1.3.5. Ciments rhétoriques et leveling novarinien

→ « Y crime X, naissance de Z » 

Dans le style ultra-rapide, les changement de rythme et les incessants coq à l’âne, on est très proche, avec ce théâtre, d’un zapping fou au fond très maîtrisé. Pourtant, le terme de jeu-vidéo s’applique peut-être encore mieux à cette œuvre si mouvante et comportant plusieurs niveaux, ce dernier terme étant à rapprocher du mot anglais level  et des passages brusques ou glissements progressifs d’un univers à l’autre, passages et glissements qui s’effectuent de fait constamment dans les jeux en question. Sans utiliser les mêmes mots, Olivier Dubouclez semble faire allusion au leveling (mais un leveling qui serait théâtral, littéraire, organique et rhétorique) dans son ouvrage Valère Novarina, la physique du drame :

‘La dramatisation coagule en moments et en zones : les « rosaces » de La Chair de l’homme ou les « actes » de L’Origine rouge ouvrent une forêt de lieux communs ; on y retrouve la liturgie, la Cène , la pastorale, espaces frénétiques et successifs où tout va plus vite, sans idée de la direction ou des raisons d’agir. On bascule d’un espace dans l’autre sans qu’il y ait là progrès ou nécessité narrative : le drame consiste en une topographie dynamique qui se stabilise à chaque fois autour d’un motif, d’une obsession, d’un acte de parole : scène des « prières », scène des « visions », scène des slogans….31 ’

Bref, si le mot leveling (qui consiste donc dans la possibilité de passer d’un niveau à un autre) n’est pas prononcé par Olivier Dubouclez, il se peut qu’il y pense, son approche de l’œuvre, vue comme un « ensemble d’unités »32 mettant bien en évidence la modernité du novarinien. Les phrases faisant l’entame de L’Envers de l’esprit (p. 9) où Novarina lui-même décrit son art vont encore dans le sens de notre idée : « Progression par nappes, déversement et vagues : les scènes s’éboulant les unes dans les autres ; l’une cédant à la suivante à l’instant non prévu »

Quoi qu’il en soit, il nous semble que ces nouvelles terminologies (level / leveling, zapping, etc.) s’appliquent au fond à toutes les pièces de V.N. mais en particulier au Drame de la vie, où X crime Y en permanence, ce qui est un classique du jeu-vidéo (un thème ayant récemment fait son entrée en la littérature grâce à de jeunes auteurs comme Chloé Delhaume). Notons qu’ici crimage peut novariniennement se confondre avec mangeage et que c’est également le cas dans un jeu comme Pac Man mais la différence est que le crimage-gobage débouche presque mathématiquement sur une naissance (en ce sens, crimer est constructif), cela concernant un nombre très impressionnant de pages – ne citons que la page 162 :

‘Le Danseur Clysto crime l’Homme de Où, naissance de l’homme de Sept. Le Cycliste crime Jean Les Coqs, naissance du Docteur Perpétral. Amédée Boschetti crime l’Ouvrier du Mond, naissance de l’Homme Amné. Ermemond vrime l’Amboléon Borché, naissance de l’Ambulancier Jamblique, Le Très Haut crime le Tronçon Vernicien, naissance de l’Enfant Valère. Le Douanier Dogan crime l’Amboléon de Potard, naissance de la Terre de Terre. Le Douairier Doguignon crime le Danseur Clystorion, naissance de l’Homme de Millimond. Trou Vocassin crime l’Homme de Pothaire, naissance du Jongleur Roudul. Le Chien de Bonderie crime l’Enfant Amné, naissance du Professeur de Pont. Picardy crime le Docteur Turban, naissance du Sabreur Mercique. L’Homme de Bron crime le Musicien du Bas, naissance de l’Eléphantier Véro. L’Enfant Moteur crime le Danseur Trouique, naissance du Strangleur Véro. L’Homme de Ludre crime ambère Dublique, naissance du Tétrassier Véro. Mambron Sadret crime le Sourcier de Chair, naissance du Vapeur Ricardon. Ludus crime le Docteur des Matières, naissance de l’Enfant d’Albon. Chudul crime le Planéticien, naissance du Vocassier. (D.V., p. 162).’

C’est donc un nouveau moule en « Y crime X, naissance de Z » (disons que nous sommes un peu entre la Bible et Pac Man). Pourtant, il y a de subtiles variantes comme : « L’Homme de Maxa crime l’Homme de Boda. Naissance de Boda. Naissance du Vétérin Médicant. Il crime le Viandeur Salvaté. Naissance du Chantre de Vaudret » ; parfois, il y a plusieurs naissances d’un coup à la suit d’un crime : « […] Doc Santube crime l’animal Cratile. Naissance de Contre-Gigue, Malbot, Gravon, Forgit, Irq ». Autres modalités : « Gaby crime Viran. Naissance de Galbus » (D.V., p. 52) ou « Sermon Fermique crime les Enfants Pariétaux. Entrent Rameau, le Chœur, le Un, Action Comique, Circulation du Crim, Lancier Scopique. » (D.V., p. 96) ; ici, « Entrent » équivaut peut-être à « Naissent » . Parfois, on a l’impression que ce sont plusieurs crimes (ou plutôt crimages) qui débouchent sur une naissance : « Adramélech crime Obstinus. Convive Museau crime Convive Nasse. Cache crime Luquet. Naissance de l’Ingénieur Armand. » (p. 76). Quoiqu’il en soit, le crimage ne débouche pas toujours sur une naissance, ou en tout cas, elle n’est pas mentionnée : « L’homme de Angon crime l’homme de Damon et meurt. […] L’homme de Bardant crime l’homme de raie et meurt. » (D.V., p. 98), cas de crimage gratuit (mais les autres le sont peut-être aussi). On crime mais le fait-on pour enfanter ? (Ce n’est pas sûr). Crimer doit-il être assimiler à faire l’amour ? C’est une autre possibilité.

Novarina est donc en l’occurrence moderne à son insu, car on ne sache pas que le jeu-vidéo fasse partie de ses pratiques culturelles. Aussi bien, on pourrait le comparer à un peintre comme Dali, chez qui les cadres (falaises, déserts ou plages, haies de cyprès, etc.) sont toujours un peu les mêmes. Pourtant, lorsque Novarina revient sur le motif, c’est en changeant parfois radicalement de manière et en apportant toujours de nouvelles couleurs aux tableaux proposées : enterrements, castelet de Gugusse, tables de J.T., champs de bataille, scènes bibliques, mangeries, tribune politique, homme à la fenètre, etc.

Notes
31.

Olivier Dubouclez, Valère Novarina, la physique du drame, op. cit. pp. 32-33:

32.

Ibid., p. 16.