Fragments cliniques

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°1
15 janvier 2007
Madame J. : un exemple de « résidu » institutionnel

Madame J. est une patiente lourdement handicapée du fait d’une maladie congénitale orpheline. Elle se déplace en fauteuil roulant dans le service d’urgence dont elle est une pensionnaire depuis sept mois. Elle a un lit attitré à N1, le service du pavillon N qui traite les hospitalisations d’urgence à caractère mixte, c’est-à-dire : somatique seulement ou somatique et/ou psychiatrique. Ce service accueille les patients de quelques jours à un peu plus d’une semaine avant qu’ils soient orientés vers un service de spécialité de l’hôpital ou qu’ils puissent rentrer chez eux après quelques soins qui nécessitaient de rester en milieu hospitalier. Ainsi, Madame J. présente un cas particulier qui, en quelque sorte, vient en contradiction avec la mission d’orientation rapide des services d’urgences.

En réalité, Madame J., même si elle présente un handicap grave et quelques troubles psychiques, n’est pas en période de crise et ne nécessite donc pas les moyens de l’accueil d’urgence. Il est cependant impossible pour les médecins et psychiatres qui la suivent de lui trouver une orientation, un parcours de soin. En effet, Mme J. essuie des refus d’hospitalisation et d’assistance de toute part : l’hôpital psychiatrique de son secteur de résidence refuse de l’hospitaliser au motif légitime qu’elle ne présente pas de trouble psychique majeur nécessitant des soins psychiatriques lourds tels qu’ils peuvent être dispensés en hôpital spécialisé ; sa tutrice, qui se montre quasiment inexistante auprès de Mme J., se contente de gérer l’argent de celle-ci ; Mme J. a « coupé les ponts » avec son assistante sociale et, d’après ses dires, son entourage amical, qui compte peu de personnes, « profite de ses faiblesses » en lui volant de l’argent et en « squattant son appartement » tandis qu’elle séjourne aux urgences. Une famille d’accueil serait bien en mesure de recevoir Mme J. mais les conditions de vie seraient inadaptées aux yeux des médecins. Elle pourrait aussi bénéficier d’une aide à domicile, mais la dotation du conseil général équivaut à une assistance de six heures, ce qui est encore une fois, au vu du handicap de cette patiente, insuffisant.

D’une certaine manière, cette femme se retrouve en « dépôt » aux urgences devant l’impossibilité d’être reçue par les institutions de ville hors de l’urgence hospitalière. Sans possibilité de construire un parcours de soin et d’assistance, elle est condamnée à errer dans l’espace du service d’urgence qui est, pour elle, contrairement aux autres patients, un espace clos, au lieu d’être un lieu de passage. A l’intérieur même du service d’urgence, elle est marginalisée par l’équipe soignante qui a visiblement des difficultés à mettre du sens sur sa présence prolongée et qui a, particulièrement, d’importantes difficultés relationnelles avec la patiente. En réunion clinique, Madame J. est tantôt raillée, méprisée (« c’est un boulet »), ou alors est l’objet d’un discours dépité : « Madame J., c’est Madame J » qui rend bien compte de l’impossible à trouver une place signifiante, dans la société et à l’hôpital, à cette patiente qui cumule des difficultés sociales et de santé.

Cette semaine-là, au bout de son septième mois de présence aux urgences, Madame J. trouvera une place dans une structure d’accueil spécialisée. Mais pour un mois seulement. L’équipe soignante ne prend pas la peine des adieux avec la patiente dont ils savent qu’elle sera bientôt de retour ici, pour une nouvelle hospitalisation, au « long cours ». La disparition temporaire de la patiente du service est exprimée comme un soulagement par une grande partie de l’équipe soignante qui ose formuler ce sentiment.

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°2
15 janvier 2007
17 janvier 2007
Madame B. : quand l’impasse psychique rencontre les contraintes du social

Mme B. est une femme d’une soixantaine d’années qui a été hospitalisée suite à une tentative de suicide par intoxication médicamenteuse volontaire en ingérant une boite d’anxiolytiques. Je la rencontre avec le psychiatre chef de clinique du service N1/N3. La patiente a été accueillie auparavant au service d’accueil des urgences dont le psychiatre a décidé d’une hospitalisation compte-tenu, notamment, de la menace de récidive du geste suicidaire de la patiente.

Alors que nous nous apprêtons à rencontrer la patiente, son fils arrive dans le service et demande, très inquiet, un entretien avec le psychiatre à propos de sa mère. Placé en retrait du psychiatre, je vais suivre cet entretien puis celui de la mère. Les deux entretiens se dérouleront dans une salle d’attente, exiguë et assez sombre, car les salles réservées aux entretiens cliniques sont toutes occupées.

La rencontre avec le fils de Mme B.

Il raconte que c’est lui qui a découvert sa mère après qu’elle eut ingéré les médicaments. Il exprime un sentiment ambivalent, à la fois d’inquiétude et de rancœur vis-à-vis de sa mère. Il traduit cela en se disant « abasourdi » de cette situation, mais « entre la marteau et l’enclume » dès lors qu’il s’agit de juger de l’acte suicidaire de Mme B. Cependant, malgré cette description des sentiments conflictuels qui l’assaillent et dont visiblement la confession le soulage, ce monsieur ne rend pas compte clairement du sens possible du geste de sa mère – ce qu’attend pourtant le psychiatre de cette rencontre en espérant, a minima, un descriptif sommaire de la situation familiale de Mme B.

En fait, le fils, laissant de côté l’approfondissement de la question des relations familiales, s’enquiert très vite auprès du psychiatre de renseignements que celui-ci nomme « une demande opératoire », concernant le diagnostic de sa mère : « Dites-moi, ce qu’elle a, c’est une dépression ? », ou s’interrogeant sur une manière de construire la relation à sa mère dans une vision assez fantasmée de la clinique psychiatrique qui pourrait prescrire des comportements ou détenir un savoir normatif sur le pouvoir des mots : « Ai-je le droit de lui dire que je lui en veux ? Y a-t-il des choses à taire absolument ? J’ai besoin de conseils pragmatiques ». Face à cette demande renvoyant à un imaginaire de la fonction du psychiatre comme expert des relations humaines, celui-ci clôt l’entretien en laissant le fils de la patiente sans véritable réponse.

La rencontre avec Madame B.

Quand nous rencontrons la patiente, elle donne l’impression d’une femme en grande souffrance. Elle présente des difficultés à se déplacer et s’appuie sur le psychiatre pour faire le chemin entre sa chambre et le lieu d’entretien où nous venons de rencontrer son fils.

En pleurant beaucoup, Mme B. commence par parler de son geste suicidaire qu’elle dit assumer totalement, d’autant qu’il était prémédité. Elle affirme d’ailleurs avoir éprouvé un grand soulagement après la prise de la boîte de médicaments. Elle indique au psychiatre qu’elle a un comportement suicidaire – « comme [sa] mère », dit-elle – et des idées de mort depuis longtemps : elle date l’apparition de ces idées depuis que son mari est à la retraite. D’ailleurs, à la suite de cette tentative de suicide, elle dit qu’elle a toujours des idées de mort et qu’elle recommencera certainement, à cause, précisément de son mari qu’elle ne supporte plus.

Celui-ci lui ferait vivre l’enfer, elle lui reproche, pêle-mêle, beaucoup de choses : fouiller et mettre de l’ordre en permanence dans ses affaires, voler de l’argent, l’avoir trompée en étant plus jeune. A ce propos, et sur un ton quelque peu désinhibé, elle confie au psychiatre que durant sa jeunesse elle était une fille très désirable, ce qui a dû poser problème à son mari. Elle ajoute qu’aujourd’hui il serait encore dans une sorte de complexe d’infériorité dans la mesure où il n’arrive plus à la satisfaire sur le plan sexuel !

Pour expliquer le caractère de son mari, elle souligne le fait qu’il était militaire de carrière : « il aime diriger ». Elle a l’impression de ne pas avoir de vie privée, d’intimité, elle se sent persécutée, surveillée en permanence.

Elle relate alors sa jeunesse avec son mari. Ils ont commencé par vivre chez la tante de cet homme qui, orphelin très tôt, a été élevé par cette tante. Cette vie a été très insupportable pour la patiente. Elle dit qu’elle s’est vue soulagée le jour où ils ont pris un meublé ensemble.

De manière chronologique, elle témoigne de quatre épisodes de fausses couches, puis la conception et la naissance de leur fils qu’on a rencontré avant. Au départ, celui-ci n’était pas désiré par le père avant d’en devenir le fils chéri. Mme B. dit avoir « tout donné » à son fils, mais celui-ci, selon elle, ne le lui rend pas.

Pour achever le tableau du mari, elle l’accuse enfin de l’avoir criblée de dettes.

Ainsi, Mme B. cherche à expliquer son geste et à lui donner du sens en invoquant des conditions de vie familiale insupportables. Sans juger ses propos devant elle, le psychiatre me confiera l’intuition d’un diagnostic de névrose hystérique grave qui s’articule, peut-être, à des conditions de vie en effet difficiles, mais aussi certainement fantasmées.

