Première partie :
Invention verbale et musicalité : mot, figures, phrase et rythme

I. Jouer et être joué

1. Le danger d’un monstrueux contresens

« Pas de jeu avec les mots, jamais. C’est nous qui sommes leur jeu ». Ainsi s’exprime Novarina à la page 54 de Pendant la matière. Dans un autre recueil, celui-ci composé d’articles consacrés à l’auteur, ce dernier nous est présenté comme « celui qui signe les livres mais les écrit à peine »7.

On aura compris la raison profonde de cette sous-partie/prologue : c’est qu’un terrible doute nous assaille : n’allons-nous pas commettre, en proposant cette étude, un contresens monstrueux ? Dans une démarche artistique qu’il faudrait rapprocher de la tradition taoïste et du Zen, Novarina semble en effet posséder une sorte d’art du vide en soi qui le rendrait capable de faire de la place pour les mots et de devenir pour eux une sorte de terrain de jeu voire de se faire salle de squatch, corbeille de loto et/ou champ de bataille (comme dans La Lutte des morts), un peu comme s’il avait la faculté quasi-magique8 de les laisser parler et s’expliquer entre eux. Ailleurs, dans Pendant la matière (p. 124), il sera même préconisé une « défaite de soi » qui ferait presque de l’œuvre une création autogène, procédant d’elle-même et s’écrivant toute seule.

En définitive, ce sont donc plutôt les mots qui modèlent le livre que l’artiste lui-même. Au lieu de structurer une œuvre à partir de mots choisis, il s’agit pour ce dernier de les laisser passer, « de se retirer et de laisser parler notre langue » (P.M., p. 124), pour que le miracle ait lieu. Ici pourtant, et un peu comme chez Beckett, dans L’innommable notamment, le passeur de parole – éventuellement représenté par celui qui dit "je" – pourra s’étonner, s’offusquer ou se plaindre de son état. Quant à Robert Pinget, il posait le problème un peu autrement – mais la question était au fond la même – à travers le personnage de Monsieur Songe, ce dernier écrivant dans son journal : « Savoir qui prend ces notes ».

Le sacrifice comique, ce serait donc cela : accepter de n’être pour rien dans le phénomène de l’écriture, juste un passeur, un tube, un tuyau. Pour la figure, même violence : elle apparaît sur le papier comme la tête de Van Gogh fondant sur Artaud dans Le suicidé de la société. Ici, on est bien loin de la Muse visitant le poète mais le résultat est le même : le poème s’écrit. « C’était vraiment très fort / Je devais dire oui / Pourtant j’me demande encore / C’qui m’a pris »: ce mystérieux quatrain du chanteur-poète Charlélie Couture semble à sa jolie manière nous renseigner sur le sens véritable du « sacrifice comique » tel que le conçoit Novarina : il n’y a pas à discuter, c’est plus fort que soi : il faut se jeter à l’eau (voire « nager la page ») et ne pas se poser de questions.

Quant au mot lui-même, s’est-il auto-formé sans nous ? Qu’est-ce donc qui présida à sa naissance ? En quoi consiste son autonomie ? De quelle alchimie est-il le fruit ? Quelle opération le fit apparaître ? « D’où vient qu’on parle ? Que la viande s’exprime ? » Nathalie Sarraute fut-elle visionnaire en écrivant Ouvrez avant de s’éteindre ? La seule question qui se pose à nous est en fait la suivante : étant donné l’endroit d’où nous parlons, l’Université Française et L’Europe désorientée dans le sens que dit l’auteur (« sans Orient »), sommes-nous capables de prendre tout ceci au sérieux ?

Notes
7.

Pierre Vilar, « Babil et Bibal », Valère Novarina. Théâtres du verbe, José Corti, op. cit., p. 32.

8.

Un certain chamanisme n’étant ici pas loin : son ami Serge Pey, spécialiste en la matière, pourrait sans doute nous le confirmer.