faire recours de cette manière. C’est ce qui l’incite à ne pas prononcer d’hospitalisation pour le jeune homme car elle estime qu’un psychotique qui a construit un lien tel avec une représentation du collectif (les urgences, l’hôpital) est un sujet, certes en grande souffrance psychique, mais qui possède et se maintient une place dans le social, même si cette place se situe, d’une manière restrictive, au sein de l’institution hospitalière. Les urgences auront ici joué le rôle d’un substitut efficace à l’hôpital psychiatrique pour accueillir la crise sans la traiter en milieu fermé. Cette modalité d’accueil spécifique, permis par l’urgence, aura aussi respecté la demande du patient : la volonté de se faire entendre, de faire reconnaître sa détresse (ce que marque bien le retour après le match de football, comme une insistance à vouloir être entendu).
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Je remarque que je ne peux plus m’empêcher de relever toutes les manifestations qui donnent à voir le conflit , interne au service d’urgence, entre les médecins somaticiens et les psychiatres . Il me semble que cette tendance est importante à noter et à remarquer à nouveau pour la transformer en une donnée primordiale du terrain à interpréter théoriquement dans le corps de la thèse. Disons que ce phénomène est une constante du terrain .
Cependant, je ne dois pas oublier que mon point de vue est en quelque sorte toujours-déjà configuré par la place que j’occupe aux côtés des psychiatres et qui me fait m’éloigner, de jour en jour, des intérêts et justifications propres des somaticiens dans leur prise de position vis-à-vis de la psychiatrie et de ses patients. C’est à partir des représentations des psychiatres que j’analyse ce conflit entre soignants (même si je sais par ailleurs que la psychiatrie est une discipline plus ou moins marginalisée à la faculté de médecine, notamment dans sa version clinique psycho-dynamique et psychanalytique, du fait de l’apport des neurosciences et du cognitivisme). Ainsi, sans rejeter la possibilité d’une analyse de ce conflit entre les identités soignantes et leurs fondements, ceci ne doit pas aboutir de ma part à une position de jugement vis-à-vis de la médecine somatique et de sa place aux urgences.
Il me semble même, comme le montre le cas du jeune qui s’est intoxiqué à l’Ajax, qu’à la fois la logique d’accueil somatique et la logique d’accueil de la psychiatrie ont leur place aux urgences. C’est même cette double dimension de l’accueil des troubles du corps et du psychisme qui permet à des demandes spécifiques de se formuler aux urgences . L’accueil par un médecin généraliste est la garantie pour certains patients de pouvoir avoir recours à la psychiatrie dans un second temps en passant outre les représentations traditionnelles qui lui sont associées (je vais aux urgences pour voir un psychiatre, mais je me le cache à travers des manifestations pathologiques de mon corps). De plus, la coprésence de la médecine du corps et de celle du psychisme incarne, dans le lieu des urgences, ce qu’est une relation thérapeutique globale : la possibilité de mettre du sens sur la blessure du corps, la possibilité de lire la détresse d’un sujet global pris dans un corps et dans le monde du symbole.
On pourrait alors, à partir de cette observation, revenir nous-mêmes sur le sens du conflit entre psychiatres et somaticiens. Ce qui pourrait constituer l’origine du conflit, ce serait le poids de l’administration et de l’organisation hospitalière qui clive artificiellement l’abord somatique et l’abord psychique du patient777 dans un lieu, les urgences, où la demande du patient exige qu’on le considère comme un sujet global. Car même somatique, l’urgence est, pour le patient, une absence de sens et une demande de sens simultanée. L’urgence est une disparition et une convocation du sens à la fois. C’est précisément sur la dimension de sens de la relation thérapeutique qu’interviennent les psychiatres .
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Lors de l’observation 1, le port de la blouse m’était apparu comme un signe fort de l’identité médicale dans le service d’urgence, autant pour les patients que pour les soignants entre eux. C’est notamment l’expérience faite par le chef de service qui m’avait fortement invité à suivre cette interprétation.
Suite à l’observation présente, peut-on encore affirmer cela ? La tenue vestimentaire du médecin a-t-elle ou non une influence spécifique sur le déroulement clinique des entretiens ? Sur les rapports symboliques entre les différents soignants ?
Je pense pouvoir dire que la tenue vestimentaire des soignants a une importance sémiotique plus grande entre les soignants que dans la relation médecin/patient . En effet, l’administration hospitalière fournit un type de blouse (identifié par la coupe et/ou la couleur) par catégorie de soignants (aide-soignant, infirmier, médecin…on reconnaît même les externes au côté souvent mal ajusté de leur blouse !). Au fond, porter la blouse quand on est psychiatre, c’est assumer pleinement le versant institutionnel de sa pratique. Il est intéressant de noter que les membres de l’équipe de psychiatrie qui ont une autre activité (en cabinet, par exemple) à l’extérieur de l’hôpital portent rarement la blouse. Ainsi, la blouse entre dans les logiques identitaires entre les soignants. Alors que les psychiatres peuvent ne pas avoir 778 de blouse, les médecins généralistes la porte toujours.
Pour les patients, il semble que le cadre hospitalier et le fait que le psychiatre se présente suffisent au sujet en détresse pour identifier la personne qu’il a face à lui comme quelqu’un de légitime pour l’écouter et l’accueillir dans le cadre d’une offre de soin psychique.
Je voudrais faire une autre remarque, méthodologique, que j’ajoute ici plusieurs mois après cette observation. Je dis dans mon récit être agréablement surpris de l’écoute et de l’échange pertinent que j’ai eu avec la psychiatre à propos de ma thèse. Or, je vais rencontrer lors d’un colloque sur la santé, quelques mois plus tard, une doctorante en sciences de l’information et de la communication portant le même nom que cette psychiatre. C’est en discutant avec ma collègue doctorante que celle-ci m’apprendra que la psychiatre avec qui j’ai travaillé est sa sœur… Cette anecdote est la preuve que le fantasme du chercheur (qui a l’impression d’enfin captiver son auditoire à propos de sa recherche) va toujours au-delà de la banalité des raisons quotidiennes qui expliquent, en partie, le comportement des autres. Mille conjectures sont possibles sur ce qui motive l’autre et le travail ethnographique doit y être vigilant et ne tirer des conclusions sur cet autre qu’en limitant la course (inévitables) des projections et des fantasmes singuliers.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
14 | 19/02/2007 | N Accueil | Matinée (8h-13h) | Psychiatre | Les urgences, lieu de passage et temps d’arrêt pour des sujets et errance |
Récit de l’observation :
Une semaine s’est écoulée depuis ma dernière observation et je retrouve ce matin-là la psychiatre avec qui j’ai travaillé la fois précédente.
Il y a peu de patients à l’accueil des urgences et nous n’aurons, pour toute la matinée, que deux personnes à voir. Nous sommes lundi et les possibilités d’hospitalisation du week-end ont été bonnes, ce qui a permis un transit optimal des patients vers les services d’aval de l’hôpital (dans les unités d’hospitalisation de courte durée du service d’urgence lui-même ou bien vers d’autres pavillons consacrés à des spécialités médicales diverses). Habituellement, le lundi est une journée chargée car les services fonctionnent avec moins de personnel et l’affluence aux urgences est relativement importante (du fait, notamment, de la fermeture des autres structures d’accueil : médecin généraliste, par exemple).
Je note que quand l’affluence est moins importante, les relations psychiatres/somaticiens se détendent grandement car l’objectif de la « ventilation » du service est moins prégnant. C’est finalement dans l’urgence que se dévoilent davantage les conflits d’identité.
Cependant, alors que j’ai un peu de temps pour discuter avec un médecin somaticien, celui-ci me fait cette remarque sur mon travail de thèse : « Ah bon, vous faites un travail sur la psychiatrie d’urgence ? Vous êtes bien tombé, il n’y a que des patients spéciaux ici ! ». Je note, encore une fois, la trivialité du terme « spéciaux » pour caractériser les patients de la psychiatrie, qui détone beaucoup de la manière, très scientiste, technicienne, de détailler les pathologies somatiques dans un vocabulaire médical précis que je pénètre peu.
Nous allons donc rencontrer deux patients qui, tous les deux, au-delà de la singularité de leur symptôme, ont en commun d’être à la frontière, dans les interstices des institutions de l’espace public. Disons qu’ils ne semblent pas pouvoir exister pleinement dans un lieu de l’espace public, y compris un lieu de prise en charge sociale et/ou médicale.
Le premier patient est Monsieur D. Ce patient, schizophrène en crise, est amené par la police suite à des faits de violence dans les transports en commun. Il est bien connu du pavillon N et même de la psychiatre que j’accompagne ce matin et qui le rencontre pour la troisième fois en quelques mois. Ce patient, dont une description plus précise est faite au fragment clinique n°3, est balloté entre l’hôpital psychiatrique et la prison. Entre ces deux institutions, le service d’urgence constitue un point de passage régulier.
Le deuxième patient est un homme, âgé de 62 ans, qui a été amené la veille par « SOS Médecins », eux-mêmes contactés par la femme de ce monsieur qui s’inquiétait de l’aggravation des symptômes de son mari : incurie et hallucinations auditives récentes. L’épouse de cet homme demande une hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT), car elle ne peut plus supporter la situation conjugale qui empire de jour en jour. Durant la nuit, le patient s’est enfuit des urgences puis a été retrouvé errant, dans la rue, pour enfin être ramené à nouveau aux urgences par la police. Lorsque nous le rencontrons, le patient est complètement perdu, à la fois dans le temps et dans l’espace. Tandis que la psychiatre pense à une forme de démence sénile, elle ne peut trancher entre un diagnostic neurologique ou psychiatrique. Si le patient a des symptômes qui relèvent de la sémiologie psychiatrique, les causes peuvent cependant être neurologiques. Le patient peut ainsi relever de plusieurs services d’hospitalisation : psychiatrie, neurologie ou même gériatrie. Finalement, une hospitalisation sous contrainte sera prononcée vers un service spécialisé en neurologie et en gériatrie pour statuer sur la nature de la démence.
On voit, à travers ces deux cas, combien les décisions d’orientation aux urgences psychiatriques peuvent avoir un caractère provisoire et non définitif. Cela tranche avec les visions courantes d’une médecine souvent trop envisagé sous ses aspects scientifiques et techniques. Les urgences rappellent, en quelque sorte, que la médecine se fonde sur une relation humaine (elle est une médiation) qui l’éloigne souvent du statut de science exacte.
Au cours de la matinée d’observation, j’ai eu l’occasion de discuter de divers thèmes avec la psychiatre. Je choisis de ne pas retranscrire notre échange ici pour ne pas rendre trop pénible une lecture au style indirect. De plus, il me semble qu’il y a largement matière, dans les descriptions précédentes, à extraire des données pertinentes pour la thèse.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Je voudrais, une fois de plus, revenir sur les manifestations du conflit (ou de la différence de logique d’accueil) entre les psychiatres et les somaticiens. Encore une fois, il me semble qu’il me faut dépasser l’observation même du conflit pour en tirer des données plus consistantes et pertinentes, selon une méthodologie que j’ai adoptée depuis quelques pages déjà.
Lors de ma présence sur le terrain, j’ai immédiatement interprété l’emploi du terme « spéciaux » pour désigner les patients de la psychiatrie comme un terme dénigrant la patientèle du pavillon N. Mais ne peut-on pas revenir, à tête reposée, sur l’emploi de ce terme ? Je l’ai qualifié dans mon récit de « trivial » pour montrer qu’il ne correspondait pas à un terme technique, spécialisé, de la médecine ou de la psychiatrie (de la même manière que le terme de « simulateur » relevé à l’observation 12). Mais « simulateur » et « spéciaux » n’ont pas le même degré de précision. Si « simulateur » ne laisse pas trop flotter le sens, le terme « spécial » renvoie, en revanche, à un signifié bien flou. Alors que le premier terme pouvait en effet renvoyer à une disqualification des patients de la psychiatrie, il me semble que le second renvoie davantage à une indétermination. Autrement dit, il me semble que le somaticien fait là l’usage d’un signifiant « flottant » qui rend compte d’une sorte d’ininterprétable de la médecine pour ce somaticien . En cela, on pourrait dire, en extrapolant, que les sujets de l’urgence psychiatrique sont en mesure d’interroger et de faire vaciller les normes de la médecine scientifique en appelant, en quelque sorte, une autre forme de relation thérapeutique susceptible d’être offerte et mise en place par les psychiatres.
1. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Je ne décèle pas de perturbation importante du terrain qui viendrait ajouter des éléments supplémentaires aux remarques des pages précédentes.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
15 | 20/02/2007 | N Accueil | Matinée | Psychiatre | Un enseignement méthodologique Un lien paradoxal : urgence et continuité |
Récit de l’observation :
Quand j’arrive au service des urgences, le chef de service (aussi psychiatre, je le rappelle) qui était de garde la nuit est en train de faire la relève avec ses collègues du matin. Après avoir salué tout le monde, je m’installe discrètement en retrait pour assister à la réunion de relève. Le chef de service a les traits tirés et semble fatigué. Il annonce à ses collègues que la nuit fut agitée, « difficile ». Il y a cependant peu d’affluence ce matin-là et les deux psychiatres de service s’occuperont de deux patients chacun.
Alors que je pensais travailler avec la psychiatre que j’ai accompagnée la veille, celle-ci m’annonce que je ne peux pas être à ses côtés ce jour-là car elle souhaite revoir seule un patient qu’elle a vu l’après-midi précédent… Je suis un peu déçu d’autant que nous étions convenus clairement, la veille, de renouveler notre collaboration. Détectant peut-être ma déception, elle m’explique qu’ayant vu le patient de la veille seule, elle ne veut pas le revoir en changeant le dispositif d’entretien avec une nouvelle présence.
L’autre psychiatre de service m’invite alors à l’accompagner pour voir une patiente ; j’accepte évidemment. Nous faisons des présentations rapides : je présente ma thèse puis il me dit qu’il travaille ici en complément de son activité en libéral.
Nous allons passer une heure avec une patiente, Mme S. dont je fais une description précise au fragment clinique n°4.
Suite à cet entretien, je quitte le service, dans lequel je ne reviendrai qu’un mois plus tard…
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Je vais être court, ici, compte tenu du peu d’observations que j’ai pu faire, outre la rencontre de la patiente dont le cas est détaillé au fragment clinique 4.
Peut-être convient-il seulement de revenir sur mon sentiment de déception à ne pas avoir été accueilli comme je l’espérais. Le temps que j’ai mis à revenir dans le service (un mois) n’est sans doute pas sans relation avec cet événement. Je crois pourtant que ce moment a constitué un point de passage classique de toute recherche ethnographique quand le terrain rappelle au chercheur qu’il y est étranger. Aussi, cet épisode rend bien compte de la manière dont le terrain continue à avoir sa vie propre au-delà du sentiment du chercheur d’y être peu à peu intégré et de le connaître779. Ainsi est rappelée la nécessité de penser chaque observation comme un « cliché instantané » du terrain sur lequel il ne faut jamais établir de certitudes définitives et totalisantes. En effet, ce que découvre essentiellement le chercheur dans l’expérience ethnographique, c’est d’abord un rapport entre le terrain et lui-même. C’est à chaque fois non pas une vérité absolue du terrain qui émerge, mais une vérité médiatée, filtrée, par des enjeux, des objectifs de recherche, des méthodologies et le désir du chercheur. Au fond, ce journal ethnographique a pour but de construire puis de donner à voir le terrain sur lequel je me propose de produire des interprétations et des commentaires. La forme que prend ce journal (récit puis analyse réflexive, et enfin extraction de données possibles parmi d’autres) maintient l’idée que l’observation ethnographique n’est pas un miroir parfait de la réalité mais plutôt la composition d’un corpus de travail à partir d’une réalité qui se trahit nécessairement dès qu’il est question d’en rendre compte par le langage à partir d’une expérience du regard. Les lignes qui suivent à chaque fois le récit de l’observation sont là pour rappeler les limites de toute expérience subjective de la réalité et de tout travail d’écriture de cette même réalité.
1. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Les considérations du paragraphe précédent me semblent suffisantes.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
16 | 19/03/2007 | N Accueil | Matinée (8h-13h) | Psychiatre | Le maniement de l’image de l’hôpital La dimension imaginaire du soin psychique |
Récit de l’observation :
Après un mois d’absence, je suis de retour dans le service d’urgence. J’ai repris contact avec la psychiatre avec qui je travaillais au tout début de mon enquête. Elle m’invite avec enthousiasme à l’accompagner. Elle me confie que je suis pour elle d’une compagnie agréable et que ma présence lui change un peu le quotidien. Je m’en réjouis, tout en étant conscient de la relation particulière que j’ai nouée avec elle. C’est en effet la seule soignante avec qui j’ai pu avoir des échanges informels qui ne concernent pas la vie du pavillon N. Durant les moments de pause, j’ai eu à plusieurs reprises des discussions sur des thèmes culturels (littérature, cinéma), mais aussi plus intimes (si, pour ma part, j’ai toujours tenu à rester discret sur ma vie, j’ai en revanche eu le sentiment d’en apprendre beaucoup sur la sienne). C’est sans doute cette sorte de proximité affective, instaurée assez tôt dans le déroulé de l’enquête, qui m’a permis de reprendre contact avec elle sans trop d’hésitation.
J’arrive donc un lundi matin qui est habituellement un créneau chargé. Cela ne se dément pas car treize patients sont en attente d’un examen psychiatrique ! Quatre patients sont à N accueil et les neufs autres à l’UHCD. Il y a une grande proportion de tentatives de suicide. Cependant, l’équipe de psychiatre est composée de trois psychiatres, d’une psychologue et d’un interne de psychiatrie venu en renfort depuis le service N1/N3. Dans ce cas, malgré la grande affluence, le caractère chronophage de l’urgence est beaucoup moins ressenti car chaque soignant peut prendre en charge de 2 à 4 patients pour toute la matinée, ce qui est raisonnable et donne la possibilité de consacrer des moments assez longs aux patients (une heure environ pour les divers entretiens et la construction de l’orientation du patient). Les soignants sont alors moins obsédés par l’urgence…
Je vais voir quatre patients avec la psychiatre et j’en retiendrai surtout deux, Monsieur K. et Madame F. dont j’ai réalisé la description dans les fragments cliniques 5 et 6.
J’ai choisi ces deux cas pour éclairer un aspect de l’accueil de psychiatrie aux urgences dont je n’ai pas encore vraiment fait état pour le moment. Il s’agit de la manière dont l’image de l’hôpital est employée dans les entretiens cliniques. J’ai en effet souvent remarqué que les psychiatres n’hésitent pas à brandir, devant les patients, la possibilité d’une hospitalisation (aux urgences-mêmes ou en encore en psychiatrie) alors même que les possibilités d’hospitalisation sont réduites ou inexistantes ! Or, ce matin, comme c’est le souvent le cas dans les périodes de grande affluence, il n’y a pas beaucoup de lits disponibles que ce soit aux urgences ou même dans les hôpitaux spécialisés de la région lyonnaise. Chaque matin, le psychiatre qui répartit les patients entre ses collègues et lui-même se tient au courant des lits disponibles pour les orientations. Il me semble que ceci conditionne la clinique à suivre : s’il y a peu de lits, l’entretien avec le patient consistera alors à évaluer la possibilité ou non d’envisager un parcours de soin hors de l’hôpital. Cependant, cette situation n’empêche pas les psychiatres d’évoquer l’hospitalisation, ce qui donne une dimension très imaginaire (on fait comme si les lits existaient) à la relation thérapeutique dans ces moments-là.
Il me semble que Monsieur K. et Madame F. fournissent deux bons exemples de ce que peut être le maniement de l’image de l’hôpital par les psychiatres, mais selon deux plans différents, sur-mesure, en quelque sorte, pour chaque cas.
Concernant Monsieur K., lorsque la psychiatre lui soumet la possibilité de l’hospitalisation, c’est pour lui faire prendre conscience de la gravité de son acte. De plus, le patient est dans une position très ambivalente par rapport à l’aide qu’est susceptible de lui apporter l’hôpital. C’est pourquoi la psychiatre gradue petit à petit ses propositions d’hospitalisation (libre, puis sous contrainte) de manière à comprendre la demande du patient vis-à-vis de l’institution hospitalière. On pourrait s’étonner du hiatus formé par l’écart entre l’ultime proposition de la psychiatre (HDT) et sa décision finale (une sortie simple, sur décharge). On s’en étonne moins si on considère que la proposition d’hospitalisation avait une dimension imaginaire, fictionnelle, de mise en scène de la fonction de l’hôpital, un peu en miroir, d’ailleurs, de la mise en scène de l’acte suicidaire proposée par le patient et de son déni780 de l’opportunité (ou de la nécessité) d’une aide médicale. Ainsi, l’hôpital est comme un théâtre pour les deux interlocuteurs : le rapport théâtralisé au soin psychique et à l’hôpital par le patient donne des pistes interprétatives sur sa demande ; le maniement de l’image de l’hôpital par la psychiatre introduit l’hôpital comme garant symbolique du soin.
Concernant Madame F., une habituée de l’institution hospitalière (avec ses douze recours aux urgences en trois ans et ses quelques séjours en hôpital psychiatrique), la perspective de l’hospitalisation sous contrainte, évoquée face à elle par la psychiatre, vise à rompre le cycle des recours répétés aux urgences. Il s’agit ici de mettre en relief la différence, la tension, entre relation thérapeutique discontinue des urgences et les parcours de soin suivis dans les structures de santé mentale de ville (type CMP). L’image de l’hospitalisation cherche ici à renvoyer à la dimension de long terme du soin psychique qui ne peut être offerte par une prise en charge aux urgences, même par des recours répétés. Encore une fois, l’hospitalisation ne sera pas prononcée et ce sera une sortie simple pour la patiente, orientée vers la psychiatre qui la suit régulièrement en CMP. De nouveau, il y a un hiatus entre les propositions et la décision qui renvoie au fait que les propositions étaient plutôt imaginaires visant à réintroduire du symbolique (le temps long du soin) face au réel de l’acte (surgissement du désir de mort et répétition du symptôme).
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
J’introduis, dans le point suivant, ce qui pourrait figurer ici concernant ma relation avec la psychiatre.
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Comme je l’ai déjà évoqué lors d’observations précédentes, il y a sans doute un biais contenu dans la forme de la relation amicale ou complice que j’entretiens avec la psychiatre… J’ai cependant pris la décision de n’y rien changer dans la mesure où le biais lui-même est porteur de renseignements. De plus, il me semble qu’avoir conscience du biais et l’énoncer, c’est déjà le contrer ou s’en saisir pour en faire quelque chose d’objectivable. C’est en tout cas se prémunir de la refouler.
La position de confidente de la psychiatre vis-à-vis de moi m’a permis de recueillir beaucoup d’informations informelles sur le fonctionnement du service. En effet, si les échanges que j’ai eus parfois avec la psychiatre n’ont pas été directement utiles pour mon enquête, ils sont cependant le support d’une mise en confiance entre elle et moi. Du coup, ses ressentis au cours de sa journée de travail me sont beaucoup plus accessibles ; ce qui n’est pas le cas pour les autres soignants qui se situent dans une sorte de méfiance bien légitime vis-à-vis de l’observateur extérieur et qui maintiennent une certaine réserve (même si j’ai pu observer des moments de relâchement où l’on m’oubliait lors de conversations entre collègues). C’est ainsi que cette psychiatre qui a la confidence facile a pu me décrire avec plus ou moins d’amabilité certains de ses collègues. Je n’ai pas pris ces descriptions au pied de la lettre pour en faire des données de la thèse ; cela n’aurait aucun sens. J’ai voulu interpréter ces descriptions comme symptomatiques de relations de travail au sein du service. Ainsi c’est elle qui m’a très vite donné la puce à l’oreille concernant les conflits d’identité entre psychiatres et somaticiens. Je décrirai dans l’observation suivante combien le fait que j’ai été peu à peu identifié à cette psychiatre dans le service m’a mis dans des positions très riches d’enseignements (notamment au moment d’une contention alors que j’étais identifié par les autres soignants comme un interne formé par cette psychiatre).
J’ai ainsi préféré construire les relations humaines les plus spontanées possibles avec les psychiatres, convaincu que trop de réserve ou de surveillance de moi-même m’inhiberaient pour investir le terrain et convaincu aussi que ces situations seraient susceptibles de dévoilement secondaires importants.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Réel | Imaginaire | Symbolique | |
Patient (ex. de M.K.) | Crise suicidaire | Mise en scène de l’acte ; rapport imaginaire à l’hôpital | Demande |
Psychiatre | Nécessité d’agir (vite) | Maniement de l’image de l’hôpital (propositions d’hospitalisation) | Construction d’un parcours de soin |
Le tableau se lit de gauche à droite : face au réel de l’urgence, patient et psychiatre en passent par une étape d’imaginarisation du réel pour ensuite respectivement construire une demande (désir de reconnaissance mis en mots, donc « crocheté » à l’ordre symbolique) et un parcours de soin (demande traduite dans des possibilités institutionnelles) qui sont de l’ordre du symbolique.