Prenant appui sur le tableau qu’elle vient de dresser, Mme B. formule une demande étonnante puisque, en quelque sorte, elle va instrumentaliser le psychiatre, en brandissant son désir de mort, afin d’obtenir une aide sociale pour trouver un appartement qui lui permette de se détacher de l’homme avec qui elle vit. Elle est prête recommencer son geste si elle ne trouve pas une solution immédiate pour fuir le domicile conjugal :

Mme B . : « Je ne veux plus vivre avec mon mari, sinon je vais recommencer et cette fois je vais pas me rater. Il faut absolument que vous me trouviez une solution, j’ai besoin de votre aide pour trouver un petit appartement, même une seule pièce. Je préfère avoir une pièce à moi, même si je mange ma patate à l’eau toute seule. Mais je n’ai aucun argent, vous croyez que je peux avoir le RMI ?

Le psychiatre . – Vous avez pris des médicaments car vous ne trouviez pas d’autres solutions ?

Mme B . – Non, je ne peux plus supporter de vivre avec lui. Si je retourne chez moi, je refais la même chose, avec des médicaments ou autre chose. »

Le psychiatre prend alors la décision d’orienter Mme B. vers le service N2 qui accueille des patients du service d’urgence relevant exclusivement d’une prise en charge psychiatrique. Il envisage un « traitement psychotrope de fond » pour les signes dépressifs et le désir de mort assumé, puis une orientation vers une clinique psychiatrique. Le psychiatre évoque à propos de Mme B. une « problématique psychosociale » dans la mesure où la solution qu’elle envisage, quitter son mari, suppose à la fois un coût psychique et social important (Mme B. est sans ressource, n’ayant quasiment pas travaillé de sa vie, ce qui rend quasiment impossible la solution psychique qu’elle se trouve (déménager) pour s’extraire de sa souffrance en la laissant alors dans une impasse psychique : je veux partir mais je me trouve une solution impossible pour le faire).

Deux jours plus tard, le 17 janvier, j’ai des nouvelles de Mme B…

Après avoir séjourné comme prévu une nuit à N2, Mme B. est mutée vers une clinique psychiatrique de la proche banlieue de Lyon. Son entrée est refusée par le psychiatre responsable qui estime que cette dame est dans une détresse sociale avec des revendications très utilitaires : elle persiste auprès de cette autre institution de soin en menaçant de renouveler son geste suicidaire si on ne lui permet pas de repartir avec des conditions matérielles qui lui conviennent : un appartement pour elle seule, une procédure pour quitter un mari visiblement persécuteur pour elle.

L’équipe de psychiatrie de N1/N3 est en désaccord avec le psychiatre de la clinique et se résout à la faire orienter de nouveau vers N Accueil où elle avait été accueillie moins d’une semaine plus tôt suite à sa tentative de suicide. Un psychiatre du service d’accueil qui la rencontre à nouveau estime qu’il y a un risque suicidaire important indiquant une hospitalisation de la patiente… Mme B. trouvera-t-elle une institution autre que l’urgence hospitalière capable d’entendre et de prendre en charge l’articulation psycho-sociale de sa souffrance ?

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°3
19 février 2007
Monsieur D. : entre prison et hôpital, quel lieu pour exister ?

Monsieur D est un patient bien connu du pavillon N. En effet, la psychiatre avec qui je le rencontre assure que c’est au moins la troisième fois qu’elle est amenée à le prendre en charge au service d’accueil des urgences.

M. D., comme les fois précédentes, est menotté et escorté par la police qui demande, selon la procédure de réquisition à personne, à un psychiatre d’indiquer si le patient présente un danger pour lui-même ou pour les autres et s’il souffre de troubles psychiques nécessitant une prise en charge médicale. Ce qui amène précisément les policiers à recourir aujourd’hui aux urgences psychiatriques, c’est que M.D. vient d’être l’auteur de fait de violences sur des passagers des transports en commun et qu’il tient un discours bizarre.

L’observation du dossier de M.D révèle en effet que celui-ci est un habitué du service d’urgence psychiatrique mais aussi de l’hôpital psychiatrique où il est régulièrement hospitalisé pour des crises dues à ses troubles schizophréniques. Ce que montre aussi le dossier, c’est que M.D n’a pas de lieu de résidence personnelle puisque son adresse est à la prison Saint Paul à Lyon.

La psychiatre va mener un court entretien avec ce patient dont le diagnostic n’est plus à faire, d’autant qu’elle le connaît bien. Lui ne la reconnaît pas, mais elle arrive maintenant à dresser un portrait de l’homme qu’elle estime pervers au sens où son comportement l’amène à pervertir la place que lui accorde les institutions qui le prennent en charge. En effet, selon la psychiatre, ce patient est « authentiquement malade et authentiquement délinquant ». C’est ainsi que confronté à la psychiatrie, il vit sous le mode de la délinquance (vol de médicaments) et, en prison, il présente trop de troubles psychiques à tel point qu’il inquiète ses codétenus en rendant la détention impossible.

La résultante de cela, c’est que M.D n’a pas d’existence dans un lieu propre car il est sans cesse balloté, rejeté, entre les différentes institutions où il s’avère toujours inclassable, inadapté.

C’est ainsi qu’à la question posée par la psychiatre en début d’entretien : « Vous savez pourquoi vous êtes ici ? », celui-ci répond : « C’est pour retrouver mon Vinatier 792 ». Ensuite l’entretien avec M.D. devient très difficile car celui-ci tiendra des propos très confus et délirants, notamment sur les membres de sa famille sur lesquels il ne parviendra pas à produire un discours cohérent.

M.D., en pleine crise psychotique, nécessite d’être hospitalisé. Après la récolte de quelques informations auprès du service du Vinatier qui suit M.D., on apprend que celui-ci est en fait en fugue d’une hospitalisation d’office (qui avait fait suite à un trouble à l’ordre public mettant en danger des personnes).

M.D., désirant et exprimant « retrouver son Vinatier » aura donc adressé une demande au service d’urgence qu’il fallait prendre au pied de la lettre même si, en effet, il ne se trouvait pas initialement dans le service pour cette raison précise dans la mesure où une autre demande était formulée, à sa place, par les forces de l’ordre.

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°4
20 février 2007
Madame S : l’identification d’une demande ambivalente

Mme S. est une jeune femme qui arrive dans le service d’urgence suite à une tentative de suicide pas intoxication médicamenteuse volontaire. Nous la rencontrons suite à son hospitalisation dans l’unité d’hospitalisation de courte durée, ce qui signifie qu’elle a déjà été accueillie par un psychiatre qui a décidé d’une hospitalisation. Ce deuxième entretien de psychiatrie à lieu juste avant son petit déjeuner.

Ayant manifesté beaucoup d’agitation durant la nuit, nous découvrons Mme S. contenue à son lit. Elle se montre en effet très agitée quand nous arrivons.

L’entretien est à peine engagé qu’elle formule une première demande : elle souhaite être détachée pour aller fumer une cigarette. Elle affirme avoir vraiment besoin de fumer pour se calmer et commencer l’entretien.

Quand on l’interroge sur la raison de sa présence aux urgences, Mme S. est très logorrhéique et confuse quant à l’explication de son acte suicidaire : elle dit ne se souvenir de rien de ce qui s’est passé.

Mme S. commence alors à raconter sa vie en mettant en relief plusieurs éléments disparates de son existence, en passant du coq à l’âne, même si elle construit une sorte de récit où alternent expériences familiales et institutionnelles. Elle indique en effet qu’elle a fait un séjour en prison et à l’hôpital psychiatrique. Elle dit être suivie régulièrement par une psychiatre d’un hôpital psychiatrique lyonnais. Elle semble faire partie de ce que le psychiatre nomme une « famille pathologique » : elle se dit persécutée par sa sœur qui serait, pour une série de causes obscures, à l’origine de son geste suicidaire. Elle dit en revanche aimer sa mère qui, selon les informations récupérées par le psychiatre, semble pourtant relativement absente : en effet, tandis que sa fille est à l’hôpital, celle-là fait des courses et n’a pas souhaité se rendre disponible pour répondre au psychiatre.

Un contact par téléphone est obtenu avec la sœur « persécutrice » de Mme S. Elle aimerait la faire hospitaliser sans son consentement mais en refusant cependant de signer une procédure d’hospitalisation à la demande d’un tiers. Nous recueillons en effet un discours très ambivalent de la part de la famille dont la sœur se fait le porte-parole. La sœur raconte que Mme S. va de plus en plus mal depuis dix jours : insomnies, agitations, agressions verbales, délires. L’entourage de la patiente serait dans un état d’épuisement face au comportement de Mme S. qui est décrite alors comme une grande malade mentale. La famille semble chercher une solution d’apaisement à travers une hospitalisation contrainte sans pour autant vouloir assumer de partager la responsabilité de l’hospitalisation avec le psychiatre.

Les premières observations du psychiatre lui permettent de dire que Mme S. est une psychotique chronique ; elle ne lui semble pas pour autant en crise, d’autant qu’elle a des antécédents suicidaires plus graves, ce qui amène à discuter la décision d’hospitalisation voulue par la sœur, d’autant que la demande est ambivalente et semble vouloir instrumentaliser le pouvoir des psychiatres d’hospitaliser sans consentement.

