1.2.3. Un éclectisme fort réjouissant

Dans une tentative (certes ratée) d’associer dans un même mouvement, grand classique quénien (cf. « reluquâmes » / « puât », etc.), des registres de langue différents (avec, ici, une forme conditionnelle qui rappelle vaguement l’imparfait du subjonctif et une élégante tournure médiévale avec sujet dans le verbe), on obtiendra chez Novarina « Que deviendrûmes sans les arpions ? ». Idem pour « A qui il est c’corps im-je ? » (O.R., p. 82), question s’adressant peut-être à Dieu et ressemblant pour la fin au « Que ne vous assomm’je » du père Ubu.

Dans un même ordre d’idées, la notion novarinienne de « demeure fragile », s’appliquant peut-être bibliquement à ce temple sacré qu’est le corps (celui de Marie, par exemple), se retrouve un peu dans « Voyez ce corps, c’est ma baraque » (O.R., p. 112), la « barbaque » n’étant pas loin (tandis que la fameuse inscription « e pericolo sporgersi » côtoie l’interdit biblique à la page 61 de L’Opérette imaginaire : « Tu n’f’ras point cuire le veau / Dans l’lait d’sa mère / Ni te pencher trop haut, par la portière ! ») ; autre télescopage iconoclaste : « Vidange et louange au Dieu créateur » (O.R., p. 106), exemple parmi d’autres.

Dans L’Origine rouge, il sera question de « Bibi », de « ma pomme » voire de « Bibi-la-frite ! » mais aussi, dans un même mouvement, de termes latins comme « ego » (voire de « Bibi éjus » et autres « alter-bibi ») et cette façon argotique de se désigner soi-même se retrouvera d’ailleurs dans L’Opérette imaginaire, pièce ou certaines plaintes et interrogations ont un caractère a priori (car enfin : est-ce si sûr ?) peu compatible avec la langue verte : « Si tu veux qu’j’y aille, dis-moi qu’là-bas/ Y a qu’èque chose pour bibi » (p. 25). Après « ego » et « bibi », on se préoccupera d’autrui et de la présence du « toi » en «  soi » mais les souffrances se ressemblent et se confondent car « c’est jamais qu’ton toi qui morfle » (O.R., p. 88).

Dans le cocasse « Nom d’un p’tit Bouddha ! – (Dieux qu’il est farce !) » de L’Opérette imaginaire (p. 78), l’expression précieuse et désuète « qu’il est farce ! » côtoie une expression qui rappelle « Nom d’une pipe ! », l’accessoire en question n’étant au fond qu’un « p’tit bout d’bois » (« bout d’bois » et Bouddha étant comme rapprochés). Cela posé, on met peut-être trop en avant des pièces comme L’Opérette imaginaire et L’Origine rouge car le procédé consistant dans le rapprochement de registres différents concerne bien sûr aussi les pièces du début, à commencer par Le Babil des classes dangereuses où l’on trouve « In ténébris pacem. Because Gap. » (p. 179) et des télescopages comme « cet astre absconsait furieusement les louchettes » (p. 178), les louchettes étant peut-être de louchantes mirettes.

Nonobstant, c’est bel et bien dans L’Opérette imaginaire, et dans le Troisième duo entre l’Ouvrier Ouiceps et la Dame autocéphale (pp. 127-128-129) que le procédé du mélange des genres atteindra véritablement des sommets en matière d’efficacité comique ; ne citons que :

‘Ce que je veux, c’est ton solide pancréasse, j’en ai jamais vusse comme çasse.
Ce que je veux, c’est ta cloison d’Sagoinse, pour elle j’en coince, ah oui vraiment !
Ce que je veux, c’est ta membrane optique pourvue d’deux trous bien sympathiques
Ce que je veux, c’est ton conduit des frères Gerbault qui m’ont toujours fait saliver l’museau
Ce que je veux, c’est ta valvule pylorique dont l’échappement est extrêmement pratique ’

Dans cette chanson, que nous avons présentée comme un texte à amorce de type perecquien (car c’est aussi ce qu’elle est), on aura pu noter de possibles références (cf. « poumons » « pylore », « sacrum ») au fameux « J’ai la rate qui se dilate », dont le principe était un peu le même. L’auteur serait-il donc, par moments (dans L’Opérette imaginaire, notamment) une sorte de comique troupier dans la lignée d’ Ouvrard ? Si l’on se réfère à la page 92 de Vous qui habitez le temps, on verra que cette filiation inattendue est en fait évidente :