Autrement dit encore, il arrive parfois que la rencontre entre les patients et les soignants lors de l’accueil de psychiatrie se réalise selon des procédés de mise en scène. La théâtralisation est une médiation originale pour aboutir à une formulation symbolique du trouble présenté et de ses réponses. Comme au théâtre le récit imaginaire revêt une fonction symbolique.
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
17 | 26/03/2007 | N Accueil | Matinée (8h-13h) | Psychiatre | Le sens de la contention |
Récit de l’observation :
Ce matin-là, un lundi, douze patients sont en attente d’un « avis psychiatrique » dans le service des urgences. Malgré la présence de trois praticiens de l’équipe de psychiatrie, la matinée s’annonce difficile car le service N2 (d’hospitalisation psychiatrique) informe qu’aucun lit ne sera disponible avant le mercredi suivant, ce qui laisse présager, si des possibilités d’hospitalisation hors du pavillon N ne se dégagent pas, un engorgement rapide du service. Ou alors, il faudra envisager davantage de « sorties simples » vers des services ambulatoires de médecine de ville ou d’autres structures d’aides sociales ou médicosociales. Ce travail est très chronophage car il impose des prises de contact et une investigation auprès des familles des patients, des médecins généralistes, des structures d’accueil, etc., afin d’évaluer si la sortie du patient est opportune et ne le met pas en danger. Il s’agit de reconstituer, depuis l’hôpital, le tissu de sociabilités dans lequel est habituellement plongé patient et d’évaluer si ce tissu est suffisant pour absorber la crise du sujet qui a eu recours aux urgences.
Etant donné le contexte de rareté des lits, la psychiatre (la même que la dernière fois) décide de faire un tour général du service et de rencontrer brièvement et successivement les quatre patients qu’elle aura à voir, de manière à organiser sa matinée et à anticiper les éventuelles hospitalisations.
Nous allons donc rencontrer trois patientes avec un profil identique puisqu’il s’agit de femmes ayant fait des tentatives de suicide par intoxication médicamenteuse volontaire suite à des difficultés dans leur vie conjugale et familiale. On pourra lire, au fragment clinique 8, le récit du cas de Madame Z. Il me semble très intéressant en ce qu’il montre comment le service d’urgence constitue un intermédiaire rassurant entre l’hôpital et la ville. En effet, la patiente, qui ne souhaite pas être hospitalisée en psychiatrie mais qui fait tout de même confiance à l’accueil hospitalier suite à sa rencontre avec la psychiatre, choisira de venir à la consultation psychologique du pavillon des urgences.
Lorsqu’elle conclut l’entretien avec Madame Z., je suis étonné que la psychiatre lui donne ses jours et heures de présence aux urgences pour qu’elle revienne éventuellement la voir. Mais je me souviens du cas de Monsieur B. (observation 3) qui était revenu aux urgences suite à une recommandation similaire de la même psychiatre. Je me fais la réflexion qu’il y a une forme de paradoxe à recommander le recours aux urgences pour de simples consultations, programmées. A travers une discussion avec la psychiatre, je comprends qu’il est parfois thérapeutique d’encourager les recours volontaires pour éviter le surgissement du geste suicidaire. En effet, pour les tentatives de suicides, le recours provient quasi systématiquement d’un membre de l’entourage du patient. Pour les patients suicidaires, l’encouragement du recours volontaire permet au sujet une autonomie dans les recours et l’élaboration d’une demande singulière au thérapeute. A plusieurs reprises, les psychiatres m’ont affirmé accueillir autant la détresse d’un patient que la demande d’une famille à travers lesquelles il est parfois difficile de s’orienter. La crise puis le recours aux urgences hospitalières renvoient en effet souvent à des ruptures de la médiation (famille, travail) qui impliquent toujours assez conjointement un sujet singulier et le groupe auquel il appartient. Ce groupe relève et désigne ce qui constitue, à ses yeux, la crise et la situation d’urgence, en quelque sorte à la place du sujet lui-même.
En fin de matinée, la psychiatre est sollicitée pour rencontrer rapidement un patient au « box 0 » de N Accueil. Cet espace est habituellement réservé aux patients violents ou qui doivent rencontrer un psychiatre dans la procédure de réquisition. Il s’agit d’un patient très agité et qui tient des propos délirants. Il est accompagné par ses patrons qui lui ont trouvé un comportement bizarre. Il s’agit de Monsieur P. dont je fais le récit du cas au fragment clinique 7. Je voudrais amener davantage de précisions sur ce que je dis dans ce fragment en affirmant que la contention s’est déroulée dans des conditions « précipitées et chaotiques ». Il me semble que, pour préciser ce point de vue assez subjectif781, je dois revenir sur la situation générale qui a accompagné cet épisode de contention.
En fait, la scène de la contention, que j’estime au premier abord mal maitrisée par la psychiatre, m’apparaît très violente. Cet épisode va provoquer en moi pour la suite de journée une sorte d’anxiété diffuse dont je n’arriverai à me débarrasser qu’après avoir consigné, sous forme de notes au brouillon, les événements de la journée dans mon journal.
Ce qui a provoqué mon anxiété, c’est d’abord la rencontre avec le patient et notamment le caractère menaçant et délirant des propos qu’il tient. Je me sens oppressé dans le box de contention : la porte est en effet juste entrouverte, ce qui laisse imaginer une sortie difficile. Le patient ne tient pas en place et devient de plus en plus insultant vis-à-vis de la psychiatre et de moi-même. Je me trouve sans ressource face aux interpellations du patient dont les propos tellement délirants me font rencontrer la psychose avec effroi. Les paroles du psychiatre restent sans effet pour calmer le patient qui les utilise pour alimenter son délire selon une logique insensée, éminemment déroutante. La psychiatre décide de ne pas poursuivre l’entretien et de procéder à la contention du patient.
L’opération de contention se passe mal. Le patient se débat malgré le nombre de soignants (aides-soignants, infirmiers et médecins) – on compte une dizaine de personnes – qui me semblent littéralement l’assaillir. Le personnel est venu en renfort suite à un appel par interphone dans tout le service qui réclamait « des bras au box 0 ». Accourant devant le box où se situe le patient, les soignants revêtent à la hâte des gants et se munissent des liens de contention avant de se donner entre eux la responsabilité de l’immobilisation d’un membre du patient. L’un maintiendra le membre tandis qu’un autre l’attachera au lit via le lien en cuir blanc. L’opération est faite simultanément pour les quatre membres, plus le tronc. Des cris et des coups d’échangent entre le patient et les soignants en difficulté. La psychiatre essaie de parler au patient mais c’est la cacophonie. Prise dans l’urgence, elle n’a pas eu le temps de préparer le patient à cet événement. A ce moment, je ne sais pas quoi penser de cette décision de contenir le patient qui me paraît extrêmement violente mais qui, en même temps, vise à assurer la sécurité et la protection des soignants et des autres patients…
D’autre part, un autre épisode qui se surajoute à cela vient alimenter mon anxiété. Suite à la contention, je reçois des invectives de la part des soignants qui ont procédé à l’opération. Ils m’accusent, avec quelque mépris et retirant leurs gants de latex avec rage, de m’être bien gardé d’agir avec eux dans cette tâche difficile. Je suis à ce moment précis pris pour un interne de psychiatrie. En effet, les infirmiers et les médecins généralistes du service me voient souvent mais ne savent pas que je suis un simple observateur menant une recherche ethnographique. Je n’ai donc pas le droit d’agir sur les patients de quelque manière que ce soit. Je suis pourtant resté, certes en retrait, à observer la scène. Or, il arrive très souvent que les psychiatres qui ordonnent les contentions ne participent pas, pour des raisons cliniques, sinon par la parole, à l’acte même. Ils préfèrent garder une distance au corps du patient qui sera utile lors des entretiens ultérieurs. Ce choix clinique est souvent mal interprété par les autres soignants qui se voient exécuter une tâche violente et difficile sous les ordres d’un médecin alors même que celui-ci ne participe pas nécessairement au « sale boulot ». En somme, je suis l’objet, via le statut d’interne que je représente, des invectives classiques et des rancœurs courantes vis-à-vis de la psychiatrie dans le service quand celle-ci est en demeure d’accueillir la folie.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Comment tirer des données objectivables d’une situation que j’ai vécue avec un si fort investissement subjectif et un tel sentiment d’angoisse ?
J’ai en effet fait l’expérience de la violence doublement : celle de la scène de contention et celle de l’attaque que j’ai essuyée venant des médecins et infirmiers. Craignant, à partir de cette scène, de juger trop vite les pratiques psychiatriques et de tomber dans une vision, trop classique en sciences sociales, de la psychiatrie comme instance punitive, j’ai pris la décision de seulement décrire la scène et d’en fournir, plus tard782, une interprétation. Je dois en effet garder à l’esprit mon objectif de recherche : je sais que je ne souhaite pas faire une recherche sur le pouvoir médical. Certes, cette scène de contention en est une expression flagrante, mais je crains qu’elle puisse faire écran face à la « banalité » quotidienne de l’accueil de psychiatrie qui me semble un résultat de la recherche bien plus pertinent. Il s’agit d’une situation assez exceptionnelle dont je ne dois pas faire une généralité. Aussi, en référence à mes objectifs de recherche, je dois formuler cette situation en termes communicationnels. De ce point de vue, il me semble que la contention manifeste, dans l’activité d’accueil du service, un point d’impossible de la communication, un point de réel autant du point de vue des psychiatres (l’acte à la place de la parole) que du point de vue du patient (le geste qui vient à la place des mots, l’insensé du discours comme marque de la perte d’ancrage dans le symbolique et dans les références qui rendent possible le rapport à l’autre).
Je dois éviter un autre écueil, celui de prendre comme une attaque personnelle les invectives des infirmiers et médecins. Je dois garder à l’esprit que je suis assimilé, pour eux, à la psychiatrie. Ce n’est pas une raison pour m’y identifier moi-même et nourrir de la rancœur vis-à-vis de ces soignants, mais c’est l’occasion de mettre une fois de plus en évidence, à propos d’une situation inédite dans mon enquête, les conflits d’identité au sein même des équipes soignantes. Comme l’estime Devereux, il faut toujours faire un retour réflexif sur ses propres mouvements psychiques pour les situer, c’est-à-dire pour montrer qu’ils rendent compte, à un second degré et selon des jeux d’identification et de représentation (ils connotent), d’une situation propre au terrain investi.
1. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Je voudrais ici faire état d’événements qui se sont produits dans les semaines et les mois suivants cet épisode de contention difficile pour montrer comment cette scène, comparée à d’autres, peut rétrospectivement prendre du sens et faire progressivement sortir le chercheur de ses mouvements psychiques singuliers qui entravent le travail scientifique d’objectivation.
Une quinzaine de jours après cette observation, au mois d’avril 2007, je suis sollicité par la cadre infirmier du service, qui connaît mon identité de chercheur-observateur, pour procéder à une étude des représentations des infirmiers et aides-soignants sur…la contention ! Cette étude entrera pour elle dans le cadre d’un programme national d’évaluation des pratiques professionnelles à l’hôpital. Par ailleurs, elle souhaite savoir si la formation qui a été mise en place sur les situations de violence à l’hôpital a porté ses fruits auprès du personnel infirmier et aide-soignant. Sa question principale est de savoir si la contention est considérée par les soignants comme une pratique soignante ou revêt pour eux un autre sens.
J’accepte cette mission car elle m’intégrera un peu plus dans le service, me permettra d’entrer en contact avec les infirmiers et aussi d’éclaircir mes interrogations sur l’expérience difficile relatée précédemment.
Après une recherche bibliographique où je saisis un peu mieux les enjeux de la contention783, je mène, durant trois mois et à intervalles irréguliers, des entretiens avec les infirmiers grâce auxquels je fais deux grands constats784.
