2.1.4. « accordéon »

Comme il procéda pour le pantalon, Novarina pliera et dépliera le mot accordéon en plusieurs endroits du Drame de la vie : « Le vieux Lombard qui cordéonne » (p. 159), « Encordéon » (p. 46), « mort encordéon » (p. 111),  » encordéon tohu » (p. 168), « Narcodéonmillibloque (p. 172), « accordéolinaux » (p. 225), « accordéolinaques » (p. 30). Il y a là une idée très originale qui consiste à déployer le mot accordéon à la façon d’un véritable accordéon. La nature particulière de cet instrument est contenue dans les transformations que l’auteur fait subir au mot qui le désigne. Enlever une syllabe semble correspondre à l’acte qui consiste à comprimer l’instrument. Et ajouter une ou plusieurs syllabes voire un mot (cf. « tohu ») permet de dévoiler comme un nouveau soufflet qui nous était caché à l’état de veille.

Une autre transformation doit ici être mentionnée, c’est le remplacement (D. V., p. 170) de « on » par « aux » dans « accordéaux » – et peut-être aussi celui de « accord » par « asil » dans l’expression « langue asiléon » (D.V., p. 126). Quant aux mots accordéon et Napoléon, ils semblent parfois rapprochés comme dans le déjà évoqué « Narcodéonmillibloque » (qui contient aussi narco, mille/million et débloque) et surtout dans « l’Empordéon » (D.V., p. 169), la majucule renvoyant peut-être à l’Empereur.

Notons encore « mélodinoduleux » qui renvoie peut-être aux sons mélodieux (voire nébuleux) éventuellement produits par l’instrument ; le mot « accordéon » contient aussi « déo », ce qui renvoie peut-être à « théo » et à certaines préoccupations/obsessions novariniennes : « accordéaux » (D.V., p. 170) doit aussi se lire comme «accordéo ». Au fond, l’accordéon incarne peut-être le souffle divin et la respiration ; c’est dire son importance pour l’auteur, qui aborde et associe volontiers ces deux thèmes. Dans un même ordre d’idée, notons encore dans Je suis (p.118) la présence de deux accordéons, l’un dit « drôlatique », l’autre « pathétique », ce qui implique un va et vient très novarinien – idem pour « accordéon élastique » / « accordéon crucifié » (D.V., p. 111).

Dans L’Opérette imaginaire, le phénomène de la respiration sera évoqué encore plus nettement : « Ce que je veux c’est tes doubles poumons qui s’déplient en accordéons » (p. 127). Plus implicitement, l’idée de soufflet respiratoire et accordéonique se retrouve peut-être un peu dans La Scène avec une phrase quasiment taoïste comme « Le vitalisme et le mortalisme sont deux théories qui en moi se combattent continûment chaque fois que j’respire » (p. 22).

Le rapport de l’auteur à l’instrument en question est en fait complètement affectif : pour L’Espace furieux qui fut joué à la Comédie Française (lieu où le piano du pauvre n’a pas forcément sa place), il dira à l’occasion d’une interview sur France Culture : « Il fallait qu’un accordéon passe dans la salle Richelieu ». Chose révélatrice : Christian Paccoud est devenu un pilier de la troupe de Novarina. Cela dit, le fameux « accordéon » qui « [passa] dans la salle Richelieu » et dont Novarina nous parle avec un sourire malicieux n’était certainement pas là pour faire joli ni pour faire un clin d’œil et encore moins pour faire peuple (l’écueil possible de la démagogie ayant toujours été évité par l’auteur) : à un moment donné de la pièce, l’accordéon donne plus que le rythme à Daniel Znyk : il l’électrochoque et le fait se mouvoir : c’est un instrument de vie, de mort et de résurrection.

L’année suivante, à Avignon, l’accordéon revient faire un tour de piste et réapparaît novariniennement dans la gloire comique de la Cour d’Honneur. Christian Paccoud quitte alors l’habit de ce Docteur Frankenstein donnant la vie grâce à la musique pour se confondre un peu avec une Esther Williams qui aurait choisi l’accordéon et devenir, le temps d’une scène, le maître d’un ballet nautique sans eau mais au-dessus duquel plane l’ombre spectrale de Fernandel chantant Le Tango Corse en hommage à Daniel Znyk qui adorait cet air. Là encore, l’accordéon est mis dans la lumière, l’apparition en question pouvant même faire penser à un cortège d’anges accordéonistes non recensés par Dante dans la dernière partie de La Divine Comédie.