Un contact est alors pris par téléphone avec la psychiatre référente de Mme S. qui la suit en ambulatoire depuis longtemps. Celle-ci dément le propos de la famille : elle a vu Mme S. la semaine précédente et « elle allait plutôt bien ». Selon cette psychiatre, il ne convient donc pas de l’hospitaliser, d’autant que Mme S. suit plutôt bien ses soins en ambulatoires auxquels elle commence à « adhérer positivement », en acquérant une certaine autonomie de vie. Une décision d’hospitalisation serait néfaste et n’aurait pour but que de soulager la famille de Mme S. en suspendant le processus de stabilisation et d’autonomie dans lequel semble s’engager la patiente après un long travail de prise en charge psychiatrique hors de l’institution.

Il est donc décidé que Mme S. se rendra le lendemain à sa consultation hebdomadaire auprès de la psychiatre référente. Il s’agit de ne pas faire du geste suicidaire un événement qui annulerait un processus de réhabilitation sociale et de stabilisation psychique de la patiente. Une hospitalisation sous contrainte viendrait de plus alimenter le sentiment de persécution de la patiente, déjà très présent dans son discours.

Le psychiatre décide de détacher Mme S. et de la laisser sortir après qu’elle aura eu son traitement médicamenteux habituel et pris son petit déjeuner. Nous revoyons tout de suite la patiente pour lui expliquer cela, ce qui provoque chez elle un retour au calme instantané. Elle exprime sa volonté de poursuivre sa relation avec sa psychiatre référente à qui elle assure porter une grande estime.

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°5
19 mars 2007
Monsieur K. : une mise en scène singulière de l’abandon comme appui d’une demande de reconnaissance sociale.

M.K. est un homme d’une cinquantaine d’année qui a été amené par la police au pavillon N dans un contexte d’urgence médico-légale. Il a en effet été retrouvé au petit matin alcoolisé, seul dans sa voiture à l’arrêt sur une place d’une ville de la banlieue lyonnaise. C’est le compagnon de sa sœur, « ancien médecin » comme le qualifie M.K., qui a prévenu la police en sentant que M.K. présentait une menace suicidaire suite à un appel de sa part. M.K. avait en effet le projet de mettre fin à ses jours par arme à feu. On a d’ailleurs retrouvé une carabine accompagnée de deux lettres dans le coffre de son véhicule. Une lettre était destinée à son meilleur ami, l’autre donnait des numéros de téléphone de personnes à prévenir de sa future mort. Le patient a donc mis en scène l’éventualité de sa mort, mais dans une sorte d’ambivalence puisqu’il a implicitement fait état de son projet à son beau-frère et avait pris soin de garder la carabine loin de lui, dans le coffre, ce qui, en quelque sorte, mettait le geste suicidaire en scène, mais à distance.

Cette ambivalence va se retrouver dans les échanges successifs que nous aurons avec M.K. lors de la matinée. En effet, il refuse à la fois une hospitalisation, en estimant que « ça ne résoudra rien », mais il ne montre aucune résistance, après chaque échange, à retourner sur son lit d’hôpital pour s’y allonger avec soulagement.

Au cours de ces échanges, M.K. tente de verbaliser son mal-être. Il le rationnalise par des causes extérieures, le place, d’une certaine manière, hors de lui, en invoquant d’abord le fait qu’il croule sous les dettes. Il compare une époque faste et heureuse de sa vie à sa situation présente insoluble et insatisfaisante. Il raconte avoir gagné beaucoup d’argent pendant quinze ans grâce à son entreprise qui installait des jeux d’argent dans des débits de boissons. Il confie avoir flambé tout cet argent. C’est alors, ruiné, deux ans plus tôt, qu’il est devenu agent de sécurité dans une entreprise de télécommunications. Depuis quelque temps, il ne trouve plus les ressources psychiques pour aller travailler, ce qui lui renvoie une image dégradée de lui-même : il exprime alors une perte de reconnaissance sociale et un sentiment de perte d’estime de lui-même.

En même temps qu’il indique avoir beaucoup de contacts sociaux, il tient un discours d’homme abandonné. Il se dit célibataire, sans enfant, sans famille à part une sœur sur qui il compte beaucoup pour sa « guérison » et ce « meilleur ami » à qui il a laissé une lettre d’adieux. M.K. indique que s’il avait réussi son entreprise de mort, la lettre qu’il a laissée indiquait sa volonté d’être enterré auprès de son chien, ce qui renforce la mise en scène de sa souffrance d’homme esseulé.

Alors qu’il semble être dans une demande implicite en exprimant sa solitude, M.K. refuse pourtant tout soin : il ne fait pas confiance à l’institution hospitalière ni à la médecine (ce qui pose question, d’ailleurs, si l’on considère son besoin immédiat, au début de l’entretien, de préciser le statut de médecin de son beau-frère). « C’est pas le soin psychiatrique qui résoudra mes problèmes », affirme-t-il, et « ça sert à rien d’appeler mon médecin traitant, il ne peut rien faire pour moi ». Il fait seulement confiance à sa sœur pour l’aider, « parce que c’est ma sœur ». La psychiatre indique à M.K. qu’elle est dans le devoir de lui apporter un soin et négocie une hospitalisation libre. Il la refuse. La psychiatre le raccompagne dans sa chambre, pour « le laisser penser » dans la mesure où M.K. présente une position un peu ambivalente quant au soin.

Une hospitalisation sous contrainte est alors envisagée avec l’aide de la sœur qui semble constituer un appui thérapeutique selon les dires du patient. Mais celle-ci a une représentation très négative et imaginaire de la psychiatrie et de l’hôpital psychiatrique : elle refuse donc la procédure d’hospitalisation à la demande d’un tiers, mais accepte de venir chercher son frère. Selon la psychiatre, cela aura au moins le mérite de mettre en scène l’importance et la gravité de l’acte pour M.K. La voie de l’HDT ne sera pas poursuivie non plus dans la mesure où c’est la première crise suicidaire de M.K.

M.K. sortira donc contre avis médical mais après avoir déposé un morceau de son histoire aux urgences et après s’être approprié, d’une manière qui lui est singulière, le soin psychiatrique, c’est-à-dire une manière particulière de demander la reconnaissance d’une parole singulière dans le champ médical.

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°6
19 mars 2007
Madame F. : un recours répétitif et banalisé aux urgences.

Madame F. est bien connue du pavillon N : c’est son douzième passage depuis 2004. Elle fait des tentatives de suicide à répétition et nous la trouvons allongée sur un brancard dans le couloir, avec une perfusion, toujours pour la même raison : elle a pris des médicaments en grande quantité pour tenter de se suicider.

Elle est accompagnée, à son « chevet », de son compagnon et d’une amie à elle qui ne semblent pas s’affoler de la situation.

La lecture du dossier de Mme F. révèle que cette patiente est psychotique chronique (maniaco-dépressive) et connaît des crises à répétition liées à sa pathologie et pour lesquelles elle est régulièrement hospitalisée dans l’hôpital psychiatrique de son secteur. Elle est par ailleurs suivie de manière régulière par le Centre Médico Psychologique de son quartier, en lien avec l’hôpital psychiatrique. Mme F. raconte d’ailleurs qu’elle est sortie, sur décharge, de l’hôpital psychiatrique où elle séjournait quelques jours auparavant. En effet, explique-t-elle, elle ne parvenait plus à dormir là-bas. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a pris, dit-elle, les cachets, non pas dans un but suicidaire, mais « juste pour dormir ». La psychiatre tente alors d’expliquer à la patiente la nécessité d’allier la médication à un suivi psychothérapique au long cours qui donnerait plus de sens à ses symptômes : « Si vous ne dormez pas, c’est sûrement que cela a un sens ». Cela éviterait, explique toujours la psychiatre, la répétition des crises et, corrélativement, un recours répétitif aux urgences.

Un contact par téléphone sera pris avec le psychiatre référent de Mme F. pour un rendez-vous rapide en CMP – ce qui est rare, vu l’état d’engorgement chronique de ces structures d’accueil – le surlendemain. Cela a permis d’envisager une sortie simple, sans hospitalisation grâce, aussi, à l’appui du compagnon de Mme F. qui promet, par procuration, de se charger de la surveillance de sa compagne en cachant et distribuant avec parcimonie les médicaments dont Mme F. a besoin…

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°7
26 mars 2007
Monsieur P. : quelles limites pour l’accueil du discours du fou ?

Monsieur P. est un homme de 34 ans, comptable, qui est amené au service d’urgence par son patron qui trouve que M.P. tient des propos bizarres et montre quelque agitation depuis son retour, le jour même, d’un arrêt maladie.

Quand nous rencontrons M.P., nous nous apercevons vite qu’il tient des propos en effet délirants : il nous raconte notamment sa grande angoisse concernant l’élection présidentielle qui se rapproche et pour laquelle il a la certitude, associée à une grande responsabilité, que son bulletin de vote fera basculer le scrutin. De plus, il confie qu’il a une mission d’amour à accomplir, liée de façon assez obscure au contexte politique, notamment pour son entourage proche, ce qui lui donne beaucoup de travail et le surmène. Cette activité le fatigue beaucoup et il dit avoir l’intention de prendre des vacances pour se reposer. Il engagera d’ailleurs, précise-t-il, « une femme de ménage » qu’il paiera « en chèque emploi-service » pour son ménage qu’il n’a plus le temps de faire. Il passe du coq-à-l’âne dans son récit et il raconte alors qu’il se fait insulter depuis toujours, notamment dans le métro, qui est un endroit où il se sent particulièrement exclu et isolé.

