1.9. Mots-Valère et oxymots

« Carp’chien », « huchien », « urmanité », « huranité », « Aniamal », « aniâmla », « aniamnimal », « amnimal », « amnimau », « arnimau » : on peut considérer (cf. carpe et chien, humain et chien, hure et homme, animal et âme, animal et Annie, art/arme et animal) que nous sommes en présence de mots-valise tendant vers l’oxymore.

Il y en a d’autres dans l’œuvre étudiée ; ces mots-Valère pourront éventuellement modifier quelque peu notre perception du temps qui passe comme « Aubuscule » (B.C.D., p. 300), qui associe Aube et crépuscule – de même, « auj’hier » (D.V., p. 228) associe hier et aujourd’hui et « bercueil » (D.V., p. 174) : berceau et cercueil. Dans « bercueil » cependant, on ne saurait parler d’oxymot véritable car, outre l’intérêt que l’auteur semble porter à la pensée taoïste, naissance et mort (idem pour avant/après voire passé / présent) ne sont pas forcément, du moins pour lui, des notions antagonistes ; il en va de même pour vie/mort (qui relèverait presque d’un faux clivage) : si tel docteur du Drame de la vie (p. 267) s’appelle « Sacrime », c’est qu’un docteur, ça crime – surtout les accoucheurs (tout nouveau-né étant condamné à mourir). Combles de l’oxymore mais pas de l’occis mort (ce qui serait un pléonasme), « Macabio » (toujours dans Le Drame de la vie) semble désigner un macchabée vivant – et « mordolescent » (D.A., p. 221) : un adolescent-zombie.

De même, ne peut-on pas considérer que le « Saperme » (L.M., p. 375) contient du sperme (de la vie, Eros) et du sapin (de la mort, Thanatos) ? Cette dualité se retrouve un peu (vivre/achever) dans « s’achevivèrent » (Le Repas, p. 135) et dans un toponyme (bio/nécro) comme « boulevard Nécrobiotard » (A.I., p. 139) qui suggère en même temps (mort et vie) deux voies, deux issues et deux options – idem pour la Nécromobile qui associe la mort au mouvement.

On le voit : impossible n’est pas novarinien et la perfection pourra même, grâce à lui, être de ce monde car dans « perfectueusement », même ce qui est parfait (soit perfect en anglais) sera défectueux (L.M., p. 442). Quant à la chair et à l’esprit, ils trouveront une sorte de terrain d’entente avec « tête-culement » (L.M., p. 370) qui semble adverbifier rabelaisiennement l'expression tête à queue – idem pour la première personne du singulier qui parviendra à se confondre avec la troisième dans l’étonnant « ilje » (D.A., p. 205). Le corps est concerné : « piedestronc » (D.A., p. 170). La « nécromancipation » (C.H., p. 412) évoque, quant à elle, un regard en arrière voire un appel lancé aux « cadas » (cadavres étant novariniennement apocopé) en même temps qu’une projection vers l’avenir (cf. nécromancie + anticipation), à moins que le mot ne s’applique à une éventuelle émancipation des morts, un peu comme chez Georges Romero. Dans L’Acte inconnu, nouvel exemple d’oxymot-valise, le « Docteur Violasson » semble aussi violent que mollasson. Autre modalité : l’association dans un seul mot de deux registres de langue complètement différents, comme dans « saucissonoscope ».

La Bible sera également concernée par cette figure biface : « Adame » (B.C.D., p. 309) mélange en effet le premier homme, Adam, et la première dame du monde – ce qui renvoie au paradis d’avant la faute originelle – un peu comme « Damessieux » (B.C.D., p. 175) qui réunit les deux sexes (voire Evadam, néologisme auquel l’auteur n’a pas pensé). Le « Satandéol » du Babil des classes dangereuses (idem pour « Crucifer ») ressemble au « Dieuble » de la traduction (assurée par Philippe Lavergne), du Wake de Joyce : on y retrouve, rendu possible, un duo fort improbable (entre le Diable et le Bon Dieu, dirait Jean-Paul Sartre), aussi improbable que le « Chaosmos » de Guattari qui réconciliait novariniennement Cosmos (voire osmose) et Chaos. Quant au « petit déuscule » (D.V., p., 28) qui associe minuscule et Dieu en ratatinant littéralement ce dernier, ce n’est pas un oxymot si l’on considère que « Dieu est petit » dans la conception novarinienne – l’expression, en outre, rappelle vaguement celle, moins chrétienne, de petit véhicule.

Dans l’histoire de la littérature, on voit fort peu d’exemples de ces mots-valise tendant vers l’oxymore : on aura donc pointé le « Dieuble » joycien/lavergnien mais notons encore le « mélancomique » de Verheggen (à rapprocher de l’oxymot « hilarotragédien » dont Alain Borer se sert pour qualifier Novarina), le « Solune » (Soleil + lune) de Jodorowsky et l’apocope en « Ouine » (oui + non), mot ressemblant à « Ouigre » (J.S., p. 33) et que l’on doit à Bernanos, sans oublier, dans un registre plus populaire, le compromis droite/gauche rendu possible par la « droiche » et la « gaute » inventés par les Inconnus (« gouache » et « draute » pouvant fonctionner aussi) ni parler de variations plus improbables (on songe à « Diouble », « Gestapoésie », « désirlusion », « Leibnietzsche », « sarabande », « Houellebeckett » et « caill’mou »), il semble clair que les mots-Janus novariniens nous montrent en même temps les deux faces d’une même réalité : Eros/Thanatos, haut/bas, homme/animal, masculin/féminin, etc.

Au fond, le message de ce docteur Moreau des lettres françaises est peut-être de nous faire ressentir que toute réalité en contient une autre en puissance : il y a rien dans un chien et de l’entropie dans l’anthropie – de même, dans « Henriette de Verre » (J.S., p. 126), il semble que sommeillent des vers de terre. Bref, sachons toujours, avec Novarina, aller au-delà de la drôlerie/bizarrerie et du rire qui peut nous saisir devant l’apparente incongruité de tel ou tel néologisme. Enfin, cette volonté movalisatrice, expressive et jubilatoire, est peut-être aussi une modalité de la créolité en cours dont parle Edouard Glissant.