Premier constat : je joue clairement, dans mon enquête, un rôle de tiers, extérieur au service, vis-à-vis des problèmes que pose la contention aux soignants. Je suis le réceptacle d’une parole de sujets en difficulté, dans leur métier, vis-à-vis d’une procédure qui leur paraît être à la frontière entre le policier et le soignant. D’autre part, j’entends les problèmes relationnels que cristallise la contention entre les acteurs du soin. Notamment, la difficulté de comprendre la position du psychiatre qui prescrit mais met rarement la « main à la pâte ». De plus, les soignants interrogés font des distinctions entre les patients de la psychiatrie suivant le symptôme qu’ils présentent. Suivant les cas, la contention est, pour les infirmiers, soit protectrice, soit une mesure de sécurité. Ils ne peuvent rendre compte du sens de la contention de manière absolue, ce qui révèle bien une sorte de malaise vis-à-vis de cette pratique qui n’est pas toujours identifiée, loin de là, comme appartenant au champ de la médecine .
Deuxième constat : la contention se comporte comme un outil de mesure (une jauge) de la solidarité dans le service : tout le monde doit y participer pour alléger sa propre responsabilité, celle des autres et pour avoir le sentiment de « faire corps » autour d’un acte difficile. Dès lors, je comprends mieux les invectives évoquées précédemment : on me reprochait de me retirer de la solidarité soignante.
En septembre 2007, je présente mes résultats aux acteurs du service engagés dans la question : médecins, chefs de service, psychiatres, aides-soignants, infirmiers. La présentation est l’occasion d’un débat vif qui conclut à la nécessité d’ouvrir des temps et des espaces de parole dans le service pour l’échange, entre soignants, sur le vécu de la contention.
Le 8 juillet 2008, un autre cas de contention se présente pour un jeune homme en état maniaque amené aux urgences par les pompiers suite à une agression sur son père. J’ai décrit ce cas avec plus de précision au fragment clinique 10. Cette contention se passe bien cette fois-ci car la psychiatre comprend, à travers les entretiens avec le patient, que celui-ci sera violent s’il se fait contenir par des femmes. Un interne de médecine procèdera à la contention avec des infirmiers masculins. Le patient se laissera alors contenir sans violence. Encore une fois, j’observe la scène le plus discrètement et le plus en retrait possible mais je sens l’énervement des infirmiers à mon égard. Après l’opération, je me dirige de suite vers les infirmiers pour leur expliquer pourquoi je n’ai pas participé. J’indique par ailleurs que je sais ce que représente la contention pour eux suite à l’étude demandée par la cadre infirmier. Une conversation à propos de la contention s’amorce alors entre l’interne, la psychiatre et moi-même. Les infirmiers retournent à leur travail.
En guise de synthèse, on pourrait dire que le temps long de l’observation a permis de donner un sens plus juste aux événements que j’avais vécus au départ dans un contexte émotionnel qui ne pouvait pas correspondre à une démarche de recherche. J’ai ainsi pu me départir d’une envie de juger la pratique de la contention pour alors déplacer mon regard vers des problématiques plus intéressantes qu’on pourrait résumer ainsi :
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Interruption des observations d’avril 2007 à juin 2008 : Quelques explications |
Comme je l’évoquais dans les lignes précédentes, mon enquête va prendre une autre orientation, temporaire, à partir d’avril 2007. En effet, durant trois mois, d’avril à juin, je vais mener des entretiens avec les aides-soignants et les infirmiers du service à propos de la contention.
Ce travail va s’avérer très conséquent pour plusieurs raisons.
Des raisons pratiques d’abord puisque j’ai dû me familiariser avec la technique de l’enquête par entretien. Ceci fut très consommateur de temps car je dus réaliser une grille d’entretien (à partir des exigences de la cadre infirmier et de mes propres intuitions suite à un travail de bibliographie), mener les entretiens (au nombre de huit), puis les retranscrire (qui est la phase la plus longue et la plus fastidieuse).
Des raisons plus scientifiques et « politiques », ensuite, ayant trait à l’exploitation et à l’interprétation des résultats. Je me suis en effet aperçu combien le sujet de la contention était délicat à mesure que je réalisais mon enquête. J’ai très vite pris conscience que j’étais l’interlocuteur « idéal », à la fois extérieur à l’institution mais aussi relais de la parole des soignants dans ses aspects de souffrance et de revendication auprès de l’administration hospitalière. J’ai dû moi-même faire un effort conséquent pour essayer de me positionner au minimum vis-à-vis de la pratique de la contention et me souvenir, à chaque instant de l’enquête, qu’on m’avait « simplement » demandé de décrire les représentations des soignants.
Les résultats de l’enquête figurent en partie dans le corps de la thèse et, de manière plus exhaustive, en annexe.
Cette période d’interruption des observations a aussi été l’occasion pour moi de retravailler plus en profondeur une étude des discours de presse sur le pavillon N que j’avais initiée et que j’ai retravaillée pour une communication en février 2008 puis pour une publication. Tout comme pour l’étude sur la contention, l’étude de corpus et ses résultats figurent dans le corps de la thèse et dans une annexe.
Ces deux études ne furent pas sans intérêt pour porter un regard nouveau sur mon journal d’observation comme j’ai pu en rendre compte çà et là dans les parties d’analyse rétrospectives de l’expérience de terrain. Il me semble en effet que les approches méthodologiques croisées de mon terrain lui donnent plus de consistance et contribuent à le construire de manière singulière à la fois selon mon désir de chercheur et mes objectifs méthodologiques.
Au début de l’été, j’ai recruté comme vacataire pour enseigner, dans un IUT, les théories de l’information et de la communication pour l’année universitaire 2007/2008. Le travail de préparation des cours me prendra beaucoup de temps et m’invitera, parallèlement, à creuser des réflexions théoriques et épistémologiques en regard de mon expérience ethnographique.
Je reviendrai brièvement au pavillon N en septembre 2007 pour rendre compte des résultats de mon étude sur la contention auprès des personnels concernés. Ce sera l’objet d’un vif débat entre chefs de service, médecins, psychiatres et infirmiers. La cadre infirmier me confiera être satisfaite du résultat de l’enquête, au moins pour l’espace de parole que j’aurais permis de construire autour de la problématique de la contention.
A la fin de l’année universitaire, je décide de retourner sur le terrain pour aller éprouver mes nouvelles hypothèses construites à partir de mes travaux théoriques et pour récolter de nouveaux cas cliniques.
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
18 | 01/07/2008 | N Accueil UHCD N2 |
Matinée (8h-13h) | Psychiatre | Les outils de communication aux urgences Chaos et organisation des urgences |
Récit de l’observation :
Voilà neuf mois que je ne suis pas revenu au pavillon N. Malgré mon absence prolongée, je n’ai pas eu de difficulté à reprendre contact avec le service, d’abord via le chef de service qui m’a ensuite orienté vers une psychiatre avec qui j’ai déjà eu l’occasion de travailler (observations 13 et 14). Je suis fort bien accueilli par la psychiatre qui me propose de l’accompagner pour quatre demi-journées d’observations : deux avant les vacances d’été et deux à la rentrée de septembre. Je retrouve l’équipe de psychiatrie qui me reconnaît sans problème. Je suis étonné, en revanche, d’être reconnu et salué par quelques médecins somaticiens vis-à-vis desquels je suis passé largement inaperçu au cours des observations des mois précédents… Je crois que mon travail sur la contention et la présentation au service qui s’en est suivi ont beaucoup joué dans le sens d’une plus grande visibilité de ma présence dans le service. Je revêts désormais à leurs yeux ma véritable identité (de jeune chercheur) dont je m’aperçois qu’elle suscite beaucoup moins d’indifférence que la précédente que j’incarnais face à eux, c’est-à-dire celle de l’interne en psychiatrie ou du stagiaire psychologue.
J’ai retrouvé la psychiatre à son bureau du deuxième étage du pavillon N et nous avons profité de ce moment pour nous accorder sur les modalités de ma présence. Elle estime qu’un observateur à ses côtés n’est pas en mesure de vraiment changer sa clinique car elle est très habituée à avoir un interne de psychiatrie ou un stagiaire psychologue auprès d’elle. Ce sera d’ailleurs la manière dont elle me présentera aux patients quand nous les rencontrerons. Elle m’indique cependant, comme la fois précédente, qu’elle prendra en compte mes problématiques de recherche pour me rendre compte, à sa manière, de ce qui se sera produit avec les patients lors des entretiens et dans la vie du service. Elle conclut cette conversation en m’affirmant qu’il est intéressant d’avoir un œil extérieur sur le service. Pour elle, il peut être néfaste à la clinique elle-même que les praticiens produisent trop de savoir sur leur propre travail, d’autant qu’aux urgences, « il faut laisser un peu de flou pour pouvoir s’identifier à l’institution », dit-elle, « car un service d’urgence doit conserver son caractère paradoxal d’être à la fois cadre contenant et lieu chaotique de projection ». La construction, par les soignants, d’un savoir sur l’institution pourrait aboutir à réduire la dimension chaotique et apparemment désorganisée de l’urgence qui en fait un lieu clinique spécifique.
Nous descendons à N Accueil pour la répartition des patients entre les différents intervenants de psychiatrie. Je découvre alors que l’organisation de la présence psychiatrique a changé depuis mon absence.
Il y a désormais un « psychiatre référent », qui existait déjà auparavant de manière informelle, mais dont je dirais que la fonction a été institutionnalisée plus fortement avec l’instauration de rotations entre les différents psychiatres de l’équipe. Je ressens l’institutionnalisation de ce statut dans la manière, un peu solennelle, dont la psychiatre m’explique les changements.
La fonction du psychiatre référent est de superviser l’organisation de la matinée. Il fait la relève de la nuit et distribue le travail aux psychiatres et psychologues qui commencent le service entre 8h et 9h. Il est par ailleurs responsable de l’examen des patients qui arrivent de façon non programmée. C’est-à-dire qu’il assure en priorité l’accueil des patients qui arrivent à partir de 8 heures, mais il peut se charger des patients de la nuit si cela est nécessaire, en cas de grande affluence, par exemple. Les autres soignants ont en charge l’examen et les entretiens avec les patients qui ont été accueillis le soir et/ou la nuit et qui sont attente « d’avis psy » après l’examen du somaticien.
Le psychiatre référent est désormais équipé d’un téléphone portable qui le rend joignable à tout instant. Cela fait suite à une plainte des médecins généralistes de ne jamais arriver à « mettre la main » sur le psychiatre. Paradoxalement, ce nouvel équipement n’a pas provoqué de recrudescence de sollicitation des « avis psys ». Selon la psychiatre, il a même permis d’apaiser, dans une sorte d’effet collatéral, de bénéfice secondaire, les relations entre les psychiatres et les somaticiens, simplement « parce que l’outil fait lien ». Les somaticiens sont en effet souvent désarmés face à la pathologie psychiatrique dont ils ne savent pas bien évaluer la gravité. Le téléphone portable devient alors un simple instrument pour demander conseil ou valider un point de vue clinique à distance ou simplement signaler la présence d’un patient qui potentiellement, à un moment ou à un autre, pourrait relever de la psychiatrie.
Je remarque aussi que la présence psychiatrique du matin au pavillon N s’est beaucoup étoffée puisqu’il y a ce jour-là deux psychologues et trois psychiatres ! La psychiatre m’indique que cette refonte de l’emploi du temps de l’équipe a largement amélioré les conditions d’entretien et de prise en charge des patients en dégageant du temps. Par contre, l’après-midi et le soir, un seul psychiatre est de service, comme dans l’organisation antérieure.
Des changements ont aussi eu lieu dans le DMU. Le registre informatique de consignation des données médicales a sensiblement changé. Quelques nouveaux éléments se sont ajoutés, notamment un code de couleurs censé indiquer le degré de gravité de l’urgence. Il s’établit comme suit et il indique, en fait, des priorités de prise en charge des patients :
Je fais deux observations importantes concernant ce code de couleur qui montrent que son ajout n’est pas anodin :
Une autre entrée du DMU a été ajoutée : un pictogramme indique la position du patient : couché, assis ou debout. Cela permet de rendre compte de l’engorgement du service, d’une part, et de la gravité de l’urgence d’autre part. Un autre pictogramme représente un visage agressif avec les dents découvertes, prêt à mordre. La psychiatre m’indique qu’il s’agit du pictogramme qui indique un patient violent. Mais elle regrette un effet collatéral à cette désignation : souvent, ces patients violents ou agités sont vus par les psychiatres et, puisque que tous les acteurs du service voient ces pictogrammes, ils associent à la psychiatrie un rôle de gestion de la violence qui dessert la défense de la logique quotidienne de l’accueil psychiatrique fondée sur la parole.
