« Dans ce théâtre pareil-à-rien », les « jeux verbaux […] reposent sur des règles de jeu d’une extrême rigueur » : c’est ce que dit Guy Cloutier dans « Le déverseur de rémission »27: de fait, l’invention verbale est encadrée, canaliséé par des procédures rigoureuses, le dispositif le plus facilement repèrable étant sans doute la liste. Or, on le sait, c’est un procédé typiquement oulipien que Perec utilisa souvent (Je me souviens, Espèces d’espace, etc.) et on peut estimer que les listes de Novarina sont également des tentatives (chez lui comiques) d’épuisement – l’épuisement, ici, concernant surtout le récepteur.
Ce qui est passionnant pour le créateur, c’est sans doute le moment où ça bloque et de se demander si l’on doit continuer ; tout à coup, la liste existe, et le grand écrivain (Perec, Rabelais, Novarina) sait ne plus y toucher. Ajoutons que la notion novarinienne de « mouvement amoureux » s’applique parfaitement à Je me souviens : malgré la technicité oulipienne prônée par Perec, ce n’est que de cela qu’il s’agit.
Il s’agit aussi de toujours passer très vite à autre chose pour aller encore ailleurs en se relançant logodynamiquement, et recommencer à l’infini ; Céline Hersant l’a dit avant nous28 et de façon plus fine :
‘L’écriture se veut un chantier toujours ouvert, pour lequel il faut inventer en permanence de nouvelles consignes, de nouvelles procédures capables de relancer toujours plus les processus de maturation du texte. ’Tout meurt très vite et ressuscite encore plus vite : il faut toujours remettre de l’essence dans la machine, afin qu’elle reparte de plus belle et dans mille autres directions. Etienne Rabaté écrit, lui, dans « Le nombre vain de Novarina »29 que « [la] litanie, poussée ici au point de non-retour, est une volonté d’épuiser le texte, d’aller jusqu’au bout de ses possibilités » ; c’est, dit-il, une « entreprise d’exténuation de la langue par la répétition » dont on pourrait trouver l’équivalent chez Michaux et a fortiori chez Beckett – il cite d’ailleurs un passage de Watt pour illustrer son propos.
C’est aussi à une mise en scène de l’exténuation de la langue que l’on assiste : à travers certaines listes, on a même l’impression que Novarina essaie de donner un sens concret à l’expression « tentative d’épuisement » (« il le fait » pourrait-on dire) : il montre la fatigue de la liste s’épuisant et parfois même agonisant littéralement sous nos yeux, de façon comico-romantique.
Dans La Chair de l’homme par exemple, la série d’actions sous les arbres qu’on croyait finie reprend aux pages 471-472 mais c’est un chant du cygne, la structure sujet/verbe/complément étant considérablement chahutée (la machine ne fonctionne plus) : il y a des verbes intransitifs, des précisions, des C.O.I. et des compléments circonstanciels comme si la liste, s’épuisant sous nos yeux, avait besoin d’aide pour mourir enfin. C’est cette dimension plus organique que mathématique qui nous empêche de ranger V.N. dans la catégorie des oulipiens mais on verra qu’il se démarque d’eux de bien d’autres manières…
Guy Cloutier, « Le déverseur de rémission », La bouche théâtrale, op. cit, p. 143.
Céline Hersant, « De fil en aiguille : le tissage du texte », La bouche théâtrale, op. cit., p. 39.
Etienne Rabaté, « Le nombre vain de Valère Novarina », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 42.