La psychiatre conseille à M.P. de réaliser sa période de repos en milieu hospitalier, ce que le patient accepte dans un premier temps, si l’hospitalisation est libre. Il semble que M.P. connaît bien les conditions d’hospitalisation en milieu psychiatrique, ce que nous révélera son dossier médical, indiquant qu’il est suivi par un psychiatre d’un hôpital psychiatrique lyonnais pour une psychose. Contacté par téléphone, le psychiatre référent de M.P. confirme l’indication d’hospitalisation au vu de la situation de « décompensation » (c’est-à-dire de crise psychique intense) du patient.

De retour au box du patient, celui-ci nous apprend qu’il refuse maintenant l’hospitalisation. M.P. est alors très agité, violent et insultant. Alors qu’il met en danger le service d’urgence, il est décidé de procéder à la contention du patient qui se fait dans des conditions précipitées et chaotiques. Le patient, violent et délirant, invoque l’injustice de la contrainte physique et du non-respect de sa décision qui n’est pas concordante avec l’avis médical.

M.P. sera finalement hospitalisé en psychiatrie sous contrainte (HDT) avec l’aide de la mère de celui-ci qui signera, conjointement avec la psychiatre, la procédure d’hospitalisation sous contrainte en urgence.

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°8
26 mars 2007
Madame Z. : les urgences, une prise en charge intermédiaire entre ville et hôpital

Madame Z. est une jeune femme de 26 ans qui a recours au service d’urgence suite à une tentative de suicide par intoxication médicamenteuse volontaire. Elle a été retrouvée inconsciente par son compagnon qui, avec l’aide de la cousine de Mme Z., a appelé les pompiers.

Mme Z. a déjà eu recours au service d’urgence pour un motif similaire en février de l’année précédente. Elle avait alors été orientée vers le service d’accueil des urgences psychiatriques de l’hôpital psychiatrique du Vinatier avant d’être à nouveau réorientée vers une prise en charge longue, de cinq semaines, vers une clinique psychiatrique. La patiente dit garder un bon souvenir de son séjour en clinique mais elle refuse maintenant une hospitalisation de courte durée dans le service de psychiatrie du pavillon d’accueil des urgences car elle est en charge de deux enfants en bas-âge. Elle est en effet seule avec eux, sans emploi.

L’allusion aux enfants pour refuser l’hospitalisation permet à Mme Z. de relater un peu de son histoire de vie que la psychiatre accueille en l’écoutant. Elle raconte qu’elle est malheureuse depuis la naissance de son deuxième enfant. Elle date, depuis cette naissance, une dégradation de ses relations avec son compagnon : elle voudrait se séparer de lui, mais celui-ci refuse. Elle est même battue par son mari, qu’elle nomme le « père de mes enfants », mais elle refuse de porter plainte. Le récit de cette situation l’emmène alors vers le récit de sa propre enfance où elle affirme avoir été battue par sa mère. Ses parents ne s’entendaient pas et « ont détruit [sa] vie car ils étaient violents entre eux ». La psychiatre essaie de faire entendre à la patiente les échos entre sa vie présente et sa vie passée.

Pour continuer à justifier son refus d’hospitalisation, elle raconte que, suite à sa première hospitalisation, elle a connu des difficultés dans son orientation en ambulatoire (c’est-à-dire dans son parcours de soin hors de l’institution hospitalière). Elle dit en effet ne pas réussir à trouver le psychiatre ou le psychologue qui lui « convient ». Elle témoigne cependant de beaucoup de confiance en son médecin traitant et dans la psychiatre qu’elle rencontre ce jour à l’accueil d’urgence.

Devant son refus d’hospitalisation, la psychiatre convient avec Mme Z. d’une autre solution : elle lui propose un rendez-vous dans ce lieu intermédiaire des urgences, entre ville et hôpital, pour rencontrer une psychologue qui y fait des consultations. La patiente se dit satisfaite de cette orientation, elle viendra au rendez-vous.

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°9
1er juillet 2008
Monsieur L. : un attachement ambivalent au soin et le statut de la parole aux urgences à partir de la valeur d’un lapsus.

Monsieur. L. est un jeune homme de 27 ans arrivé à 2 heures du matin au pavillon N, accompagné par son beau-frère. Monsieur. L. a tenté de se couper les veines du bras avec un couteau. Il arrive au service des urgences fortement alcoolisé, avec des maux de ventre et des vomissements.

Il a été vu une heure après son arrivé par un médecin urgentiste pour ses problèmes somatiques. Nous le voyons à 9h30, c’est-à-dire plus de 7 heures après son recours, pour l’entretien de psychiatrie. Nous le rencontrons dans un box sur un brancard ; on lui a posé une perfusion.

L’entretien se fera au chevet du jeune homme, lui couché, la psychiatre assise de façon à ce que les visages soient à la même hauteur. Je suis assis derrière la psychiatre et je suis désigné par elle comme son « stagiaire ».

Ce n’est pas le premier passage de Monsieur. L. au service des urgences. Il y a déjà été hospitalisé il y a un an dans le même contexte de rupture amoureuse. Il montrait alors des signes dépressifs et d’angoisse (crise d’angoisse qui l’avait décidé à venir spontanément) mais n’était pas passé à l’acte, même si l’on avait remarqué des marques de scarification sur son corps. Il explique qu’il se sent complètement dépressif suite au divorce d’avec sa femme qui vient juste d’être prononcé. Il est resté enfermé chez lui depuis une semaine, dit-il, et il est tellement mal qu’il ne s’alimente plus depuis quatre jours.

Monsieur. L. indique qu’il s’alcoolise très facilement quand il se sent angoissé, ce qu’il a fait la veille. Il raconte que l’alcool lui sert à « diluer ses soucis », mais le son de sa voix est si peu audible et il articule si mal le mot que nous entendons, la psychiatre et moi-même, le signifiant « suicide », à la place de souci. A partir de ce lapsus, la psychiatre explique que M. L. utilise l’alcool pour se désinhiber vis-à-vis de son désir de mort duquel il s’est approché la veille en passant à l’acte, ce qui indique la nécessité d’une hospitalisation.

Le patient est très laconique, il s’exprime peu spontanément, ce qui pousse la psychiatre à lui poser des questions assez directes pour évaluer la nécessité de lui proposer une hospitalisation. M. L., en plus de s’exprimer en peu de mots, parle bas, ce qui pousse la psychiatre à se rapprocher pour mieux l’entendre. Selon son interprétation qu’elle me confiera plus tard, Monsieur L. exprime là de manière implicite un désir de lien. Dans la recherche de l’attention du médecin, il montre que quelque chose de l’expérience du soin psychique a fonctionné lors de son dernier passage dans le service d’urgence où il avait été hospitalisé un moment.

Quand on questionne M. L. sur ses parents, il répond de façon évasive en indiquant qu’il peut compter sur son beau-frère. En fait, ce patient est assez ambivalent car il désigne clairement une situation d’abandon (le divorce d’avec sa femme, le fait qu’il reste cloîtré chez lui, qu’il ne mange plus), il donne très peu d’informations sur ses liens familiaux (il n’a rien à dire sur ses parents, sur le fait qu’ils ne soient pas là, par exemple) mais il indique en revanche qu’il a du travail de temps en temps, ce qui signifie qu’il répond à des formes de sollicitations de la part de l’environnement social.

Pour corroborer ces hypothèses, on voit que le patient rejoue une position ambivalente, à la fois de demande de lien et d’isolement quand nous retournons le voir pour lui confirmer, après qu’il l’a acceptée lors de la première rencontre, son hospitalisation à N2. Alors qu’il a investi avec confiance l’entretien précédent et accepté son hospitalisation, il fait l’étonné quand on lui confirme son hospitalisation, comme s’il ne la désirait plus ou comme s’il voulait nous montrer que, pour lui, la parole donnée à son égard n’était souvent pas accomplie.

Monsieur L. montre d’autres signes qui témoignent de son attachement ambivalent au soin. Alors qu’il parle peu en restant très laconique sur son état, évoquant dans des termes très généraux son impression de « refaire une dépression » et de ne pas supporter le divorce et l’infidélité de sa femme, il montre pourtant ostensiblement les marques de ses blessures antérieures qui ont été à l’origine du premier contact avec le service des urgences (cicatrices d’entailles sur le bras). Par ailleurs, il se rappelle du nom du psychiatre qui s’était occupé de lui lors de sa première hospitalisation…

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°10
8 juillet 2008
Monsieur C : une hospitalisation difficile mais négociée

Monsieur C., un jeune homme de 22 ans, a été amené au pavillon N par les pompiers suite à une agression sur son père. A travers cet épisode violent, M.C. a franchi, pour sa famille, le seuil de l’insupportable qui a justifié, pour eux, le recours aux urgences. En effet, les parents du patient s’inquiètent depuis plusieurs jours du comportement leur fils qui montre de grandes désinhibitions sur plusieurs plans : il fait de grandes dépenses d’argent au-delà de ses moyens et, selon sa famille, il a un comportement dangereux avec les femmes qui font craindre, si toutefois M.C. n’est pas déjà passé à l’acte, une possibilité d’agression sexuelle.