Alors que nous avons cette discussion sur les représentations classiques de la psychiatrie, je questionne mon interlocutrice sur son rapport à la médication. En effet, l’image du psychiatre qui assomme son patient de médicaments ou lui injecte un tranquillisant est une représentation assez courante de la psychiatrie dans la fiction, mais aussi dans les discours antipsychiatriques. La psychiatre (qui a vraisemblablement une dizaine d’années d’exercice) m’avoue ne plus connaître précisément le nom des molécules ni des médicaments couramment prescrits en psychiatrie. Le médicament fait très rarement partie de sa clinique, à part pour des patients très angoissés ou agités à qui elle prescrit un anxiolytique. Pour elle, la prise en charge d’urgence, est le moment de faire du lien alors que les prescriptions médicamenteuses trouveront leur pertinence au moment du suivi quand un véritable diagnostic aura pu être établi. Elle estime que l’urgence doit être un moment de prise de contact et de prise de confiance, d’une part avec l’institution si le patient doit plus tard y séjourner et, d’autre part, avec le soin psychique et la logique particulière de la cure en psychiatrie qui s’appuie sur la parole.
Suite à la réunion du matin, la psychiatre avec qui je collabore doit voir deux patients. Nous n’en verrons qu’un en fait car un des cas est vite écarté : il s’agit d’une femme de 99 ans qui a des délires de persécution. La psychiatre s’aperçoit très rapidement qu’il s’agit d’une démence sénile dont la prise en charge relève de la neurologie ou de la gériatrie. Nous verrons donc un seul patient, Monsieur L., dont la description précise du cas est faite au fragment clinique 9.
Mais avant d’aller rencontrer le patient, la psychiatre décide de passer par deux étapes préalables. D’abord, nous faisons une halte au service N2 pour nous enquérir du nombre de lits disponibles. On nous annonce un seul lit d’homme. J’interroge la psychiatre sur les faibles capacités d’hospitalisation du jour. Elle me répond que le pavillon N est un service d’urgence qui hospitalise beaucoup avec un ratio de 40% d’hospitalisation et 60% de consultations simples. Le ratio habituel étant plutôt, respectivement, de 20% et 80%. Elle me dit aussi que la capacité d’hospitalisation est relative et changeante car elle se calcule en fonction du nombre de patients à l’accueil des urgences, par définition fluctuant.
Après avoir vu Monsieur L., il nous reste du temps avant la fin du service. La psychiatre décide alors de s’investir dans ce qu’elle nomme « l’autre fonction des psychiatres aux urgences », c’est-à-dire un travail d’écoute des soignants et de médiation entre eux. A ce moment, s’éclaire une autre dimension de ce que j’ai à plusieurs reprises interprété comme un conflit larvé entre somaticiens et psychiatres. La psychiatre m’explique, dans son vocabulaire, qu’elle assume un rôle de « pare-excitation » dans le service. Elle est investie imaginairement par les autres soignants pour tenter d’apaiser les mouvements psychiques à l’œuvre entre les membres d’un service agité par une forme de chaos, au moins apparent.
A partir de ces considérations, une discussion passionnante va naître entre la psychiatre et moi-même dont je voudrais faire brièvement état. Je l’interroge en effet sur la dimension chaotique des urgences qui cohabite paradoxalement avec des formes d’organisation très rationalisées (et qui renvoient aux problématiques de tarification hospitalières notamment, lisibles dans les attentes informationnelles du DMU). La psychiatre m’explique alors que cette tension entre chaos et organisation convient très bien à certains patients qui relèvent de la psychiatrie. Si, pour certains patients, l’apparence de chaos peut être porteuse d’une très grande confusion, pour d’autres, ce chaos renvoie à une indifférenciation qui permet des recours pour des patients qui sont eux-mêmes dans une forme de désorganisation psychique. Il y a donc un jeu de miroir entre désorganisation psychique et désorganisation apparente du lieu. « Apparente », souligne la psychiatre, car « quelque chose d’un lien différencié doit se construire dans le temps de la prise en charge », sans quoi le maintien du chaos et de l’indifférenciation se traduira toujours par un retour du symptôme qui se solde par un retour aux urgences, comme c’est le cas pour beaucoup de patients, ou encore par un passage à l’acte pour les patients suicidaires par exemple.
Je quitte le service à l’heure du déjeuner avec le sentiment d’avoir recueilli des éléments d’une grande richesse pour ma thèse.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Peut-être est-il utile pour moi de revenir sur les justifications de mon retour au pavillon N pour y poursuivre des observations. Si les justifications théoriques et méthodologiques sont suffisantes (multiplier les observations pour garantir la représentativité des faits observés, revenir sur le terrain pour valider des hypothèses après une phase d’élaboration théorique, etc.), je dois concéder que cet espace social des urgences a toujours représenté pour moi un enjeu de recherche très excitant. Sans me plonger dans une autoanalyse nécessairement superficielle (et artificielle car le retour sur le refoulé nécessité un autre en chair et en os), il me semble important de souligner qu’un tel terrain ne peut laisser le chercheur tranquille au point de le contraindre presque à y retourner à l’infini. Il me semble que ce terrain ne peut que provoquer indéfiniment un manque en mesure d’attiser insatiablement le désir du chercheur. En effet, alors que tout laisse à penser que l’on entre dans une institution dont le chercheur en sciences sociales pourrait dévoiler les règles, quelque chose échappe toujours aux urgences et encore plus, me semble-t-il, quand il s’agit d’urgence psychiatrique. Les urgences résistent à la volonté du chercheur de les enfermer dans un savoir fini et clos. Alors que ce constat pourrait sembler un échec, il me semble qu’il peut être décalé pour se transformer en donnée. En effet, si les urgences n’entrent jamais dans une interprétation systématique, c’est parce qu’elles sont une institution qui laisse place à l’émergence des singularités. Institution avec ses normes, les services d’urgence sont pourtant en demeure de les faire jouer sans cesse tant les demandes qui leur sont adressées, et qu’ils doivent accueillir, viennent apporter leur lot de singularité irréductible . Ainsi, ce qui est en mesure d’attacher le chercheur au terrain des urgences, c’est cette espèce de course infinie et perpétuellement insatisfaite vers une interprétation close.
Après ce détour, revenons à l’observation présente. Il me faut revenir sur l’impression de nouveauté que me laisse ce retour dans le service. La somme des nouveautés organisationnelles ne doit pas faire écran à leur sens, à la direction qu’elles ont prise. En effet, l’introduction du code de couleur présenté comme une nouveauté améliorant la gestion des décisions de prise en charge et des flux de patients, ne cache-t-il, dans son usage, la perpétuation d’une logique qui valorise l’urgence somatique (dite « vitale ») et dévalorise les patients de la psychiatrie en nivelant de manière homogène leur souffrance (toujours du vert pour signifier une urgence relative) ?
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Je voudrais ici revenir sur deux moments de mon observation :
Comment interpréter le fait qu’aux yeux des somaticiens je sois désormais visible en tant que jeune chercheur ethnographe alors que je passais quasiment inaperçu (sauf pour être recevoir des invectives…voir observation 17) quand je me cachais derrière l’identité d’un interne de psychiatrie ? La réponse exacte serait bien difficile à trouver, voire même spéculative, étant donné le nombre de facteurs possibles : manque de légitimité des internes par rapport à leurs ainés, manque de reconnaissance de la psychiatrie dans le champ médical, fort turn-over des internes dans le service qui ne justifie pas la création d’un lien de travail particulier et suivi à leur égard, etc. Pour trouver une réponse un peu solide, je crois qu’il faut monter d’un degré en généralité pour s’apercevoir que ce qui discrimine les deux identités successives que j’ai eues est l’appartenance ou non au service d’urgence. Au début de mes observations j’étais partie prenante de l’institution, aux yeux d’une bonne partie du personnel soignant ; dans cette deuxième phase, je suis « juge » ou au moins tiers extérieur observateur. D’où les registres de discours différents qui me sont adressés : conflictuel quand je semble appartenir à l’institution (de manière à créer des identités à l’intérieur même d’une institution et défendre des logiques de travail différenciées) ; consensuel et informatif quand je suis extérieur à l’institution pour faire valoir son identité d’urgentiste vers un champ non concurrentiel qu’est celui de la recherche en sciences sociales. En somme, on peut dire que les urgences qui semblent être le lieu de l’agir thérapeutique à l’hôpital (où règne les aspects les plus réels de la médecine) sont pourtant aussi un espace de mise en œuvre de logiques symboliques fortes .
La deuxième remarque concerne le discours ambivalent de la psychiatre sur l’influence de ma présence dans son travail. Si elle affirme bien qu’elle a l’habitude d’être accompagnée, c’est pourtant toujours avec des personnes issues de son champ de formation élargi (médecine, psychiatrie, psychologie). Or, je ne suis pas de ceux-là et elle le note bien puisque elle promet de rendre compte de sa clinique en fonction de mes problématiques de recherche. Cela qui prouve bien que je suis une source d’une modification par rapport à la situation courante. Cependant, l’intérêt qu’elle manifeste à « traduire » son activité dans un autre registre que le registre médical souligne le fait que la psychiatrie d’urgence n’interpelle pas seulement le champ de la médecine mais aussi le politique. Dans une formulation plus épistémologique, on peut dire qu’une problématisation sociopolitique et communicationnelle de l’urgence est légitime, reconnue par des acteurs du terrain, et renvoie à des réalités rencontrées dans l’accueil de psychiatrie aux urgences, réalités qui ne se résument pas qu’à des phénomènes dont seule la médecine peut rendre compte avec ses propres concepts .
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
19 | 08/07/2008 | N Accueil | Matinée (8h-13h) | Psychiatre | La scène dramatique des urgences Contraintes médico-légales et singularité |
Récit de l’observation :
Quand j’arrive ce matin-là au service des urgences, j’ai des difficultés à m’orienter tant l’espace d’accueil est sens dessus-dessous ! C’est comme si l’aspect chaotique des urgences que la psychiatre m’avait décrit la semaine précédente était illustré de façon caricaturale ce matin. En effet, des travaux importants ont commencé dans la zone d’accueil : la borne en grand demi-cercle derrière laquelle sont postés les agents administratifs et les infirmiers d’accueil est complètement déstructurée, en plusieurs morceaux. Les travaux empiètent sur les espaces d’attente et sur la zone où sont habituellement disposés les brancards où s’allongent les patients faibles en attente d’une prise en charge ou d’un box. Du coup, il y a beaucoup de patients dans les couloirs des espaces de soin. Ils « débordent », en quelque sorte, de la zone d’attente devenue trop exiguë. Pour ajouter à cette vision de chaos ou de Cour des Miracles, un clochard s’est installé dans la deuxième salle d’attente du pavillon N, située en retrait de la borne d’accueil. D’habitude un peu à l’écart de l’attention des équipes soignantes, cette zone est, dans le contexte des travaux, quasiment invisible. A côté du clochard qui somnole, trône un caddie qui semble contenir ses affaires. Personne ne lui prête attention. Enfin, des policiers en tenue attendent auprès du box de contention (« box 0 ») qu’on leur donne le verdict d’une expertise psychiatrique. Tant de populations différentes, d’agitation et de travaux dans un espace réduit me donnent quelque peu le vertige…
J’arrive tout de même à trouver mon chemin jusqu’au bureau de la psychiatre en faisant un petit détour à travers des couloirs que je ne connaissais pas. Alors que j’ai eu l’impression d’une situation exceptionnelle proche de l’engorgement, elle m’annonce qu’il y a peu de patients en attente d’un examen psychiatrique. De plus, l’équipe de psychiatrie est ce matin-là bien étoffée avec deux psychiatres, deux psychologues et une interne. Par conséquent, nous n’aurons qu’un patient à voir.
Il s’agit d’un cas difficile, Monsieur C., dont j’ai fait la description détaillée au fragment clinique 10. En fait, le patient va nous occuper toute la matinée. C’est un choix de la psychiatre, parce qu’elle a du temps et parce qu’elle ne me semble pas choisir la solution de facilité dans la procédure d’hospitalisation du patient. En effet, comme le récit du cas clinique le montre, la psychiatre a consacré un temps important à l’explicitation de la nécessité de l’hospitalisation aux parents de façon à initier une démarche de soin pertinente pour le patient. Autrement dit, elle ne s’est pas contentée d’utiliser son pouvoir médico-légal pour prononcer une hospitalisation d’office (HO) du patient788 : elle a cherché à mettre du sens à sa décision d’hospitalisation à la demande d’un tiers en appelant le père, qu’elle a repéré comme tiers symbolique manquant dans la famille, à signer et donc à restaurer sa place symbolique au sein d’un schéma familial délétère pour le patient (cf. la monstration inquiétante de l’Œdipe par les parents). En somme la psychiatre articule sa décision médico-légale, de la façon la plus pertinente possible, à ce qu’elle a entendu de l’histoire singulière du sujet en détresse et de sa famille. Elle établit, en somme, une médiation possible entre une position singulière et une exigence du collectif.
