Si nous multiplions ici les références à l’Oulipo (il est certain que l’auteur ressemble par moments à Queneau, Perec ou Roubaud), il ne faut pas s’y tromper : la patte novarinienne change tout. Au début de Vous qui habitez le temps par exemple (p. 11), Novarina semble certes reprendre à son compte le projet pérecquien de tentative d’épuisement (ici surtout appliquée à des véhicules motorisés) mais la grosse différence, c’est que des éléments spécifiques à son univers de fantaisie débridée apparaissent çà et là, qui font que le texte n’a finalement pas du tout la stricte objectivité voulue en grande partie par l’auteur des Choses (cf. « camionnette signée Dunlop » et « la Femme au pantalon mort », notamment). Cela posé, dans sa radiodiffusée Tentative de description de choses vues au carrefour Mabillon., Perec dit voir, entre autres, un « ballet de chiens et de parapluies », des panneaux publicitaires (« Un coup de fil, ça rassure », « Les cocotiers sont arrivés »), un « connard avec une voiture de type rallye » et des « officiers de l’Armée du salut qui visitent Paris », ce qui, sous le rapport de la diversité carnavalesque, de la fantaisie et des effets de surprise, est quasiment novarinien.
Perec est encore connu pour les textes où il s’interdit d’utiliser certaines lettres (cela ne concernant pas que Les Revenentes) ; cette forme de contrainte où l’on s’interdit quelque chose peut aussi, parfois, concerner Novarina – Christine Ramat30 nous le rappelle : « En écrivant LeDrame de la vie, l’auteur dit "s’être imposé une privation, celle des indications scéniques" ». Quant aux Impératifs (in T.P., pp. 89-109), ce sont plus des encouragements que des contraintes mais on pourra estimer que dans certains cas, cela se confond un peu.
On pourrait encore remarquer que Novarina nous propose par moments des sortes de structures hyper-rigides et typiquement oulipiennes comme, sur cinq phrases (in J.S.), « Notre […] qui êtes en nous, comme […]. » ou alors « La tête de l’homme est un/une […], autant d’initiatives rappelant l’impitoyable « H[…]M[…]R[…] » de Queneau (qui donnera « HuMeR/ HoMèRe/HoMaRd ») in Sally plus intime - le jeu en question se retrouvant encore mieux dans la modèle « H[…]rque » qui débouche dans La Lutte des morts sur « Harque, Hurque, Horque » (p. 206). Mais ce sont là des exceptions, Novarina semblant ne pas souffrir qu’un dispositif ne soit pas fragile d’une manière ou d’une autre. Sur le modèle de la structure fixe (qui est plus ou moins à l’origine de tout programme informatique) mais ici fixe a priori (ce qui change tout), il bâtit cela dit nombre de dispositifs (ainsi du parcours de vie géométrisé et balisé par des initiales à la page 29 de Je suis, mais on pourrait trouver mille autres exemples encore plus significatifs).
Contrairement à certaines apparences, il semblerait donc que l’Oulipo (et l’importance que l’Ouvroir accorde à la contrainte érudito-ludique) ne fasse pas vraiment partie des influences de Novarina. En effet, nous ne sommes pas en présence d’une littérature à contraintes, l’auteur travaillant surtout (car ce n’est pas tout à fait pareil) à délimiter un terrain ; il faudrait peut-être même le comparer à Ponge de ce point de vue : l’auteur du Pré, de fait, procédait de la sorte – idem (a fortiori) pour Danielle Mémoire, auteur hélas encore méconnu, publié chez POL et qui a comme Novarina, construit son œuvre à partir de pistes qu’elle explore obsessionnellement depuis le début de son entrée en écriture, pistes auxquelles elle est restée fidèle avec une constance tout à fait impressionnante (au moins jusqu’à présent).
On pourrait même évoquer ici l’idée d’un lit de Procuste en ce qui concerne le projet novarinien de resserrement rhétorique – pourtant, le resserrement en question ne saurait être qualifié d’impitoyable. Disons qu’il y a tout un jeu toujours plus ou moins reconduit mais avec une assez grande marge de liberté et des techniques qui varient en fonction du livre en train de s’écrire. Cette diversité d’approches est la raison pour laquelle chaque ouvrage semble avoir sa personnalité propre, malgré le retravail d’une matière rhétorique qui était déjà plus ou moins là au départ, en amont.
Christine Ramat, Valère Novarina. La Comédie du verbe, Condé-sur-Noireau, France, L’Harmattan, 2009, p. 160.