3.4.2. Novarina le Jivaro et sa « collec de T. coupées »

Dans La Lutte des morts, on se servira de l’apocope pour retravailler le proverbe « L’occasion fait le larron » qui devient « L’occasion fit la larre, fit l’larcin, fit brer l’ton » (L.M., p. 439), où l’on entend aussi « l’occasion fait le breton ». C’est dans cette œuvre que les apocopes, même (et surtout) prises dans leur contexte, sont les moins compréhensibles : « Coudre ses chiens par l’bout va falle ! » (p. 375), « On voit sa souffre lui réjouisser l’ablamère dolorit » (p. 362) « Dans l’un caveau son sperce la cerve » (p. 358) – dans sa « blesse au trou pensant » (p. 366), cependant, on pourra penser au bandeau d’Apollinaire. L’humour noir à l’œuvre permet aussi de rendre plus acceptables certaines visions comme cette scène de nécrophilie ou plutôt d’amour entre morts (ce qui n’est pas pareil), toujours puisée dans La Lutte des morts : « le maccabe se raccouple à un autre » (p. 377).

Dans Le Discours aux animaux, il faut noter le classique « cafète » (p. 205) mais surtout « un enf’ » (p. 71), « sèpte » (p. 84), « sèpte-de-dèce-de-dère » (p. 213), « éclabousser les plafes » (p. 128) et le biblique «  j’ai tatoué un psau sur mon bras gauche » (p. 16). Pour « décapiter », il se retrouve encore décapité dans « décapit » – novariniennement, il en est peut-être même dépité. Dans La Chair de l’homme, outre le cas de « Jean Catapu » (p. 180), on note une apocope particulière : c’est « perpendriques » qui, d’une certaine manière, tronque en partie perpendiculaires (p. 446). Autre modalité à signaler : l’auteur peut partir de ses propres expressions, « faire sexualité » par exemple, se voyant tronqué en « faire sexe » (S., p. 31), ce qui relève presque de l’apocope. Il arrive qu’il ne reste qu’une lettre du mot initial ; le cas est évoqué dans la Rhétorique générale du Groupe µ 22

‘L’apocope peut prendre des proportions assez importantes, comme c’est le cas dans le titre La P… respectueuse ou dans certaines exclamations malsonnantes que le savoir-vivre recommande d’abréger (m…, b… de D…, b… de f…, etc.). ’

Sans utiliser de points de suspension, Novarina proposera dans Le Drame de la vie sa version personnelle et encore plus radicale de ce type d’apocope : « Un homme arriva à Sainte A. et demanda qu’on lui coupe la T. » (p. 192) ; de fait si la tête est coupée, il n’est peut-être pas illogique que le mot le soit – dans le cas de la « té » pour tête et du « cé » pour ciel, on peut considérer qu’on est encore, phonétiquement parlant, en présence de lettres, à savoir T. et C. A la page 118 du Drame de la vie, c’est la mort qu’on apocope : « chacun [étant] saisi au moment de sa « m » » (quant à « ici », ailleurs confondu avec « inri », il devient « ice » à la page 338 de La Lutte des morts, mot évoquant alors « hisse » et même le froid de la glace, ice en anglais)

La spécificité novarinienne de l’utilisation du procédé réside dans l’étrangeté qui en résulte. Si le « Gaston, y’a l’téléphon qui son » du chanteur Nino Ferrer visait surtout à faire rire et si L’Opération Tupeutla de Pierre Dac contenait un sous-entendu grossier (idem pour des noms comme Wilhem Fertag, Albert Tunoulès et Nicolas Leroidec), certaines apocopes du Drame de la vie ont peut-être un caractère métaphysique ; les choses, ainsi autrement nommées, prennent une autre dimension, une couleur nouvelle : « Alors Dieu fit l’homme et le Mond » (D.V., p. 243), « Tout le monde crime tout le mon. Un être suit et moi je reste. Je suis un être et moi je raie ». (D.V., p.192). De même, toujours dans Le Drame de la vie (p. 32), il semble qu’on retravaille « Tout ce qui est vide est parfait » pour en faire « Tout ce qui vit est parfait », un peu comme si la vie procédait du vide.

L’apocope pourra encore être à l’origine de malentendus humoristiques : dans « je ne pense plus à lu » (in O.I.), de qui parle-t-on ? De lui ? De Lucien ? De Luc ? De Lucas ? De Lucienne ? De Lulu ? De « Vévé Luctu » ? De lutter ? De même, dans le mot glissé « sous la po » évoqué précédemment (D.V., p. 267), on peut éventuellement comprendre que c’est sous la peau que le mot a été glissé (ambiguïté très novarinienne).

Tout à fait subjectivement, nous dirons qu’il s’opère dans ce type pourtant souvent assez comique de phrases une sorte de malaise diffus voire de vertige swiftien, mais dont on ne saurait dire la cause – un peu comme si l’on posait que l’habit ne fait pas le moi. En fait, c’est surtout notre habitude de toujours à peu près comprendre ce que nous lisons qui est ici terriblement (mais aussi comiquement) contrariée. Quant à la raréfaction de la figure dans les pièces récentes, nous nous interrogerons plus loin, dans « Alerte dans les zones de Broca », sur ses causes et établirons un parallèle avec Nathalie Sarraute et sa phobie comiquement exprimée du mot « cata » (dans Ouvrez).

Notes
22.

Groupe µ, Rhétorique générale, Editions du Seuil, Mayenne, novembre 1982, p. 54.