L’attention à une voix singulière au-delà de l’exigence collective d’hospitaliser le patient s’entend aussi notamment dans le repérage (et la prise au sérieux), par la psychiatre, d’une sorte de lapsus du patient quand nous le rencontrons la première fois et qu’il nous dit qu’il se sent « désabusé » d’être aux urgences. Ce terme ne paraît en effet pas très opportun à décrire la situation dans laquelle se trouve le patient d’autant qu’il nous apprendra pas la suite qu’il ressent cette présence aux urgences comme injuste… La psychiatre ne relève pas le lapsus dans un premier temps, mais entendra plus tard le mot « abusé » à plusieurs reprises dans la voix des parents à propos de leur fils dont ils craignent qu’il commette des violences sexuelles. La problématique de la sexualité (qui se retrouvera ensuite dans la question de l’Œdipe, dans un sens plus large) est ainsi mise au centre de la prise en charge du patient plutôt que d’être refoulée derrière la nécessité légale d’hospitaliser le patient789.
Sans trop insister sur la contention de Monsieur C., déjà évoquée dans le fragment clinique 10 et dans l’observation 17, je voudrais souligner que même à cet instant-là qui est le moment où, au fond, le poids écrasant de l’institution, en termes de pouvoir, pèse le plus sur le patient, il y a une prise en compte de la singularité du patient, autant que cela est possible, dans la décision de contention par des soignants masculins. La psychiatre, qui a en effet repéré la position ambiguë du patient vis-à-vis des femmes, a délégué la contention à des hommes.
Cette contention, qui va se passer calmement, sera pourtant l’occasion de diverses discussions entre la psychiatre et :
La psychiatre me rappelle, à la suite de ces discussion, qu’elle joue bien un rôle de médiateur dans le service, y compris vis-à-vis de ses collègues qui se retrouvent confrontés à l’incompréhensible ou à l’ininterprétable. D’une certaine manière, le psychiatre, aux urgences, est celui auprès duquel on a recours dès lors qu’émerge une situation ou un événement qui n’est pas ou plus porteur de sens, c’est-à-dire plus susceptible d’être interprété dans les codes de la médecine (pour les soignants), dans les codes de la vie en commun (pour la police qui amène un patient délirant), dans les codes intimes de la famille (pour tel patient qui choisit de se suicider, qui fait une crise d’angoisse), etc.
La rencontre avec Monsieur C. aura ainsi été riche dans tout ce qu’elle aura révélé autour d’elle sur la vie du service. Au cours de la prise en charge du patient, j’interroge la psychiatre sur le fait que le patient ait été mis dans un box juste en face du bureau du psychiatre. Je lui confie que je trouve cela assez étrange, d’autant que Monsieur C. hurle à trois mètres de nous tandis que nous sommes en train de recevoir ses parents. La psychiatre me répond sur un ton un peu dépité. Elle me raconte que le « hasard » a fait qu’un box d’isolement et de contention a été placé, dans l’organisation géographique du service, juste en face du bureau du psychiatre… Or, les patients contenus ou violents sont souvent des patients qui relèvent de la psychiatrie et leur proximité perturbe les entretiens avec leur entourage. Mais ce n’est pas tout : ce box porte le numéro 13, ce qui est une anomalie dans le milieu hospitalier où une superstition très souvent respectée fait qu’il n’y a jamais de chambre 13 dans les hôpitaux. Le 13, chiffre maudit, désigne le box où l’on isole les patients en crise psychique aiguë. Le 0, chiffre qui représente le néant, désigne un autre box de contention à l’entrée du service où se passent les expertises psychiatriques dans les cas de réquisition d’un psychiatre par les forces de l’ordre…
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Alors que nous n’avons vu qu’un seul patient, cette matinée au pavillon N a été relativement éprouvante pour moi. L’histoire du jeune homme et de sa famille m’a beaucoup ému et j’ai été à plusieurs reprises pris d’anxiété devant le spectacle de la psychose car, au-delà du délire verbal, le patient présentait des troubles du comportement importants.
Sachant que j’aurais à faire quelque chose de ce ressenti subjectif lors de la rédaction de ce journal, je choisis cette fois-ci d’en parler directement avec la psychiatre. En réalité, mes questions sont détournées, car je commence par lui demander, en essayant de prendre un ton naïf, comment elle parvient à garder des nerfs solides face à ce genre de situations éprouvantes. Avec beaucoup de franchise, elle me répond que c’est aussi très difficile pour elle parfois, mais qu’elle a peut-être une explication pour ce cas précis. Selon elle, il y a d’abord des questions conjoncturelles, contingentes (stress, ce que le cas fait résonner dans la vie singulière du praticien ou de l’observateur, etc..). Ensuite, il y a la teneur des propos apportés par les patients et leur famille qui, dans le cas de M.C. sont assez choquants, souvent orientés autour de la sexualité dans ses dimensions les plus réelles. Enfin, il y a la mise en scène des propos. Comme je l’ai déjà entendu auparavant auprès de mes divers interlocuteurs, les urgences psychiatriques sont souvent identifiées à une scène dramatique . Les psychiatres parlent de psychodrame. Et en effet, j’ai eu le sentiment durant cette matinée d’être devant une représentation tragique , à retenir mon souffle, en entendant la dernière vérité de la famille, en attendant le dénouement incertain de l’histoire (la déchirante décision de l’hospitalisation). Même plus, et la psychiatre le souligne bien, le patient autant que les parents profitent de la scène des urgences pour théâtraliser leur souffrance : les exemples de la sortie de la mère, du billet transmis à la psychiatre, des grandes vérités émises par le père sur son fils et de son mea-culpa, sont autant de postures théâtralisées de la souffrance qui sont le seul moyen de l’exprimer .
Je me fais alors la réflexion qu’il y a en effet, dans le cas de M.C, quelque chose de tragique, à la mode antique, où une famille confrontée au problème de l’œdipe est poursuivie par un sentiment de culpabilité ; où la société (via l’hospitalisation sous contrainte) vient porter une sanction sur les désirs, la folie et la violence d’un sujet en souffrance…
La psychiatre m’explique alors que les urgences sont un lieu très propice à la théâtralisation car ici est accueillie la crise (qui concerne le patient, mais aussi son entourage) qui signifie l’émotion, l’indifférenciation (dans un premier temps) et la désinhibition car on peut s’y exprimer sans culpabilité : il est rare qu’on propose un suivi psychiatrique aux familles et le patient ne voit qu’une fois le psychiatre des urgences.
En somme, la psychiatre m’a permis de me décaler de mes émotions pour me livrer une clé de lecture du terrain très intéressante qui donnera davantage de consistance à mes réflexions sur l’articulation entre les dimensions imaginaires et symboliques de l’urgence qui gisent dans les phénomènes de théâtralisation qui émergent au cours de la prise en charge .
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Question récurrente : que faire des propos de la psychiatre qui sont exprimés dans un jargon professionnel, ou du moins connotés dans le champ de la psychiatrie/psychologie ? Il me semble que la démarche doit être double : d’abord, faire un effort de traduction en fonction des contraintes scientifiques et épistémologiques qui surplombent ma thèse ; ensuite, placer le « jargon » dans une palette de positions cliniques pour déterminer où se situe la clinique de l’urgence par rapport à d’autres activités médicales.
Je serai court dans ces réponses car elles ont déjà été données plus haut : il me semble que l’attention aux signifiants (cf. « désabusé ») et le repérage de grandes figures conceptuelles de la psychanalyse (l’Œdipe) confirment bien qu’aux urgences est privilégiée une approche psychanalytique et métapsychologique du sujet, ce qui est assez marginal par rapport au succès des théories comportementales, cognitives et neurobiologiques dans la formation de psychiatrie aujourd’hui.
D’autre part, est-il possible que je prenne, sans les traduire dans la langue des sciences sociales ou des SIC, les concepts proposés par la psychiatre pour expliciter les cas rencontrés ? A priori, il s’agirait d’un biais méthodologique puisque, à la limite, cela amènerait à rendre compte du terrain dans le discours du terrain, c’est-à-dire sans distanciation scientifique spécifique. Cependant, dans le cadre de ma thèse, j’ai fait le choix de construire un cadre théorique qui prenne en considération les concepts de la psychanalyse en tant qu’ils se réfèrent à une dimension originaire de la place des sujets dans le langage et, par suite, dans la communication. Si je voulais traduire l’usage de la psychanalyse et de la métapsychologie dans l’accueil d’urgence, je dirai que les psychiatres sont conscients de la part à la fois singulière et collective des ruptures présentées à travers la détresse des patients et qu’ils maintiennent que la communication intersubjective est au cœur de ce qui construit la relation thérapeutique en ce que la parole est la seule médiation susceptible de rendre compte, pour le sujet, de sa souffrance .
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
20 | 22/09/2008 | N Accueil UHCD |
Matinée (8h-13h) | Psychiatre | Les demandes paradoxales |
Récit de l’observation :
L’été a passé pour laisser place à la rentrée universitaire. C’est aussi l’heure de retourner à mes observations à l’hôpital. Celle de ce jour-là est l’avant dernière et elle me réserve pourtant encore des surprises. Au mois de juillet, j’avais quitté le service alors qu’il était en travaux : la zone d’accueil des patients était rénovée et réorganisée, notamment avec la construction de portes coulissantes automatiques pour mieux distinguer les lieux d’attente et les lieux de soin.
Quand j’arrive à la fin de ce mois de septembre, l’entrée principale des urgences est complètement bouchée ! L’ambiance est encore plus chaotique qu’avant l’été : la zone d’accueil est remplacée temporairement par un préfabriqué sur le parvis du service. La borne d’accueil est réduite à un minuscule demi-cercle : les agents administratifs et les infirmiers d’accueil doivent travailler dans la poussière qui vole et au son des marteaux piqueurs du fait de leur position mitoyenne au mur les qui sépare la zone de travaux. Une entrée qui permet d’accéder aux zones de soins et aux chambres a été aménagée mais elle impose de transiter par la zone de soins intensifs de N1… Paradoxalement, une fois qu’on s’enfonce dans le service et qu’on rejoint l’espace de soin habituel, l’ambiance est assez calme. La quiétude du service est cependant dérangée ponctuellement par les cris d’un patient que nous allons bientôt voir avec la psychiatre que j’accompagne (il s’agit de Monsieur A., dont je fais la description du cas au fragment clinique 11).
Ce matin-là, la psychiatre est « référente ». J’ai décrit cette fonction dont se chargent les psychiatres urgentistes à tour de rôle à l’observation 18. Il s’agit pour elle de coordonner les tâches de la matinée entre les différents membres de l’équipe de psychiatrie, de se charger des cas de réquisitions ou des recours qui nécessitent l’intervention rapide du psychiatre et qui n’ont pas été prévus à la relève du matin, et enfin, il lui faut aller à 12h30 à la « criée », où se décident les mutations des patients vers des services internes ou externes à l’hôpital.
Alors que la psychiatre déambule dans les couloirs pour aller chercher les divers documents qui informent des patients en attente d’un « avis psychiatrique », nous croisons un médecin suivi d’une file d’internes qui va de box en box pour présenter des cas cliniques à ses étudiants. Alors qu’il sort d’un box, il s’adresse à tue-tête aux internes pour leur faire un commentaire ironique du patient qu’ils viennent de rencontrer : « Monsieur T. est un grand habitué alcoolique qui veut se suicider le soir et vivre le matin ». Cette remarque fait ciller la psychiatre qui ne dit pourtant mot mais qui, visiblement, est agacée par le sarcasme du médecin qui décrit encore une fois les patients de la psychiatrie comme de faux malades encombrants et occupeurs de lits... Ce médecin, d’une attitude assez théâtrale et qui adopte la posture du maître alors qu’il me semble encore jeune pour cela, informera plus tard la psychiatre de la présence d’un « grand barjo » qu’il faudrait peut-être qu’elle voie. Cette matinée est ainsi tristement riche en interpellations dévalorisantes de la psychiatrie. Mais sans doute y a-t-il un effet de loupe parce que je travaille avec la psychiatre référente qui assume son rôle de « pare-excitation » (voir observation 17). Comme la foudre qui s’abat sur le paratonnerre et protège les gens sur le sol, elle reçoit les foudres des somaticiens exaspérés par certains patients généralement attribués à la psychiatrie mais, du même coup, elle en protège ses collègues. Au moment de la « criée », elle reçoit la dernière remarque désobligeante où, à propos d’un patient alcoolique qu’elle désire faire hospitaliser à N3, on entend le sarcasme d’un médecin somaticien, qui lâche : « Ah, l’espoir des psychiatres… », en moquant l’opinion de sa collègue qui défend l’idée d’un sevrage possible du patient malgré ses échecs antérieurs. Il s’agit de Monsieur N., dont le cas est décrit avec plus de précisions au fragment clinique 12. Au milieu de la cacophonie habituelle de la « criée », la psychiatre n’a que brièvement le temps de défendre sa proposition d’hospitalisation auprès de ses collègues. Je ressens pour elle une sorte de frustration quand je me remémore la richesse de l’entretien avec Monsieur N. comparée à ce qu’il est possible d’en dire lors d’une réunion où les enjeux de gestion du flux des patients semblent plus importants que la prise en compte de leurs difficultés.
