1.3.2 Jeux avec le récepteur et recul par rapport
à la forme

→ Poésie didascalique et didascalies dédidascalisées

L’autre initiative rhétorique qui nous fera encore songer à Queneau et à l’Oulipo, c’est l’utilisation singulière des didascalies ; dans Le vol d’Icare évoqué précedemment (cf. L..N. / V.N.), des personnages de roman prenaient leur autonomie, leur envol ; à la page 221 de Je suis (cf. « Il le fait »), c’est une didascalie qui se dédiscalise :

ANDRE MARCON
[…] J’hésite à partir d’ici : j’arrive plus à mettre mes deux pieds. Il le fait. Les plafonds sont au sommet. J’arrive plus à mettre les pieds dans la même mentalité. J’arrive plus à mettre mes pensées en idées. Mes deux pensées pensent chacune de son côté.’

C’est en somme l’irruption sur scène du théâtre écrit. C’est qu’il y a là, comme chez Queneau, une sorte de recul par rapport à la chose écrite et à la forme – ici théâtrale (mais dans Le vol d’Icare aussi qui est une sorte de roman-pièce et de scénario). Plus généralement et du point de vue du lecteur, les « Il le fait » novariniens sont d’ailleurs tout à fait fascinants ; car enfin comment diable faire ce qui est dit ? A cet égard, la plus drôle de ces didascalies est peut-être (J.S. p. 172) l’absurde (mais faisable) :

‘LA GRAMMAIRE
Je suis.
Elle le fait .

Ce dispositif très court est comme un poème de type haïku et une manière nouvelle de signifier que contrairement à ce qu’on pourrait croire, le « Je suis » ne se fait pas tout seul : il y a peut-être une aide au départ (que nous appelerons Dieu) mais après c’est à soi de se prendre en mains pour continuer à être.

Au fond, ce qu’il faut peut-être entendre en lisant « Elle le fait », c’est la voix d’un Monsieur Loyal qui demanderait au public (et ici : au lecteur) d’applaudir l’effort constant voire prodigieux de cette Grammaire (une grand-mère ?) qui le fait, qui le fait, qui le fait : c’est à dire qu’elle dit « Je suis » et qu’elle le fait – chose promise, chose dûe : elle est, elle y est, elle est dedans, au taquet, elle y arrive, elle le fait. C’est le miracle de la vie qui a lieu sur la scène. Ici, semble sous-entendre l’auteur, un seul mot s’impose et c’est : « Bravo ». Autre didascalie comique qui semble résumer, encadrer la création du monde : « Entre Dieu. / – Vois / Il sort. ». Ici, nous sommes presque en présence d’un mini-poème rappelant un peu à la fin de Cendres de Beckett :

[…] Pas un bruit.
Mer.
RIDEAU’

Notons qu’à partir du Drame de la vie, il n’y a quasiment plus d’italiques : cela concerne des didascalies qui semblent décidément faire partie de la représentation. Notons que la pagination change, la didascalie pouvant s’écrire à droite, comme dans La Chair de l’homme. Mais le problème reste entier : comment rendre ces indications concrètes ? Est-ce encore de cela qu’il s’agit ?

Face à des didascalies puisées dans La Chair de l’homme comme « Ici le port de Cherbourg s’enflamme » (p. 235), « Ils essayent la mort rapidement » (p. 419) et « Ils meurent en scène pour de bon » (p. 469), difficile en effet de mettre les choses en pratique. Une certaine poésie hermétique et humoristique reste cependant toujours de mise, comme à la page 337 de La Chair de l’homme où il est indiqué « Entre un nain » juste après « Le mort évanoui, voici l’amour ». Dans Le Jardin de reconnaissance, la Bouche d’Ombre, elle, se présente à nous comme une Miss Didascalie se confondant avec une conteuse contant le conte d’Adam et Eve : « Ils oublièrent l’auberge de La Varniée, le petit café Brusquet et la promenade des fleurs tout le long des rives du canal de l’Ourq », phrase qu’on pourrait essayer de dire (mais qu’en penserait l’auteur ?) sur un ton mi-mélancolique mi-désabusé comme celui que prenait Sacha Guitry dans ses films (voix off et didascalie étant des procédés se ressemblant un peu et se confondant parfois).

Autre exemple : « Ici elle ramasse son corps pour lui prouver qu’elle allait avec. […] Ils entrent dans le Parcimonial de sang : ils voient les mots leur échapper » (J.R., p. 28), la Voix d’Ombre commentant donc la confrontation, comme un écho à celle qui dit la liste de Thonon dans La Chair de l’homme. Elle dit aussi le Drame du couple, le Drame de l’être, le Drame de la matière, le Drame du Verbe d’action et, pour finir, le très musical Drame aux oiseaux se terminant par « l’homme blêmit », chute terrible. Pour le Drame du téléspectateur dont le Bonhomme de Terre et la Femme Séminale semblent les victimes consentantes, il est si bête qu’il « mérite même pas d’être évoqué » et le silence de la Voix d’Ombre est éloquent à cet égard.

Comme pour le « port de Cherbourg [s’enflammant] » évoqué précédemment, c’est la didascalie, ici maîtresse à bord, qui décidera du lieu où l’on se trouve, le récepteur se voyant tout à coup pataphysiquement téléporté. ; la didascalie dédidascalisée pourra alors se faire aussi impérieuse que la formule d’un hypnotiseur convaincant (ce qu’est peut-être Novarina) : « La scène est à Langres. En même temps que vous-même. La scène est à Langres, pas à Lannemezan ! » (O.I., p. 81). A la suite de l’affirmation « Personne, parmi les aveugles, n’a réussi à prouver l’existence de l’obscurité par le noir » (C.H., p. 491), on fera le noir (cf. « En voici ») et cela s’effectuera sous la forme d’une didascalie tout à la fois belle et originale, « Noir. Noir. Noir. Noir. », se détachant du reste car paginée à droite. Autre cas de figure : on tient compte du contexte de la représentation (comme André Marcon s’interdisant de dire « Feu sur toi, Toulouse » au Théâtre Garonne) et on aura « (donner la date du jour) » dans L’Origine rouge (p. 116) et « (Le nombre exact des spectateurs) » dans La Scène (p. 13).

Avouons notre impuissance à développer davantage : cette question, comme celle du statut exact du personnage (et des rapports qu’il entretient, ou pas, avec son nom) nous paraît trop compliquée ; d’autres que nous ont pourtant su la traiter – et nous renverrons notamment à l’article de Jean-Marie Thomasseau intitulé « Au pied de la lettre ou les indications chienniques de la mysancène » 25 .

Notes
25.

Jean-Marie Thomasseau, « Au pied de la lettre ou les indications chienniques de la mysancène », Le Théâtre de Valère Novarina, op. cit., de la page 23 à la page 35.