M.C. est arrivé dans le service au début de la nuit en état de grande agitation. D’après la trace laissée sur le dossier médical d’urgence, le psychiatre de garde qui l’a rencontré a vite conclu à un état maniaque : M.C. a donc été contenu et on lui a donné un traitement neuroleptique pour calmer son agressivité et les symptômes maniaques. Au cours du premier entretien mené avec le patient dans la nuit, celui-ci a refusé de se faire hospitaliser. La famille, consultée ensuite, a montré le même refus arguant d’un passage traumatisant et d’un mauvais accueil de leur enfant en hôpital psychiatrique quelques années plus tôt. Ce contexte difficile a poussé le psychiatre de garde à renvoyer au matin la négociation de l’hospitalisation, quand l’agitation serait retombée et que chacun aurait pu reprendre calme et distance vis-à-vis des événements de la nuit.

Le problème, auquel la psychiatre avec qui je travaille ce matin-là est confrontée, est donc complexe. En effet, M.C. présente des signes clairs d’agitation maniaque qui nécessitent une hospitalisation en psychiatrie, mais le patient refuse. Il faudrait donc envisager une hospitalisation sous contrainte à la demande d’un tiers. Ce tiers devrait logiquement être la famille qui a recouru aux urgences. Cependant, les parents s’opposent eux aussi à une hospitalisation. La seule solution restante, sur le plan administratif, pour garantir une prise en charge à M.C., serait une hospitalisation d’office, prononcée par le préfet, mais qui correspond mal à la situation du patient qui, pour le moment, n’a pas porté gravement atteinte à l’ordre public. Cette dernière solution ne satisfait pas la psychiatre qui y voit un effet non-thérapeutique à long terme car cette décision s’avèrerait persécutante pour le patient qui, déjà, trouve sa présence aux urgences injustifiée.

Première rencontre avec Monsieur C.

Nous rencontrons donc Monsieur C. dans la chambre d’isolement du service, le « box 13 ». Il est allongé sur son lit et contenu aux deux membres inférieurs. Dès notre arrivée il se redresse et, avant toute question de la psychiatre, il formule deux demandes : qu’on le détache et qu’on l’autorise à aller fumer une cigarette dehors. Il dit que si l’on fait cela, il sera d’accord pour discuter, « même avec des menottes », dit-il, dans une sorte de confusion des rôles entre psychiatrie et police.

La psychiatre refuse et commence l’entretien en lui demandant qu’il raconte ce qui lui arrive. Selon celle-ci, M.C. présente une symptomatologie maniaque assez typique. Il est en effet logorrhéique. Pour justifier son besoin de sortir de l’hôpital, il annonce un grand nombre de projets qui impliquent de grandes dépenses d’argent. Il raconte aussi qu’il avait rendez-vous chez son psychologue l’après-midi et qu’il serait bien qu’on le laisse y aller. Il reste très agité malgré l’important traitement neuroleptique de la nuit. Il est très désinhibé car il se permet, à un moment de l’entretien, de toucher le ventre de la psychiatre, qui se recule.

Il évoque un épisode, trois semaines plus tôt, où il a été rendre visite à sa tante dans les îles Canaries. Dans des propos un peu délirants, il confie, lors de ce voyage, avoir « tout compris de ses origines ». Il semble être dans un sentiment de toute puissance qui, pour la psychiatre, peut être dangereux pour lui ou pour les autres. Il rend compte d’un rapport très désinhibé vis-à-vis de l’argent, qu’il dépense en grande quantité, et des femmes qu’il décrit comme des objets sexuels. Il décrit par quelques détails, exprimés assez crûment, ses prouesses sexuelles dont il cherche la reconnaissance chez la psychiatre.

Quand on le questionne sur la raison pour laquelle il est, selon lui, à l’hôpital, il répond qu’il va très bien (ce qui correspond, selon la psychiatre, au sentiment de toute puissance de la pathologie maniaque), à part qu’il s’est senti « désabusé »793 en arrivant à l’hôpital. Il indique que ses parents mériteraient beaucoup plus d’être à sa place, « d’être internés », car il y a des problèmes dans sa famille : sa mère est « en arrêt maladie » et son père « essaye d’arrêter de fumer ». M.C. répète alors à ce moment qu’il aimerait bien « aller fumer pour diminuer [son] angoisse ».

La psychiatre n’hésite pas, devant ce tableau clinique, à envisager, comme son collègue de la nuit, une hospitalisation en psychiatrie. C’est pourquoi elle décide de s’entretenir à ce propos avec les parents du patient.

La rencontre avec les parents

La psychiatre invite le père et la mère de Monsieur C. à son bureau. L’entretien commence sur fond des cris du patient dont le box est en face du bureau du psychiatre… Les parents semblent dans une très grande souffrance : la mère commence à parler et les larmes coulent immédiatement sur ses joues, mais elle ne se saisit pas du mouchoir offert par la psychiatre. Commence alors un récit à deux voix où interviennent à tour de rôle le père et la mère.

L’enjeu pour la psychiatre est d’articuler la réalité médico-légale, c’est-à-dire la nécessité de l’hospitalisation sous contrainte, avec la nécessaire mise en sens que cela implique pour ceux qui signeront cette hospitalisation forcée. La psychiatre décide de ne pas aborder le problème directement et frontalement. Elle annonce son intention d’hospitaliser M. C. mais, en ayant l’intuition, me confiera-t-elle, que le fils semble être le « porte-symptôme » de la famille, elle trouve judicieux de faire évoquer l’histoire familiale devant elle, sur « la scène de l’urgence ». Il s’agit de responsabiliser les parents en leur faisant prendre conscience de la construction familiale de la souffrance et de la nécessité d’une hospitalisation qui fasse tiers entre la famille et le patient.

La mère raconte que son fils croit son père malade. Celui-ci acquiesce en ajoutant qu’il boit et fume trop, et qu’il est victime d’une agoraphobie très handicapante pour son métier. Tout un discours de culpabilité se déploie chez les parents, qui s’accusent eux-mêmes, en culpabilisant d’être à l’origine de la maladie de leur fils. Ils indiquent aussi 25 ans de présence de la grand-mère maternelle à la maison qui a souffert et est morte de la maladie d’Alzheimer. M. C. était très attaché à cette grand-mère selon eux.

Les parents essayent de décrire, selon eux, les signes déclencheurs de la maladie chez leur fils : jeune facteur, il a été muté dans un quartier de Lyon qu’il ne désirait pas, et il aurait reçu à plusieurs reprises des insultes dans son quartier de résidence. Les parents n’imaginent pas que ce qu’ils estiment être des déclencheurs de la maladie étaient déjà peut-être des symptômes de psychose (paranoïa, repli sur soi). Le voyage chez la tante (sœur du père que celui-ci n’a pas vue depuis 35 ans) est décrit par les parents comme un moment de bonheur et de bien-être pour leur fils alors que celui-ci l’a mentionné dans son délire comme d’une importance structurante dans ce qui se passe pour lui (la révélation de ses origines).

Le père relate ensuite son inquiétude quant aux projets à thématique sexuelle de son fils vis-à-vis desquels il semble très impliqué et informé : « il a ramené une traînée », « je comprends qu’il veut vivre sa vie d’homme », « il est renfermé habituellement et veut se prouver qu’il est capable », « je sais qu’il s’est fait faire une fellation ». Selon le père, le fils chercherait actuellement à travers ses aventures sexuelles, mais en étant insatisfait et maladroit, « une femme aussi parfaite que sa mère » qu’il qualifie de la façon suivante, en interpellant la psychiatre : « vous voyez bien, c’est une sainte ». On lit ici une référence quelque peu fantasmée au complexe œdipien dans lequel le père est un peu absent et sur lequel jouera la psychiatre.

Peu à peu, l’entretien aboutit à une prise de conscience par les parents qu’ils forment avec leur fils une famille qui souffre sous de multiples formes. Ils reconnaissent la bizarrerie du fonctionnement psychique de leur fils : soit il est esseulé, renfermé et mutique, soit il est complètement désinhibé, maniaque et logorrhéique. La psychiatre indique que les hospitalisations peuvent être évitées si on ne se voile pas la face sur le fonctionnement de cette pathologie et si l’on offre la possibilité à Monsieur C. de savoir faire avec cette pathologie courante. L’hospitalisation peut être le moment, et l’hôpital le lieu, de cette prise de conscience.

Les parents acceptent finalement l’idée d’une hospitalisation à la demande d’un tiers, mais personne ne se décide à signer. Le père se démet en invitant sa femme à le faire. Mais la psychiatre intervient ici en conseillant que ce soit le père qui signe pour supporter son rôle de tiers symbolique qu’il ne semble pas vraiment tenir dans l’organisation familiale puisqu’il a reconnu, quelques instants plus tôt, l’existence d’un rapport amoureux entre la mère et l’enfant rejoué dans les relations sexuelles de son fils avec d’autres femmes. Il accepte et la mère éclate alors en sanglots puis se retire du bureau pour ne pas assister à la procédure d’hospitalisation.

Elle laissera tout de même un mot, griffonné sur un papier, à son fils, par l’intermédiaire de la psychiatre, en lui déclarant qu’elle l’aime. Le père ajoutera, sur le morceau de papier, un « je t’adore ».

La deuxième rencontre avec M.C.

Il s’agit d’aller indiquer à Monsieur C. qu’il va être hospitalisé et donc transféré à l’hôpital psychiatrique.