La matinée que je relate a surtout été l’occasion pour moi de relever des cas cliniques. Nous avons vu lors de la matinée trois patients dont la description est faite aux fragments cliniques 11, 12 et 13. Je renvoie à leur lecture attentive.
Une problématique traverse, me semble-t-il, les trois cas. Il s’agit de ce qu’on pourrait appeler des « demandes paradoxales ». Ce phénomène est assez courant aux urgences psychiatriques : j’ai en effet pu en rendre compte lors d’autres observations sous le thème des « demandes ambivalentes ». Dans beaucoup de cas, comme dans ceux d’aujourd’hui, les formulations des patients ne sont jamais ni univoques, ni d’une limpidité absolue quand il s’agit de décrire quelles demandes et désirs il y a derrière leurs recours. Les psychiatres ne sont pas toujours en mesure de déterminer avec clarté quels sont les désirs du patient, d’autant que les recours sont souvent involontaires ou au moins par procuration. De plus, la crise psychique, se référant souvent à un conflit psychique inconscient où défenses et refoulement sont à l’œuvre, n’est pas un contexte favorable à l’expression claire et sans ambigüité d’une demande. Le symptôme parle en effet à l’insu du sujet et c’est ce qu’essaient d’entendre les psychiatres dans les « demandes paradoxales » :
La psychiatre insiste sur l’explication que j’esquissais plus haut sur le conflit psychique pour m’éclairer sur ces demandes paradoxales. Pour elle, ces demandes sont bien la manifestation, dans le discours, d’un conflit psychique qui est à investir cliniquement parce que le conflit est précisément la marque de la vie psychique. La psychiatre me raconte alors qu’elle tient à ce propos une position particulière où elle préfère, dans le contexte de l’urgence qui y est adapté, faire reconnaître cette dimension de conflit psychique aux patients plutôt que d’être dans la posture trop bienveillante, maternante, d’une médecine qui laisserait le patient dans un rôle passif qui ne correspond pas à la logique de la clinique psychiatrique. Une position trop bienveillante favorise le refoulement alors que, d’une certaine manière, la crise l’a levé, mettant l’inconscient à ciel ouvert. En outre, toujours selon la psychiatre, il y a une autre position médicale qui laisse peu de place au sujet rencontré : c’est celle de « la médecine toute-puissante » et hyper-technicisée qui réduit le patient à son symptôme sans entendre la part psychique de sa souffrance.
Pour finir sur cette question des demandes paradoxales qui sont, en quelque sorte, le signe de l’émergence de la singularité sur la scène institutionnelle des urgences, je voudrais revenir sur une question déjà évoquée à l’occasion d’autres récits d’observations : la théâtralité dans l’urgence. En effet, les demandes paradoxales agissent comme des coups de théâtre puisqu’elles sont inattendues ou contraires à ce que laisse penser le patient dans un premier temps. Ceci montre bien que les patients, aux urgences, ne jouent pas le rôle attendu par l’institution.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
Le sentiment de frustration que j’éprouve lors de la « criée » durant laquelle les propos de la psychiatre ne sont pas reconnus, et même moqués, par ses collègues somaticiens, me semble à analyser. Je trouve en effet particulièrement injuste que ne soit pas reconnue la décision d’orientation proposée la psychiatre et qu’on ne fasse pas confiance à la logique et au raisonnement clinique qui a débouché sur cette décision. Au fondement de ce sentiment d’injustice et de frustration, il y a certainement la série des sarcasmes de la matinée et ma connaissance des tensions psychiatres/somaticiens qui produisent un effet de loupe sur ce dernier événement lors de la réunion de mutation des patients. Il me semble cependant qu’il est possible de dépasser ces deux explications en les plaçant dans le contexte de la « criée ». Dans ce genre de réunion, la frustration est peut-être le lot habituel tant l’objectif de rationalisation du flux des patients pèse sur les médecins et tend à masquer ce qui fait la spécificité de l’urgence , c’est-à-dire de recevoir des demandes qui excèdent toujours la rationalité de l’organisation de l’offre hospitalière . Si des patients recourent aux urgences, c’est précisément parce qu’ils ne peuvent entrer dans le circuit hospitalier directement tant la souffrance qu’ils présentent n’est pas encore « traduite » dans des parcours de soins ultra-spécialisés de l’hôpital moderne. De ce point de vue, les tensions entre psychiatres et somaticiens s’éclairent sous un jour nouveau car ce sont souvent les patients des psychiatres qui viennent rendre difficile la traduction évoquée plus haut car on ne sait jamais bien de quoi souffrent ces sujets qui demandent parfois seulement que soit établi et maintenu un lien thérapeutique, forme spécifique de reconnaissance sociale .
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Il est probable que je ne fasse pas une description rigoureuse du terrain (et donc que je construise un biais méthodologique) quand je décide, dans ma description des cas, de les synthétiser autour de la problématique commune des « demandes paradoxales ». Même plus, je pourrais commettre une grande erreur en généralisant des descriptions cliniques qui, par définition, se caractérisent par leur caractère singulier. Il me semble cependant que la notion de demande paradoxale rend compte, précisément, de l’émergence du fait psychique aux urgences, c’est-à-dire de la manière dont le désir se fraie un chemin dans un ordre de contraintes en y échouant partiellement. Ainsi, plutôt que d’écraser la réalité des cas cliniques sous l’illusion généralisante du concept, la notion me permet de mettre en perspective une donnée récurrente du terrain qui est celle de la tension permanente et problématique entre le singulier et le collectif dans l’urgence psychiatrique dont les patients sont porteurs à travers leurs demandes , souvent teintées d’ambivalences et de paradoxes.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Obs. n° | Date | Lieu | Durée de l’observation | Interlocuteur ou informateur principal | Titre / Thèmes |
21 | 02/10/2008 | UHCD | Matinée (8h-13h) | Psychiatre | Un médecin dans le désarroi La question du débordement |
Récit de l’observation :
C’est avec quelque émotion que j’arrive ce matin-là au service des urgences car je sais que c’est ma dernière observation. Il n’y a pas vraiment de raisons méthodologiques qui m’incitent à mettre fin à mon enquête de terrain à ce moment-là. En fait, je profite de n’avoir pas d’autres rendez-vous de travail avec les psychiatres après celui-là pour m’éclipser du pavillon N en ayant de toute façon l’idée d’y revenir un jour si j’en ressens le besoin. Mieux vaut s’arrêter d’enquêter sur une raison contingente comme celle-là plutôt que de rationnaliser a posteriori (et artificiellement) ce qui a constitué le terme du travail d’observation. En effet, comme je l’ai déjà évoqué dans les lignes de ce journal, il m’a semblé que ce terrain spécifique des urgences psychiatriques contiendra toujours une part d’insondable qui tient aux manifestations quotidiennes de la singularité des patients, irréductibles l’une à l’autre, et donc difficilement cloisonnables dans le monde du concept. Si je suis persuadé que les services d’urgence sont un espace saturé de signes, de discours et de paroles, donc hautement symbolique, il est aussi traversé sans cesse par ce que Lacan nommerait le réel, c’est-à-dire ce qui échappe proprement à la symbolisation. Or, la symbolisation du réel, ou même de la réalité, est au cœur de l’activité scientifique. C’est donc avec l’idée d’avoir attrapé un morceau de réalité que je ne saisirai jamais toute que j’achève cette enquête en ayant tout de même le sentiment d’avoir récolté des informations d’une grande richesse, ou au moins d’une richesse suffisamment grande pour la mobiliser dans un travail de thèse.
C’est donc avec cette émotion nostalgique associée à un sentiment de fierté d’un certain travail accompli que je pars à la rencontre la psychiatre que j’ai accompagné depuis le début de l’été. Les travaux ne sont pas terminés et l’accès aux espaces de soin est toujours aussi difficile. Les soignants semblent s’accoutumer à cet inconfort sauf au bruit des scies et des marteaux piqueurs…
Lors de cette matinée, nous allons rencontrer deux patients, Justine et Monsieur O. dont je fournis une description détaillée aux fragments cliniques 14 et 15. J’invite le lecteur à être attentif au cas de Justine dont je me propose de tirer plusieurs données plus bas.
Au-delà des cas cliniques, je souhaite évoquer ici un épisode intéressant de conversation avec un médecin somaticien. Ce moment a été remarquable pour moi dans la mesure où il a été un des seuls où j’ai pu échanger un peu longuement avec cette catégorie de soignant. Alors que les internes, les psychiatres, les infirmiers et les aides-soignants m’ont été accessibles sous des modalités différentes, j’ai eu beaucoup de difficulté, lors de mon enquête, à entrer en contact avec les urgentistes généralistes. Ce fut en tous cas seulement sous la modalité du conflit, ou dans le cadre de la tension somaticiens/psychiatres, que j’ai pu mener mon enquête auprès d’eux. D’où mon effort récurrent, dans l’analyse rétrospective des observations, pour me dégager de l’impression d’hostilité des somaticiens. Basile semble être un cas à part…
Alors que nous sommes dans un bureau de l’UHCD pour prendre contact avec la famille de Justine, nous sommes interpellés par Basile qui semble bien s’entendre avec la psychiatre. Basile travaille habituellement dans le service d’hospitalisation post-urgence du pavillon. Il est donc habitué à côtoyer des patients sur une durée plus longue qu’à l’accueil des urgences. Notamment, il a appris à mieux connaître la pathologie psychiatrique dont il n’est pas spécialiste. Il a en fait une attitude qui m’étonne par rapport à ses collègues somaticiens dans la mesure où il n’est pas dans une posture de dénigrement vis-à-vis de la psychiatrie ni de ses patients… Alors que j’évoque mon sujet de thèse, Basile commence à développer un discours intéressant dans lequel il dresse une sorte de bilan de ses années de pratique soignante aux urgences. Il soulève deux points : celui de la demande des patients et celui de la transformation de l’hôpital.
Sur le premier point, Basile, plutôt que de se plaindre, fait part d’un désarroi : les patients portent aujourd’hui des symptômes plus compliqués car ils sont multiples et inextricables les uns des autres. J’ai pu relever rapidement quelques-uns de ses propos que je retranscris le plus fidèlement possible ici : « Quand on écoute le patient, on a envie qu’il s’arrête de parler tellement on découvre comment son symptôme est intriqué à une série de souffrances qui dépassent la simple intervention de la médecine. On en apprend trop sur sa vie familiale et sociale autour desquelles le patient rationnalise son symptôme, alors qu’on aimerait qu’il nous livre une description de ses symptômes qui corresponde aux cas d’école. Tu grattes un peu et tu trouves 20 000 choses ! C’est impossible. ». Basile poursuit ses explications et souligne qu’il rencontre aujourd’hui beaucoup de « patients isolés » qui ne sont plus « étayés » par leur entourage dont le médecin de famille devrait faire partie. « Avant, raconte Basile, le médecin était porteur de l’histoire du patient, ce qui permettait de contextualiser le symptôme ». Il regrette qu’aujourd’hui les patients viennent aux urgences avec des demandes mal adaptées car elles exigent du médecin urgentiste qu’il connaisse l’histoire du patient pour répondre à sa détresse le plus correctement possible. En somme, pour Basile, les urgences viendraient combler un manque de la société, des trous dans le lien social et n’assumerait donc pas leur mission première de gestion de l’imprévu médical et de l’accueil des pathologies dites « graves ».
