1.2.2. Gouaille et hermétisme

Il n’est pas étonnant que Novarina connaisse et utilise l’argot. Cette langue est liée au mystère et à l’ombre ; il y a en elle comme un refus d’être compris voire une haine de la norme. Il ira même voir du côté du verlan (dans « jadé » par exemple où « déjà » se voit rapproché de « jadis »), passant phonétiquement de « kilo » à « Oh qu’il » (A.I., p. 68). Quant à l’expression « jargon charcutaillé » (V.Q., p. 68), c’est peut-être une manière d’évoquer le loucherbem, cette langue si particulière que pratiquaient les bouchers et que Queneau utilisa dans Exercices de style. D’autres initiatives nous semblent assez quéniennes, par exemple écrire dans un argot imaginaire, retravaillé et particulièrement hermétique, comme à la page 485 de La Chair de l’homme :

‘A farfoiner des acrocholebifes et à redevenir vert-tomate, et à ourler des ouzebingues jusqu’à plus ras j’amentuissais à périr cabochon mes deux jambages, plus vite possible. […]. Heureusement, par un heureux malheur, mon beau-blince me dit d’accrebluter son louite-fauve à mes deux jorines par la dernière des lézardées qui me restaient : me v’là donc qui trouve balza et suinton. ’

Ici, c’est surtout l’esprit de l’argot (lié à un certain phrasé, à un certain rythme de phrase) qui nous paraît présent ; au reste, l’influence est en fait d’essence beaucoup plus célinienne (voire michaldienne) en ce que nous sommes, semble-t-il, en présence d’un argot (mais en est-ce vraiment un ?) encore plus retravaillé que chez Raymond Queneau – et notons en passant que le « génitronc » de la page 124 du Drame de la vie est peut-être une réminiscence de Mort à crédit.

Autre parenthèse : il y a dans L’Atelier volant un autre passage - quoique rédigé dans un argot beaucoup plus classique (cf. « flingue », « directo », « je me pointe », « pour la soif », etc.) – qu’il faudrait signaler ici mais comme il relève également du style propre à un certain type de roman noir/policier français (cf. Léo Malet, traductions de Duhamel, etc.), nous en reparlerons plus tard, dans notre troisième partie.

Dans L’Origine rouge, la langue verte sera particulièrement présente mais, tel Céline, Novarina ne proposera pas un argot brut (comme chez Forton, Le Breton et parfois Simonin), non repensé, non retravaillé littérairement ; c’est ainsi que mézigue deviendra « mes zigues » et que les miches ne sont plus vraiment les miches : « J’ai mal aux mijes, j’ai mal aux bois » (p.87). De même, des jeux de mots (par exemple déclare/décarre et dans le cas qui suit : bobine et fil/ficelle) s’immisceront comme dans la « Chanson d’ma bobine » (O.I., p. 118) chantée par « Jojo d’la boîte de ficelle », qu’est p’têt’ ficelle comme Lassie chien ficelle, éventualité non précisée.

Pêle-mêle, on recensera dans L’Origine rouge plusieurs vocables et/ou expressions populaires plus ou moins argotiques tels que « Panade ! » (p. 183), « Mazette, bernique ! » (p. 194), « Crénom !» (p. 196), « bobard » (p. 188) et « ramdam » (p. 142) ; on recense encore un « Jean-François Badigoince» (p. 77) et notons aussi « parigot » (p. 156), « morfle » (p. 88), « bécane » (p. 134) et « baraque », « patraque », etc. Dans L’Opérette imaginaire, même défilé avec « ceusse », « charogne », « barboter », « combine », « boulotter » et « Prête-me-le ». Enfin et par parenthèse, si l’on connaissait la « Môme Néant » de Tardieu, on se prend à penser que le surnom de « Môme Grabuge », mentionné dans L’Origine rouge, siérait fort bien à la Zazie de Queneau.

Dans L’Opérette imaginaire (pp. 77-78), l’apostrophe sera canaille et gavrochienne : « me v’là encore d’la revue », « Tout petit j’avais d’jà […] », « j’vais l’saigner » – idem dans L’Origine rouge : « V’la qu’elle », « J’remue les quilles », etc. Dans L’Acte inconnu, on aura  « pauv’citron d’ma pomme » (p. 155), « vot’cadavre » (p. 154) et « y nous r’garde » (p. 180).

Pour l’expression « Lâche pas la patate » (O.I., p. 111), elle nous paraît mélanger "Lâche pas l’affaire" et "garde la patate", c’est à dire "garde le moral", soit la pêche voire la banane (terme s’appliquant plus spécifiquement au sourire), la question étant de savoir si ce sont les patates qui donnent la patate. Habituellement qualifiés de poulets, les policiers semblent, dans L’Opérette imaginaire (p. 106), se transformer en « phoques » qui (sic) « lui mirent la tête au sac » – de même la graphie en « cofes » (O.R., p. 135), d’ailleurs anagramme phonétique de phoques, pourra surprendre, keufs (mot récemment entré dans le dictionnaire) correspondant mieux à la prononciation habituelle.

Cela dit, les variations argotiques les plus drôles concerneront peut-être la toponymie : dans L’Opérette imaginaire (p. 94), avec « Loctroudy » (trou où résident des loquedus ?) et dans L’Origine rouge avec « Bibi-les-Moulineaux » (p. 135) et même (p. 155) l’authentique « Clamecy » (où l’on retrouve « clamser ») mais également dans La Scène (p. 75), avec « Châtel-Bobard » pouvant sonner aussi comme le nom d’un mauvais vin issu d’une cuvée "bidon" (cf. Bobard).

Pour terminer cette sous-partie consacrée à la langue verte, affirmons que la grosse différence entre Queneau et Novarina, c’est que l’auteur de Zazie dans le métro se posait encore la question de l’argot et du mélange des genres sur un plan théorique et politique tandis que, la chose étant acquise – justement grâce à des auteurs comme Raymond Queneau (mais aussi Rictus, Céline, Carco, Forton, Simonin, Le Breton, Dard, Boudard, Héléna, Audiard, Siniac et consorts) – et, en quelque sorte, la digestion opérée, le dramaturge, très naturellement, utilise l’argot à l’occasion tout à fait comme il passe d’un registre à l’autre (ou les mêlant), c’est à dire sans que cela présente la moindre difficulté (de censure, de retenue, d’affectation, de maîtrise imparfaite ou autres).