‘J’ai le corps qui s’dérobe ! L’estomac qui a très froid !
La barbaque qui s’ dérobe, la vignolle qu’est toute folle !
Les oreilles, toutes pareilles ! Les yeux beaux, deux en trop !
La bouche une, opportune !… Les pensées sortent du nez
Ah mon cher que c’est triste à dire d’avoir été fait pour le pire
Ah mon Dieu quel grand tourment, d’avoir été construit en temps ».’

D’autres rimes seront fort cocasses : « J’suis pas la victoire d’Samothrace / Vu qu’j’ai vécu sans laisser d’traces » (O.I., p. 108), « Cassiodore » / « J’en r’veux encore » (O.I., p. 106), « saudade » / « panade » (O.I., p. 104), « comme dab » / « A baobab, à daobad » (O.I., p. 109), « barbote » / « homozygote » (O.I., p. 100), etc. De même, la « jolie bouche rose » est celle « avec laquelle on cause » (O.I., p. 120). Le subjonctif « chantasse » (mais « comme une baleine ») et la « trompe d’Eustache » côtoient « rastagoua », « sabretache » et « trous d’nez » (O.I., p. 107).

Autres changements de registre, dans Le Jardin de reconnaissance cette fois : l’incorrect « appartiendru » (p. 36) qui apparaît dans un contexte métaphysique et surtout, à la page 78, la rime en « pourpre »/ » soupe ». D’autres télescopages seront aussi très réussis : ce sont ceux qui concerne les interventions des Machines à dire voici, comme à la page 55 de L’Origine rouge où l’on passe d’une série d’éloges amoureux à « l’hypothétique chute des actions modulables indexées ».

Dans un même ordre d’idée, l’éclectisme de l’auteur – comparable à celui de Beckett (« Du Malebranche en plus rose » dit le narrateur de Premier amour), de Céline ou de Queneau – lui permettra, toujours dans L’Opérette imaginaire, de faire rimer « Philoctète » et « bicyclette », dans le cadre de la Chanson en chrome (pp. 105-106) : « Il avait pas lu Philoctète / Quand y trappait à bicyclette […] / Y songeait encore à Platon / Car il dormait tout l’temps déhors / Su’l’carton ! su’l’carton ! » (« déhors » correspondant un peu à la prononciation de Michel Simon dans Boudu sauvé des eaux). Ailleurs, ce seront les mots « nuque » et « Habacuq » qui se verront associés par la rime (même si l’analogie rimante et/ou phonétique n’est bien sûr pas la seule modalité de rapprochement). Dans L’Acte inconnu, on fera rimer « l’vide » avec « livide » et « Pyramides » (p. 140) et « grain d’sel » avec « septième ciel » (p. 141)

Enfin, cette réconciliation réalisée entre un certain classicisme et des formes plus modernes se retrouve tout naturellement sur scène au niveau des voix des acteurs novariniens, eux qui sont « [nourris] non seulement de Molière, Jarry, Claudel, Labiche mais aussi de notre langue telle qu’on la parle et l’accentue tous les jours à Suresnes, à Lille, à Roanne, à Neuchâtel, à Gennevilliers, à Saint-Etienne, à Beauvais… » : c’est ce qu’explique Novarina dans une interview qu’il accorda à la revue Mouvement 23 . Plus loin dans le même document24 il affirme qu’«[il] faut capter les forces du langage – ou qu’elles soient : dans le rêve, dans Mallarmé et au dos des camions ». L’éclectisme de l’auteur est encore signalée dans la biographie publiée chez Corti sous la forme d’une anecdote non anecdotique (d’où son intérêt) : « 1997 : Le 30 novembre, après une semaine de nô à la Villette, va à Troyes avec Pascal Omhovère voir Un de la Canebière de Vincent Scotto »

Notes
23.

Valère Novarina, « La combustion des mots et le sacrifice comique de l’acteur », interview accordée à la revue Mouvement, n°10 , octobre / décembre 2000 ; p. 24.

24.

Ibid, p. 26.