Nous entrons dans la chambre d’isolement et nous remarquons que le patient a construit une barricade avec une chaise, un drap et un oreiller devant la porte. Cela est très étonnant et inquiétant puisqu’il est attaché.

Le patient est très agité car il n’accepte pas l’hospitalisation. Il insulte la psychiatre et se montre menaçant à son égard, ce qui décide la psychiatre à procéder de suite à une contention aux quatre membres (ce qui est aussi obligatoire, d’un point de vue légal, pour le transfert en ambulance). Une équipe d’internes et d’infirmiers, tous des hommes car la psychiatre a compris le rapport actuellement problématique de M.C. aux femmes, viennent procéder à la contention qui se déroule calmement car le patient a confiance en l’interne à qui, tandis qu’il se fait contenir, il raconte en pleurant que sa grand-mère, elle, a pu vivre à la maison sans jamais se faire hospitaliser…

Le patient entrera à l’hôpital psychiatrique à quatorze heures.

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°11
22 septembre 2008
Monsieur A : un cas d’errance et de vagabondage médical

M. A. est un homme de 38 ans qui est arrivé au service d’urgence dans la nuit en état d’ébriété, accompagné par les pompiers. Au moment où le psychiatre de garde le rencontre pour la première fois, M. A. parle en espagnol. Ses papiers d’identité indiquent qu’il est pourtant de nationalité française.

Il fait plus vieux que son âge. Il possède quelques vêtements et un sac plastique qui semblent constituer ses seuls biens. Il ne fait pas trop de doute que M.A. est un homme errant. Il affirme pourtant venir de Perpignan et être arrivé dans la région lyonnaise à l’occasion des récentes obsèques de sa mère. Il a voulu reprendre le train pour Perpignan dans la nuit, mais trop alcoolisé et agité, le départ lui aurait été refusé à la gare et c’est à ce moment-là qu’on aurait appelé les pompiers pour le prendre en charge. L’examen somatique fait à l’arrivée aux urgences n’a révélé aucune affection somatique : le psychiatre de garde a alors décidé de le contenir à son brancard pour qu’il dégrise en sécurité dans la nuit avant que la psychiatre du matin ne le rencontre pour un entretien.

La recherche de membres supposés de la famille de M.A. résidant, selon lui, à Perpignan et à Feyzin est restée infructueuse, ce qui commence à confirmer la problématique d’errance de M.A.

Nous le rencontrons dans ce contexte.

Quand je rejoins à 8 heures la psychiatre dans le service d’urgence, M.A. est très agité, il crie très fort et tape sur le mur de son box, mitoyen au bureau du psychiatre. Il réclame qu’on le détache. La psychiatre décide de commencer par une succincte évaluation clinique de ce patient qui s’agite et perturbe le calme nécessaire aux entretiens de psychiatrie qui se dérouleront ensuite, toute la matinée, à côté de son box.

Nous rentrons dans le box de M.A., plongé dans le noir, où nous le découvrons contenu aux quatre membres. Un slip est posé sur le sol. La psychiatre se présente et le patient se calme immédiatement en arguant qu’il n’est pas fou ni violent et qu’on doit le détacher. La psychiatre lui explique la raison de sa contention durant la nuit (agitation et alcoolisation massive). Visiblement, l’explication médicale lui convient. M.A. ne tarde pas, d’ailleurs, à reconnaître son acte. Il jure qu’il boit très peu souvent et qu’il s’est alcoolisé la veille du fait de la tristesse générée par le deuil de sa mère. Il dit se rappeler sans cesse le moment de la messe et il explique aller rendre souvent visite à sa mère au cimetière.

Ses propos ne sont pas délirants ni agressifs et la psychiatre promet, sur la demande du patient, qu’elle lèvera la contention et qu’elle aura un entretien avec lui une fois qu’il sera détaché et aura pris son petit-déjeuner. M.A. souffle précipitamment à la psychiatre qu’il a besoin de lui parler pour « trouver une maison ». L’alliance thérapeutique se noue autour d’une demande opératoire qui n’est pour le moment pas rejetée par la psychiatre.

La psychiatre donne alors l’ordre aux infirmiers de lever la contention.

Quand, une demi-heure plus tard, nous retournons voir M.A., il a pris son petit déjeuner et s’est douché, en volant au passage du savon. Il nous accueille à sa manière, très cordiale, en nous offrant des bonbons « Tictac » et en nous proposant de nous asseoir confortablement sur son matelas. Nous refusons ses propositions pour instaurer, cette fois, ainsi que me l’expliquera la psychiatre, le cadre de l’entretien médical. M.A. approche cependant son visage très près du nôtre et commence à raconter son histoire.

Il dit que le décès de sa mère l’a rendu très triste et qu’il s’en remet mal. La date des obsèques reste très floue. Il raconte qu’il se retrouve seul, à la rue, ne sachant ni lire ni écrire. Il a donc pour cela besoin qu’on l’aide à « trouver une maison ».

La psychiatre questionne cette rationalisation rapide de sa situation, tout en indiquant qu’elle est « psychiatre aux urgences et pas assistante sociale ». Il confie alors qu’il est un gitan espagnol rejeté de la communauté gitane catalane de Perpignan. Il raconte qu’on lui a volé sa caravane et que c’est depuis cet instant qu’il est à la rue, ne bénéficiant pas de la solidarité de la communauté gitane. Il est bien hébergé, de temps à autre, dans la caravane d’une amie mais elle le met dehors régulièrement. Il est fâché avec son père et voit peu son enfant dont il estime qu’il est plus « en sécurité » avec sa mère. M.A. se dévalorise en se décrivant comme « adulte handicapé » et comme une personne « simple d’esprit », ce qui, selon lui, lui a souvent valu d’être rejeté. M.A. dit qu’il a parfois envie de mourir, mais pas au moment où il nous parle.

Alors qu’il s’engage dans la description d’une souffrance due à une situation d’exclusion sociale et d’errance visiblement chronique et ancienne, il ne manque pas de demander à nouveau à ce qu’on l’aide à trouver un logement, dans une forme « de pensée magique et opératoire » - ainsi que la décrit la psychiatre. Elle explique alors au patient qu’on répond ici à la détresse psychologique, pas à la détresse matérielle.

Cependant, pour accéder à une partie de la demande du patient, la psychiatre propose à M.A. une hospitalisation en psychiatrie. Le patient, qui semble bien connaître les institutions sanitaires, bondit face à cette proposition en répétant qu’il désire un toit mais qu’il ne souhaite en revanche pas être enfermé car, dit-il, il n’est pas « fou ». La psychiatre indique que sa proposition concernait une hospitalisation libre qui permettrait à la fois de prendre en charge les idées suicidaires et d’entrer en contact avec les agents sociaux de réinsertion sociale. Après hésitation et réflexion, M.A. accepte qu’on lui donne l’adresse de l’hôpital psychiatrique auquel il ira, dit-il, s’adresser seul.

Nous retrouvons M.A. sur le seuil du service d’urgence avec un épais blouson sur son pyjama d’hôpital. Il a son baluchon : un grand sac en plastique transparent avec quelques vêtements. L’infirmier qui s’est occupé de lui a décidé de lui laisser le savon. Il fume une cigarette. La psychiatre lui remet un morceau de papier avec l’adresse de l’hôpital psychiatrique en lui indiquant que si les idées suicidaires reviennent, il peut de nouveau s’adresser ici, aux urgences…

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°12
22 septembre 2008
Monsieur N : un cas de recours aux urgences comme tiers

M. N. est un homme de 53 qui est arrivé au service d’urgence dans un état d’alcoolisation massive. Il a été adressé par SOS médecin qui a fourni un certificat médical indiquant l’état d’ébriété de M.N. et une anorexie, déclarée par le patient, de 3 jours.

M. N. est en curatelle. Sa curatrice est sa mère, chez qui il vit, ce qu’il formulera dans l’entretien en disant : « nous vivons sous le même toit ». C’est la mère de M.N. qui a fait appel à SOS médecin.

M.N a deux enfants et va bientôt devenir grand-père. Il est suivi par un service de psychiatrie d’un grand hôpital psychiatrique lyonnais, depuis longtemps, pour un problème d’alcoolisme chronique. Sa dernière cure de désintoxication remonte à deux mois mais elle s’est achevée par une « sortie disciplinaire » car M.N. buvait pendant sa prise en charge, ce qui est formellement interdit dans ce genre d’institutions dédiées au sevrage alcoolique. M.N. est aussi suivi en ambulatoire, au Centre Médico-psychologique (CMP) de son secteur, et dans un Centre d’Accueil Thérapeutique à Temps Partiel (CATTP). Autrement dit, il dispose, objectivement, de la mise en œuvre d’un dispositif de soin étoffé pour prendre en charge sa pathologie.

Lors de l’entretien, M.N. indique qu’il a repris l’alcool de façon massive depuis trois semaines, moment dont on entend, au cours de l’entretien, qu’il correspond à l’annonce qu’on lui a faite de la future naissance de son petit-fils. Il dénie complètement le rapport entre les deux événements qui est pourtant souligné par la psychiatre.