Sur l’autre point, Basile n’a plus le ton du désarroi ni du regret, mais plutôt celui de la critique engagée. Il évoque une contradiction qui oppose, d’un côté, la volonté de l’hôpital de rentabiliser ses actes cliniques en les faisant correspondre à des catégories cliniques comptables (c’est-à-dire mono-pathologiques) et, de l’autre côté, le constat d’une demande à dimensions multiples pour chaque patient. Le médecin est alors clivé entre ses missions imposées par l’hôpital et sa déontologie d’accueil de la souffrance sous toutes ses formes.
Basile souligne que, dans l’urgence, si le travail est correctement et efficacement divisé entre des intervenants de différentes spécialités médicales, il manque cependant un maillon à la prise en charge qui résiderait dans une activité de synthèse clinique (plutôt qu’à une juxtaposition des bilans cliniques tels qu’ils apparaissent dans le DMU). Car si le patient a pu exprimer dans le temps de la prise en charge aux urgences la complexité de son symptôme auprès des différents intervenants, il reste que s’il doit être hospitalisé, il le sera dans un service d’aval qui prend en charge une pathologie spécifique, unique.
Au nom de la performance budgétaire et administrative, les patients ne sont pris en charge que pour une partie de leur demande, ce qui les amène à entrer dans le syndrome dit de la « porte tournante » où ils reformulent toujours la même demande, toujours partiellement satisfaite car prise en compte et accueillie la plupart du temps de façon segmentée.
Analyse rétrospective de l’expérience subjective et des perturbations/déformations du terrain
1. Analyse de l’expérience subjective
J’ai essayé, directement dans mon récit, de faire un retour sur mon expérience subjective pour ce qui concerne mon sentiment général par rapport aux aspects insondables du pavillon N (je veux me protéger de l’obsession scientifique d’enfermer les patients dans des généralités – du type « profil », notion qui renvoie pour moi à une pratique statistique trop réductrice – pour respecter ce qu’ils manifestent de leur singularité dans l’institution).
J’ai aussi rendu compte de ma vigilance quant aux possibles jugements que je pouvais produire sur les médecins somaticiens que je ne veux pas critiquer en tant que catégories de soignants, mais à partir du comportement desquels je veux tirer des conclusions sur les logiques d’accueil différenciées aux urgences.
2. Analyse des perturbations et déformations de l’environnement et du terrain
Pour tirer des données à partir des propos de Basile, il convient de s’interroger sur la valeur de la parole de cet acteur du soin sur, à la fois, les transformations institutionnelles (les attentes de l’administration hospitalière) et sur la transformation des recours. Cependant, faut-il prendre ses commentaires au pied de la lettre ? Faut-il faire une généralité de ses propos pour en déduire des résultats sur les représentations des médecins somaticiens, sur la clinique de l’urgence et sur les logiques hospitalières ? Certainement pas car, comme je l’affirme dans ma description, Basile est « un cas à part » : il est rare qu’il travaille à l’accueil des urgences et il marque faiblement son identité de médecin somaticien par rapport à la psychiatre (il serait même plutôt dans le registre de l’identification que dans celui, plus habituel, du conflit ou, dit de façon plus neutre, de la distinction). Encore une fois, il faut faire l’effort de décaler le regard sur les propos de Basile et de considérer son énoncé en fonction de son énonciation. A travers le désarroi de Basile, on lit une modalisation de son discours qui laisse entrevoir à la fois ses attentes singulières et des attentes plus collectives issues du corps professionnel des médecins. Autrement dit, Basile ne dit pas une vérité objective sur l’urgence ; il dévoile plutôt une posture à la fois subjective (son identité de médecin « à part ») et collective (son identité de médecin en institution) sur l’urgence. En procédant alors à une sommaire790 analyse de discours (notamment de l’énonciation : personne, modalisation), on remarque que le discours de Basile est ambivalent. D’une part, il se distancie de ses collègues en ce qu’il considère les patients comme des êtres qui ont un corps mais sont aussi des sujets psychiques et sociaux puisqu’il soutient notamment la part du lien social et du rapport à l’autre dans toute pathologie (ou au moins dans sa prise en charge). D’autre part, il se rapproche de ses collègues, en ce que le désarroi qui modalise son énonciation rend compte d’une impossibilité de la médecine somatique d’urgence à faire avec les multiples et hétérogènes aspects de la personne. En somme, ce que dévoile in fine le discours de Basile, et à partir de quoi il est possible de construire une donnée, c’est l’importance, aux urgences, de la question du débordement . Que les médecins somaticiens reconnaissent ou non l’importance du psychique et du social dans l’explication et la prise en charge des pathologies, tous ont cependant affaire à ce qui « déborde » des sujets de l’urgence. La demande excède souvent (toujours) les possibilités de réponse institutionnelle. Ce constat est, notamment pour les somaticiens, un horizon d’impossibilité 791 de la clinique qui les plonge dans une souffrance professionnelle et personnelle dont rend bien compte Basile quand il évoque les attentes de l’hôpital d’un côté et les carences de la médecine de ville de l’autre. Ces facteurs entraînent la clinique de l’urgence dans des impasses et des insatisfactions autant pour les médecins que pour les patients .
Du coup, même si Basile est un « cas à part », il permet d’interpréter encore autrement la relation parfois tendue entre psychiatres et somaticiens. Dans la mesure où les psychiatres sont les médecins attitrés pour recevoir, précisément, l’excès et de le débordement des patients, ils acquièrent une compétence spécifique au sein de l’hôpital, qui n’est pas proprement médicale selon les critères de la médecine scientifique, mais qui permet de répondre, d’une manière alternative, à la détresse des patients. Les psychiatres démontrent que des résultats thérapeutiques peuvent être obtenus alors même qu’ils mettent en œuvre des manières soignantes (parole) en manque de légitimité dans les études et l’idéologie médicales contemporaines. Ce vacillement des certitudes médicales, propre aux urgences , peut expliquer des tensions entre des soignants qui le revendiquent et d’autre qui le refusent.
Données, issues de l’observation, exploitables dans la thèse
Justine est en effet un cas qui, à travers ses expériences diverses de l’hôpital (cancérologie et ici psychiatrie d’urgence), vient de nouveau mettre en relief deux visages possibles de l’hôpital contemporain. D’un côté, un hôpital tout-puissant qui exige la passivité du patient et qui est exprimé par la crainte de Justine de recevoir ses « doses » au service de cancérologie. C’est un hôpital dépersonnalisant, désubjectivant, hyper-technicien. De l’autre côté, un hôpital qui accueille et donne la parole , comme dans la prise en charge d’urgence en psychiatrie. La parole est proprement donnée au patient qui s’en saisit pour exprimer au médecin sa souffrance, formuler une demande. C’est ce qui s’observe dans la possibilité donnée à Justine de mettre en scène sa souffrance en « faisant la morte ». C’est aussi l’attention de la psychiatre à un lapsus des parents de la jeune fille qui informe sur la valeur de la parole aux urgences où un accident de langage est retenu comme porteur de signification.
Pour résumer, le cas de Justine vient donner du crédit à des hypothèses émises précédemment sur :
Hospitalisation à la Demande d’un Tiers : procédure d’hospitalisation sous contrainte prononcée par un psychiatre et une personne proche du patient, celui-ci n’étant plus en mesure d’avoir assez de discernement pour constater le danger qu’il présente pour lui-même et éventuellement pour les autres et pour consentir à des soins.
Nous consacrerons un récit d’observation à part entière pour cet épisode très riche d’enseignement qui s’est poursuivi de manière chaotique.
Cette notion de mise en voix est empruntée à Guillaume Le Blanc, nous faisons ici s’interpénétrer, dans une démarche d’intertextualité, récit d’observation et lecture théorique pour dégager des données.
Cette parenthèse est déjà interprétative et mériterait plutôt de figurer dans la thèse et pas dans ce journal car elle articule le cas de l’observation à des lectures et d’autres observations. D’un point de vue méthodologique, il s’agit là d’un exemple d’intertextualité propre à toute récit ethnographique, ainsi que l’indique Laplantine.
L’observation précédente a montré que des prescriptions pouvaient cependant avoir lieu, comme la contention, parfois associée à un traitement médicamenteux calmant (anxiolytique, antipsychotique comme le « Tercian » dont j’ai eu l’occasion d’entendre le nom).
Une observation sera consacrée à la description spatiale du service. Je rends compte ici de ce que j’ai découvert pas à pas. C’est en effet plus tard que j’ai pu être attentif à l’organisation spatiale, réelle et symbolique, du service.
Voir le tableau récapitulatif des patients rencontrés le 01/12/2006 à la colonne « orientation »
Voir annexes de la thèse
Au sens d’être insaisissable et d’insister pour être reconnue au-delà des catégories de la médecine scientifique.
Ce dispositif a remplacé un service d’accueil des urgences qui a fermé en 2003 et qui permettait pourtant d’accueillir 3000 passages par an et, notamment, des cas comme ce patient en crise, en attente de ce qu’une place d’hospitalisation se libère.
Le petit Robert indique que le seuil est dans un premier sens un commencement et, dans un autre sens, plus figuré, une limite, un « point critique » (la question de la crise n’est en effet pas étrangère à celle de l’urgence).
Psychiatres et psychologues travaillent avec la parole, ce qui les renvoie à l’expérience clinique de l’équivocité fondamentale de la langue, d’autant plus quand le patient est amené à décrire son symptôme, toujours de manière métaphorique (Lacan, Laplantine). D’où le rejet de l’univocité des items statistiques qui ne peuvent refléter leur pratique.
Bernard Lamizet indique en effet que l’identité, dans l’intersubjectivité, se construit dans la spécularité.
Voir à ce propos mon étude de corpus sur les représentations de la psychiatrie dans la PQR (voir annexes)
Je rappelle que « l’avis psychiatrique » arrive toujours en deuxième ligne, après l’examen somatique, à part pour les situations de réquisition d’un psychiatre par les autorités de police où il doit statuer sur un trouble à l’ordre public.
Il me semble que cette indétermination reflète bien le caractère singulier de la clinique psychiatrique où le soignant s’investit dans la relation thérapeutique comme un sujet libre .
Que s’est-il passé la nuit et l’après-midi de la veille qui puisse soudainement faire de mon arrivée une intrusion ? Sans chercher à le savoir, je fais l’expérience d’un point d’impartageable avec les psychiatres qui me ramène à ma position d’extériorité au terrain et me permet d’éviter, comme le dit Laplantine, « la tentation empirique de soumission docile au terrain ».
Il faudrait ici se reporter à ce que dit Freud sur la dénégation : la dénégation permet à des pensées inconscientes (désirs) d’accéder à la conscience sous leur forme niée. Il est remarquable, de ce point de vue, de noter que M.K a appelé son beau-frère, médecin, pour l’informer implicitement de son projet suicidaire. Cela montre bien une forme d’attente vis-à-vis de la médecine que le patient ne reconnaît pas.
Sur lequel je reviens plus bas, en suivant la trame méthodologique habituelle de mon journal.
Voir à ce propos le point suivant sur les perturbations où je rends compte de ma prise de recul progressive sur la pratique de la contention.
Elle renvoie certes à un objectif de sécurité mais elle se justifie aussi par des raisons cliniques, notamment chez les sujets psychotiques dont la structure psychique se caractérise notamment par un sentiment de morcellement du corps propre auquel il est possible de parer, dans certains cas, par une contention physique temporaire.
Voir le détail des résultats dans le corps de la thèse et en annexe.
Où, dans les deux cas, journalistes comme infirmiers dressent une échelle de légitimité des souffrances où certains patients de la psychiatrie n’apparaissent pas en bonne place voir analyse détaillée en annexe)
« Psy » sert ici à tronquer à la fois les mots psychologie et psychiatrie
Puisqu’il ne vaut pas dans l’absolu comme un signe avec un signifié univoque, mais bien pour le sujet qui, dans son lapsus, a fait jouer deux signifiants entre eux, de manière singulière.
Ce qu’elle aurait pu faire, étant donné le danger, présenté manifestement par le patient, de commettre des agressions sexuelles.
Les phases maniaques dans les psychoses sont souvent assez dangereuses pour les patients et leur entourage. Cela suffit souvent à justifier une hospitalisation sous contrainte. Voilà pourquoi je souligne le fait que la psychiatre n’a pas choisi la solution de facilité en investiguant plus avant sur les troubles psychiques et relationnels dans la famille.
Sommaire, nécessairement, du fait des conditions de prélèvement du discours sur le terrain qui me contraignent à la simple prise de note et à la retranscription de courtes séquences de paroles qui m’ont semblé, au vue de mon expérience générale du terrain, les plus intéressantes à relever.
Cf. dans les propos de Basile, ce segment : « C’est impossible » comme conclusion à ses explications.