2.1.2. Manifeste enfantin pour un Bescherelle revisité

→ « Cancrer »

Ici pourtant, on ne se contente pas de confondre et de mélanger les temps : on en invente d’autres comme dans L’Origine rouge (p. 184) avec le « pire que passé », le « presque perdu » et le « plus qu’attendu ». A la page 188, il y a aussi le « futur parfait », et le « plus que présent », le plus amusant de ces temps imaginaires étant peut-être le « moins que présent » qui renvoie au statut du dernier de classe, assis près du radiateur et regardant les oiseaux – ici, comment ne pas songer à Prévert et au cancre de Paroles ? Cancrer, d’ailleurs, est ici présenté comme une sorte de métier puisque, dans Vous qui habitez le temps, c’est le premier mot d’une série d’activités qui, pour certaines, semblent professionnelles. L’adjectif "imaginaires" n’est pas forcément idoine pour qualifier les temps inédits proposés par l’auteur : ils sont surtout potentiellement plus précis que les temps officiels, le   « désolatif » par exemple qui suggère une plainte et le « roboratif » qui aurait comme le pouvoir de reconstituer, etc.

« Vous qui habitez le temps » (sans doute les hommes, ces animaux du temps, conscients de l’histoire, etc.), ne serait-ce pas aussi "Vous qui êtes dans les temps" et qui, comme dit Senghor, « déclinez la rose » ? Quoi qu’il en soit, ce relatif refus du temps admis et officiel (en tant que figurant dans le Bescherelle) se retrouve souvent chez l’auteur qui, pataphysiquement, va en chercher d’autres dans son imagination – dans son enfance ? On assiste d’ailleurs dans cette œuvre à une sorte de cours de conjugaison d’un genre tout à fait particulier :

‘L’antépositif s’accorde en nombre au genre de la préposition que son verbe complémente ; au mode équilatif, tant qu’au dépréciatif, le régime du sujet reste blanc. Dites les six modes qui sont : L’optionnel, le didactif, le subodoratif, l’injonctif, l’inactif, le dodécationnel. Séparatif est le mode de séparation ; l’optionnel est le mode de l’option. Seize temps sont quand il en est encore temps : le présent lointain, le futur avancé, l’inactif présent, le désactif passé, le plus-que-présent, son projectif passé, le passé postérieur, le pire que passé, le jamais possible, le futur achevé, le passé terminé, le possible antérieur, le futur postérieur, le plus-que-perdu, l’achevatif, l’attentatif. (V.Q., p. 19).’

Commentant ce passage dans « La Parole éclatée »33, Allen S. Weiss propose ce développement  :

‘N’avons-nous pas besoin d’un nombre infini de temps et de modes grammaticaux nouveaux, aussi variés que les possibilités rhétoriques que l’on redécouvre aujourd’hui grâce à la linguistique théorique ? Ces aberrations révèlent la folie de l’imagination, la manifestation des différences in extremis. Chaque monstre vocal ayant une structure totalement idiosyncrasique, de nouveaux modèles grammaticaux, rhétoriques et poétiques sont nécessaires pour décrire ces modes discursifs irréguliers, excentriques, hétéromorphes.’

L’explosion des temps ici évoqué contribue aussi à babéliser encore plus le français tel que travaillé et mis en scène par l’auteur puisque, outre les dialectes et les isolectes, il faut aussi compter avec les idiolectes et l’idiosyncrasie des structures de « chaque monstre vocal », pour reprendre les termes d’Allen S.Weiss. Quant à la conjugaison proprement dite, c’est, dans L’Origine rouge (p.191), une véritable catastrophe comique :

‘J’ai véviendu ; je voluiri ; nous vorinsses : il abafallu que nous visîmes… Que je vinque ou que tu vévoluisses, nous visûmes peu : non-non-non, nous ne volindrûmes plus vilissuir ! mais il vélinzivolu voudre ce que nous nous vilainssions qu’il vile… Lorsque nous vélinssu ce que tu vinzules, nous ne sapûmes d’aucune façon ce qu’il véluvissait visiendre de ce que nous vévoulûmes : nous voluivicissions fuir tout ce que l’ombre de nous-mêmes voudrasse. ’

Il est vrai que tous ces temps existent peut-être, mais alors dans la quatrième dimension novarinienne – et certainement pas dans le Bescherelle ; l’amusant, c’est qu’il y a comme des restes de respect, des scories scolaires – sinon, il n’y aurait pas forcément de s à « tu vévoluisses » ni d’accent circonflexe (cf. imparfait du subjonctif) à « visîmes » dans « il abafalu que nous visîmes », etc.

Notes
33.

Allen S. Weiss, « La parole éclatée », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 188.