II. Le mot comme pâte à modeler

1. Le mot-valise

1.1. Le Docteur Moreau

Après cette trop longue entrée en matière, nous dirons sobrement qu’il existe à notre avis une véritable tradition littéraire de l’invention de mots dans laquelle il semble que s’inscrive notre écrivain parlé. Ainsi, certains procédés, permettant d’en obtenir (recensés notamment dans le Gradus ou par Queneau dans ses Exercices de style) sont utilisés par le dramaturge, à commencer par le mot-valise. Renvoyons au Bardadrac de Gérard Genette9où ce dernier analyse ce qu’il nomme mot-chimère (en proposant à son tour « Ovnibulé », « Starchitecte », « Proustituée », « Anarchiviste », « Néfastidieux », « Léninifiant », « Jocastre » ou « Salamandragore ») ; ce qui ressort de cette approche, c’est que le mot-valise a presque toujours un sens, souvent ironique (Genette proposant même une sorte de mini-dictionnaire où figurent des définitions). Or, Novarina procède très différemment, ne serait-ce que parce qu’il intègre ces mots à des pièces – mais ce n’est pas la seule différence à noter...

Contrairement au cas particulier de « l’adultérieurement » du Soulier qui était tout à fait pensé et même plein de sous-entendus (citons encore le « nauséabondance » d’Audiberti, le « mirabuler » de Céline, les « phallucinations » de Queneau et les « suppliciations » d’Artaud), on peut en effet considérer que l’auteur étudié ne se pose jamais vraiment la question du mot-valise dans la mesure où, chez lui (qui, comme on vient de le voir, se dit parlé, traversé par la parole, etc.), ce n’est pas forcément la réflexion formelle et intellectuelle qui préside à l’écriture. C’est ce qui rend ce qui va suivre, convenons-en, quelque peu ridicule – insistons-y : nous avons même conscience de n’être pas très loin d’un contresens fondamental.

Quoi qu’il en soit, tel Jérome Bosch créant des monstres par association, Novarina semble, dans toutes ses pièces, secréter mille mots-valise tous plus originaux les uns que les autres, le plus troublant étant peut-être l’« omnimal » qu’on croise notamment dans L’Origine rouge et qui confond en un mot l’homme et l’animal, tout comme le fit, sur son île, un certain Docteur Moreau (détail étrange : on croise un personnage nommé « Docteur Moreau à la page 253 du Discours aux animaux). Quoi qu’il en soit, il semble que Jean-Patrice Courtois aille dans le sens de nos remarques puisqu’il écrit dans un article :

‘S’il fabrique des monstres, c’est avec ce qu’il a […] : médicinin, mensurer, musculassier. Le mot n’existe pas mais tout nous est familier […] : par exemple médecin et médicinal se font médicinin […] toujours la greffe barbare résulte d’une manipulation experte quand il ne s’agit pas même de barbarisme autogreffe (mesurer/mensuration/mensurer). 10

A notre tour, constatons ceci : la différence, de taille, entre Novarina et un movaliseur de talent comme le traducteur français de Roald Dahl (cf. « énergugusse, tourbivoltant, carapartir, dévorastateur, carapatate, prestopiter, mirabuleuse, immondissure, execrasseux ») dans Le bon gros géant 11 , c’est que, très souvent, les néologismes novariniens ne veulent strictement rien dire. Pourtant, crânement, nous nous risquerons tout de même (« Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire ») à ausculter tous ces mots pour voir comme ils sont faits.

Notes
9.

Gérard Genette, Bardadrac, Fictions & Cie, entrée « Mots chimères », Mesnil-sur-l’Estrée, Editions du Seuil, 2006.

10.

Jean-Patrice Courtois, « Travailler le vide », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 143.

11.

Correspondance inattendue (cet ouvrage étant disponible dans la collection Folio-Jeunesse) mais se justifiant par la très grande part d’enfance également contenue dans la proposition novarinienne.