2.3. Autres modalités d’allongement du mot

→ Mot-train et néologie composée

Avant d’en finir avec le mot-accordéon, il faudrait peut-être parler du mot-composé-accordéon, le tiret jouant le rôle de courroie entre les wagons du mot-train ainsi obtenu, comme dans le «fils de propriétaire gros-fermiers fiancés la-veille-des noces » que l’on croise dans Falstafe (p.599) ; cela se poursuit d’ailleurs avec les « veaux-gras-bien-douillets bien-cossus » puis, page 600, avec une « meute d’enseignes-caporaux-officiers-sous-officiers-et-soldats»

Le procédé – qui rappelle un peu la « République Tchouco-maco-bromo-crovène » de Céline (in L’Eglise), voire le fameux « Jules-de-chez-Smith-en-face » de Franquin – sera de nouveau utilisé dans Falstafe avec « régler son compte boisson-couvert-service-compris » (p. 610) mais aussi dans Le Babil des classes dangereuses (p. 90) avec les « oiseaux-de-toutes-les-cages risquent-pas-de-faire-une-sortie dans-ce-miroir ». Dans Le Discours aux animaux (p. 189), il semble qu’on retravaille antépénultième pour créer un mot composé encore plus long ; on parlera en effet d’un « urième-ultième-unième-éternuième porte-syllabe et bon dernier du nom » (et notons que la partie « éternuième » associe humoristiquement éternité et éternuement). Sur une seule et même page (cf. p. 92) de Vous qui habitez le temps, on lira « canton-du-chef-dextre » et « canton-du-chef-senestre » mais aussi « aux-trois-astres-de-pourpre-et-d’azur », « une-terre-de-sable-aux-épis-d’or-sur-champ-tanné », « nuée-violette-sur-champ-d’argent » et enfin « pendantes-pennées-d’or ». Dans Je suis, outre « minuscule-troupuscule » (p. 202), on aura « des-duquels-semblables-idoines-et-isitoines » (p. 31) et « être nourri à mourir de force » (p. 45).

Dans tous ces exemples, aucun sens ne se dégage vraiment : un mot-train n’en cache pas une autre. C’est juste une figure de style existant pour elle-même, une figure sans signification. (on verra que ce n’est pas la seule). Par l’emploi d’un tel procédé (idem pour la « même mêmerie » ou certains néologismes), on critique peut-être implicitement le désir forcené de comprendre : ici, ce n’est pas la question – il s’agit plutôt de se situer ailleurs, sur d’autres plans (expressif, esthétique, comique, absurde, pataphysique, etc.).

Il existe encore des mots composés inédits pouvant concerner des adjectifs au sens renforcé et/ou rendu plus précis comme « sévère-cuisante défaite » (in O.I.) voire d’inédites figures de gymnastique comme la « cabriole-cabrade » (J.R., p. 97). Le procédé permet peut-être aussi, parfois, d’accélérer la vitesse générale du texte : être « surpris-branlé » par exemple (L.M., p. 368) remplace sans doute, et de comique façon : être surpris en train de se branler.

Détail plus qu’important : les deux parties du mot pourront correspondre à des réalités différentes voire antagonistes (renvoyons à la série des figures de danse évoquées dans La Chair de l’homme) : c’est une autre manière de pratiquer l’oxymore, que ce cas particulier de l’oxymot-valise : outre « célesto-terrestre », on a notamment (in C.H., p. 264) un « poirier-pommier ». Blanchot s’y essaya aussi qui, dans un article sur Artaud figurant dans Le livre à venir 20 , se servit du procédé pour inventer « visible-invisible » – et on verra que de tels mots sont récurrents chez Bakthine lorsqu’il évoque l’œuvre de François Rabelais.

Dans un article intitulé « Le grand livre de Jean »21, André Depraz cite, lui, une phrase du Discours aux animaux où l’on peut lire les mots-composés « vivant-trainant », « corps-ambulant », « très-très » et «être-à-être ». A la page 58 de L’Origine rouge, notons à notre tour qu’on croise des mots composées typiquement novariniens comme « ouitante-cube » ou « Chronomane-Potida » et, encore plus long (p. 32) : « desquels-fauteurs-d’action-en-eaux-creuses-parvenaient-à-se-maintenir-sur-place » ; il y aura même, à la page 158 de L’Opérette imaginaire, un proverbe-train « [oulipé] par Babouin » : « Soupe-à-la-grimace-amaigrit-la-louche ». Dans La Scène, il nous faut noter (p. 57) « si-tant-que-soit-faire-se-peut » qui mélange étrangement deux expressions connues et des noms composés à rallonge comme « Bernard Dudlio-Berthomier-Montagut-Balbulus » et « Anne-Sophie Villandret-Dubouloz-Duval-Orléomitre-Sambrémeuse » (p. 97). Mot composé plus court, on évoquera dans L’Acte inconnu (p. 19) les « services compétents-municipaux » – dans L’Envers de l’esprit, c’est un hybride « singe-et-ange » que l’on rencontre, le jarryque et simiesque « Papion-de-nage » n’étant pas loin.

Enfin, on recense des cas, tout à fait rarissimes, de « néologie composée » comme la « splanalandeur-anasplendide » (O.I., p. 27), où les deux mots composant le mot composé ne veulent strictement rien dire, même si on pourrait considérer que la « splanalandeur-anasplendide » renforce encore le concept, déjà tautologique, de « splendeur splendide ».

Notes
20.

Maurice Blanchot, Le livre à venir, Idées/Gallimard, 2ième trimestre 1971, p. 54.

21.

André Depraz, « Le grand livre de Jean », Europe, op. cit., p. 50.