Il tient cependant à raconter qu’il est héritier d’une famille où l’alcool détruit et « fait mourir les hommes ». Il parle de ses grands-pères qui buvaient beaucoup et de son père qui est mort d’une cirrhose. Il dit en revanche que ses deux fils sont exemplaires, « ils ne boivent pas et ne fument pas ». Il confie aussi que son petit-fils sera un garçon, revenant alors implicitement sur le rapport entre l’alcool et la filiation. Il est clair que M.N. n’arrive pas à se formuler ce rapport malgré l’insistance de la psychiatre qui lui fait entrevoir l’étrange coïncidence temporelle entre la reprise de l’alcool et l’annonce de la naissance de son petit-fils… Il réagit même en donnant une réponse qui semble vouloir contredire la version de la psychiatre : la naissance de son petit-fils constituera, non pas une nouvelle plongée dans l’alcoolisme, mais un « déclic » positif pour qu’il soigne « cette maladie qui [le] poursuit ». Malheureusement, dit-il, « personne ne voudra de [lui] » dans les services de soins à Lyon où il s’est mal comporté, où il a acquis une réputation de mauvais patient et où il ne trouve pas son compte (il se plaint du manque d’activité, des gens laissés à eux-mêmes)…

M.N. est dans une demande pour le moins paradoxale : il saisit le moment de la crise pour rationaliser les origines de sa pathologie (en effet, il ajoutera à son récit des origines de l’alcoolisme des épisodes de stress au travail du temps où il était parfumeur en Suisse) et formuler une demande de prise en charge dont, en même temps, il exprime les échecs à répétition.

La psychiatre m’indique que « la scène de l’urgence » est souvent le lieu de ces demandes ambivalentes ou, plus précisément, de ces demandes où l’on attend du psychiatre des urgences qu’il fasse tiers entre le patient et une « institution ressentie comme hostile ».

Un contact est alors pris avec le psychiatre référent du patient à l’hôpital psychiatrique au sein duquel celui-ci est régulièrement suivi. Il explique que M.N. reconnaît bien son alcoolisme mais qu’il met en permanence en échec les parcours de soin qu’on lui propose. Ce psychiatre propose lors que M.N. ne réintègre pas directement son service mais qu’il mette du sens sur cette nouvelle crise et sur la demande ambivalente qui y est associée ce jour-là aux urgences pour ensuite reprendre de lui-même un rendez-vous pour un sevrage en institution spécialisée. Cela amènera, selon l’avis et l’espoir du psychiatre référent, à rompre la position de mise en échec récurrente du patient. L’urgence sera alors utilisée comme lieu d’élaboration de la demande et du désir de soin de M.N. et lieu de mise en scène du conflit qui l’oppose au milieu institutionnel. Il sera donc hospitalisé dans le service de psychiatrie de courte durée du service d’urgence.

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°13
22 septembre 2008
Madame V. : une impossible hospitalisation

Mme V. a 34 ans. C’est son septième passage aux urgences entre avril et septembre de cette année. Elle est adressée aux urgences suite à une nouvelle tentative de suicide par intoxication médicamenteuse : c’est sa quatrième tentative en quinze jours. Elle avait été admise aux urgences la semaine précédente pour ce motif-là aussi. Elle a été hospitalisée quelques jours dans le service. Sortie de l’hôpital le samedi, elle devait, d’une part, prendre contact dès le lundi suivant avec une structure médico-sociale pour sa prise en charge et, d’autre part, signer, dans la foulée, le licenciement de son emploi actuel.

A peine sortie de l’hôpital, Mme V. s’est procurée son traitement en pharmacie et, dès le dimanche, ingère une importante quantité de somnifères, anxiolytiques et antidépresseurs. Un ami, inquiet qu’elle ne réponde pas au téléphone, a prévenu les secours. Découverte inconsciente, elle est alors transportée d’urgence à l’hôpital et prise en charge dans une situation critique sur le plan somatique où sa vie a été sérieusement mise en danger. Nous la rencontrons, à son réveil, le lendemain matin de ces événements.

La psychiatre connaît déjà l’histoire de Mme V. car elle l’a vue la semaine précédente. Elle produit exactement le même discours que la fois précédente. De plus, pendant l’entretien, la patiente reste allongée, dans son lit, sur le côté, en distillant ses mots, à voix basse, entre de grands silences. Elle présente, selon la psychiatre, les caractéristiques d’une sévère dépression. Elle dit que depuis sa tentative de suicide du mois d’avril, elle « ne remonte pas la pente », elle sent « la mort en elle » et « une sensation de vide ». Parallèlement, elle dénie cependant quelque peu la gravité de son acte en affirmant qu’elle savait qu’elle n’allait pas mourir, mais juste, selon elle, « dormir pendant trois jours pour oublier le quotidien où il n’y a rien à faire ».

Le déni de l’acte se lit aussi dans le refus de la patiente de rester à l’hôpital pour se reposer et parler, comme le lui conseille la psychiatre. Elle répond qu’elle doit absolument sortir pour signer sa lettre de licenciement dans son entreprise, ce qui était déjà le motif invoqué par la patiente pour sa sortie la dernière fois et qui n’a pas pu être accompli du fait de la récidive suicidaire.

Mme V. garde une mauvaise expérience d’une hospitalisation précédente en hôpital psychiatrique. Cela avait conduit à la décision, lors du dernier recours, de l’hospitaliser dans le service d’urgence, sans poursuivre l’orientation vers une institution psychiatrique. Selon la psychiatre, la menace de récidive du geste suicidaire est très importante. En outre, Mme V. présente des troubles du comportement dysmorphophobiques (hallucination sur ses cheveux quand elle se voit dans un miroir) et paranoïaques qui indiquent d’autant plus une hospitalisation.

Il va donc falloir envisager une hospitalisation sous contrainte (HDT) qui nécessite le recours à la famille. Or, la famille est en désaccord sur ce point entre un père qui souhaite l’hospitalisation pour sa fille mais aussi pour se soulager lui-même et une mère qui refuse catégoriquement et promet une entrée rapide de sa fille dans une clinique à Montpellier où elle aurait des contacts privilégiés. Cette dernière solution proposée par la mère a cependant déjà échoué une fois.

Il est alors envisagé une nouvelle hospitalisation temporaire de Mme V. dans le service d’urgence en attendant de construire une médiation pour convaincre les parents de l’hospitalisation sous contrainte.

En cas de désaccord persistant, la psychiatre pense à une hospitalisation d’office, sous l’autorité du préfet, mais cela rendrait ultérieurement la clinique plus difficile du fait d’une demande de soin qui serait uniquement formulée par l’institution (hôpital et police).

Les urgences sont un lieu de la médecine où les acteurs sont confrontés à des sujets qui expriment un désir de mort parfois absolu. Cela vient fatalement interroger la position du psychiatre qui doit arbitrer entre, d’un côté, la liberté et le désir du patient et, de l’autre, la protection de sa vie.

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°14
2 octobre 2008
Justine : « l’hôpital, ça la pèse » ou la valeur d’un lapsus dans l’urgence

Justine est une jeune fille de 16 ans qui est à l’hôpital depuis la veille au matin pour une tentative de suicide par intoxication médicamenteuse – elle a pris 15 cachets d’anxiolytique qui appartenaient à sa mère. Elle a prévenu sa meilleure amie de son geste avant de devenir inconsciente.

Justine est habituée de l’hôpital puisqu’elle est atteinte, depuis le début de son adolescence, d’un cancer atypique de la thyroïde. Elle est ainsi amenée, une ou deux fois par an, à subir un traitement chimiothérapique en milieu hospitalier. Elle nous dira dans l’entretien appréhender beaucoup ce qu’elle nomme ses « doses ».

Alors qu’elle fréquente souvent l’hôpital pour cette pathologie, c’est la première fois qu’elle est hospitalisée pour un problème psychiatrique.

Justine refuse de s’alimenter depuis son arrivée à l’hôpital.

Lorsque nous la rencontrons, Justine tient un discours très dépressif avec des idées suicidaires persistantes. Elle indique que son geste ne l’a pas soulagée. Alors que Justine semble faire confiance à la psychiatre, elle distille ses paroles en s’exprimant lentement, en prenant du temps pour répondre aux questions.

Elle explique ce qui l’a poussée à son geste suicidaire comme une conjonction de plusieurs facteurs : une récente rupture sentimentale (avec une histoire de tromperie) qui semble faire écho à un contexte conjugal difficile entre ses parents qui, sans cesse et de manière indécise, annoncent leur divorce avant de revenir aussitôt sur leur décision.

Par ailleurs, Justine raconte qu’elle attend depuis un mois avec appréhension un rendez-vous de l’hôpital pour aller suivre une nouvelle séance de chimiothérapie. Or, cette chimiothérapie est à chaque fois une source de souffrance intense car elle l’affecte sur le plan somatique (elle évoque des vomissements) et aussi sur le plan psychique. Justine confie en effet qu’elle est très angoissée à chaque fois qu’elle doit se rendre au service de cancérologie car elle anticipe la douleur des effets secondaires du soin. De plus, elle relie cette angoisse à un avenir qui lui est inconnu sur la perspective d’évolution de la maladie.

En fait, Justine ne formule pas clairement la demande de se faire aider. Sa demande de prise en charge passe par des chemins un peu sinueux : elle raconte qu’elle se sent mal chez elle, qu’elle est spectatrice des difficultés sentimentales de ses parents et qu’elle ressent le besoin de s’en écarter.

La psychiatre entend l’aspect paradoxal de la parole de Justine car celle-ci a un rapport forcément ambigu à l’hôpital : selon la psychiatre, l’hôpital est à la fois le lieu de sa souffrance (où l’on a révélé et où l’on soigne, dans un vécu de souffrance, sa maladie) et le lieu où elle peut être sauvée. Habituellement, Justine est dans une position passive face à l’hôpital qui, dans un paradoxe un peu insoluble pour elle, la sauve et la fait souffrir en même temps. Parallèlement, sa tentative de suicide redonne à Justine une mainmise sur sa vie en lui donnant l’impression qu’elle peut maîtriser sa propre mort et qu’elle a, dès lors, ses raisons personnelles d’être à l’hôpital et d’y exprimer sa souffrance telle qu’elle la conçoit et pas telle qu’elle est diagnostiquée par les médecins.

On retrouvera toute cette ambivalence du rapport à l’hôpital dans un lapsus de la mère de Justine, relevé comme significatif par la psychiatre, qui dira que « Justine, l’hôpital ça la pèse », pour dire un mixte, si on suit le raisonnement précédent, de ça lui pèse et ça l’apaise en même temps.

La psychiatre a en effet décidé de rencontrer les parents car il faut envisager une hospitalisation et la jeune fille est mineure. Pour la psychiatre, il ne fait pas de doute que la jeune fille va accepter l’hospitalisation. Il faut cependant engager un travail en parallèle avec les parents pour débloquer ce qui constitue une crise qui a des dimensions familiales.

Alors que la psychiatre pensait organiser l’entretien suivant avec Justine et ses parents, Justine fait un coup de théâtre. Cela fait en effet à peine trois quart d’heure que nous l’avons raccompagnée à sa chambre et au moment où nous la retrouvons, tandis que nous sommes en compagnie de ses parents, nous la découvrons endormie, à poings fermés, impossible à réveiller malgré les sollicitations de la psychiatre et des parents à son chevet…

Pour la psychiatre, Justine utilise clairement la « scène dramatique » de l’urgence en « faisant la morte » face à ses parents et en répétant donc, d’une autre manière, l’acte suicidaire. Justine met aussi en scène le silence autour de la mort dans sa famille. L’épisode constituera le début de l’entretien avec les parents.

Les parents montrent, dans la façon dont ils rationalisent le geste de leur fille, une forme de déni autour de son cancer. Ils éprouvent une grande culpabilité en évoquant leurs problèmes de couple et le fait que la mère, infirmière (ce qui n’est pas anodin dans le contexte présent), ait choisi de travailler de nuit et ne peut donc donner assez d’attention, selon elle, à sa fille.

La psychiatre induit auprès des parents une problématisation des derniers événements autour du cancer de Justine, ce qui les amène à envisager différemment l’acte de leur enfant dans lequel la mise en scène de la mort a peut-être plusieurs dimensions métaphoriques qu’ils n’avaient pas perçues.

La psychiatre explique alors que Justine a certainement besoin d’un temps de soin hors du cadre familial pour verbaliser ce qui est tu et dénié dans la famille. Dans cette prise en charge, l’hôpital va donc encore s’instituer en tiers médiateur.

Fragment clinique n°
Date
Titre
n°15
2 octobre 2008
Monsieur O. : un homme abandonné et déraciné

M.O. est amené à l’hôpital suite à une alcoolisation massive. Nous le rencontrons le matin après son dégrisement. Il a une trentaine d’années. Il est malgache.

Dans la mesure où nous avons pris beaucoup de temps pour le patient précédent, nous devons voir M.O. plus rapidement. Mais les vingt minutes que nous passons avec lui sont tout de même l’occasion de situer ses problèmes et d’envisager une prise en charge.

Il vit dans un foyer pour SDF suite à la séparation relativement récente d’avec sa femme avec qui il vivait depuis 8 ans.

M.O. explique qu’il n’a plus le goût de vivre et qu’il tente d’oublier les soucis de la vie dans l’alcool qu’il consomme tôt le matin. Il confie aussi avoir une consommation importante de cannabis. Il raconte qu’il a arrêté son traitement contre le diabète dans un projet suicidaire.

Il dit qu’il se sent abandonné et qu’il éprouve de grandes difficultés à entrer en contact avec les autres. C’est pourquoi il se terre chez lui et ne veut plus en bouger. Le seul contact sérieux qu’il semble avoir est le frère de son ex-femme.

Par ailleurs, M.O raconte qu’il se sent oppressé dans la rue : il a l’impression qu’on le regarde et que « des gens en groupe disent des choses sur [lui] ». Il dit se sentir honteux suite à ces propos dont il ne sait pas bien s’ils sont véritables ou si « ça parle dans sa tête ». Tandis qu’il raconte cela, M.O. est très angoissé : il cligne des paupières avec force, il manipule ses doigts comme pour les dénouer.

M.O. aurait un peu de famille à Madagascar dont il dit des choses très confuses : il est question de parents, de grands-parents, et d’un frère mort jeune. Il est visiblement très difficile pour lui de parler clairement de ses origines.

Il accepte une hospitalisation libre en prévenant la psychiatre qu’il peut partir à tout moment s’il se met à avoir peur des autres comme cela lui arrive dans la rue. Devant ce constat, la psychiatre lui propose des anxiolytiques s’il en ressent le besoin.

Il sera hospitalisé dans l’unité N3 (qui dispense des soins somatiques et psychiques) de post-urgence où sera évaluée sa problématique dépressive et la possibilité d’articuler le soin psychique avec la reprise de son traitement contre le diabète.

GLOSSAIRE

Certaines abréviations ou termes spéciaux ont été employés dans le journal d’observation, en voici la définition.

Box 0 : Box de contention, situé à N Accueil, qui reçoit les patients agités et/ou qui nécessitent une expertise psychiatrique sur demande de la police en cas de trouble à l’ordre public

DMU : Dossier Médical d’Urgence. C’est l’interface informatique sur laquelle les soignants du service rendent compte des actes médicaux ou infirmiers dispensés au patient. Le DMU donne ainsi en temps réel la situation du patient sur sa prise en charge et son état de santé. Le DMU sert aussi à la comptabilisation des actes médicaux pour la gestion financière des soins. Il exige des soignants qu’ils donnent des renseignements obligatoires (acte effectué, date, heure, type de soin,…) sous forme de cases à cocher ou de menus déroulants dans lesquels sélectionner des items. Il propose aussi des espaces de rédaction d’observations libres.

HDT : Hospitalisation à la Demande d’un Tiers. C’est une modalité d’hospitalisation sous contrainte en psychiatrie qui nécessite la signature d’un proche du patient concerné en plus d’u certificat médical rédigé et signé par le psychiatre.

HO : Hospitalisation d’Office. C’est une modalité d’hospitalisation sous contrainte en psychiatrie. Elle est prononcée par le préfet en cas de trouble à l’ordre public avec l’appui d’un certificat médical du psychiatre.

HL : Hospitalisation Libre. Le patient donne son consentement pour être hospitalisé en psychiatrie.

N Accueil  : Zone du pavillon N où les patients reçoivent les premiers soins. Cette zone dispose d’une salle d’attente, de bureaux de consultation et de chambres (appelés box). Les patients sont reçus en réanimation, pour des soins somatiques en hospitalisation, ou pour de simples consultations. Les patients séjournent peu dans cette zone, ils ont ici en attente d’une orientation décidée après les premiers soins et examens médicaux soit dans les autres services d’hospitalisation du pavillon, soit dans un service de spécialité de l’hôpital Edouard Herriot (cardiologie, orthopédie, etc.), soit dans un service d’une autre institution (clinique, hôpital psychiatrique, etc.).

N1/N3  : Unité d’hospitalisation mixte du pavillon N. Elle accueille, pour une durée de deux jours à une semaine ou un peu plus, des patients atteints de troubles somatiques uniquement ou somatiques et psychiatriques intriqués.

N2  : Unité d’hospitalisation de psychiatrie au pavillon N. Cette unité d’hospitalisation reçoit exclusivement des patients nécessitant des soins en psychiatrie. Ceux-ci peuvent y séjourner de 2 à 15 jours environ, en attendant une sortie ou une autre orientation.

Réquisition à personne  : Procédure dans laquelle les forces de l’ordre peuvent demander à un psychiatre de statuer sur l’état de santé psychique d’une personne et sur les dangers qu’il présente pour l’ordre public. C’est le seul cas dans lequel, au pavillon N, les psychiatres interviennent « en première ligne », c’est-à-dire avant l’examen somatique du patient.

Réunion de bibliographie  : réunion de l’équipe de psychiatrie du pavillon N dans laquelle les internes présentent un texte et des cas cliniques.

Sortie simple  : Cela signifie que le patient qui a eu recours aux urgences a bénéficié d’une consultation médicale sans hospitalisation.

UHCD  : Unité d’Hospitalisation de Courte Durée. Unité d’hospitalisation moderne et très équipée du pavillon N qui sert à désengorger N Accueil pour des durées d’hospitalisation courte (48 heures) avant une sortie ou une autre orientation.

Notes
792.

Le Vinatier est le plus grand hôpital psychiatrique de la région lyonnaise en termes de capacité d’accueil.

793.

La psychiatre relèvera cette expression comme un lapsus à remettre dans le contexte du discours à thématique sexuelle du patient et dans celui qui a justifié le recours des parents aux urgences invoquant que leur fils ait pu être l’auteur « d’abus sexuels ».