2.1.6. Jean des Dictées

Toujours aussi potachiquement, le cérémonial de l’appel se verra parodié, ici surtout appliqué à soi (« tes colles » pouvant d’ailleurs rappeler « l’école » et d’éventuelles heures de colle) : « combien nous sommes ? Jendulphe, rien dulphe, liendulfe, murdules, mes colles, ses zigues, tes pinces, tes colles, son œuf, nosotros, bibi et imoi, titi et lulu » (O.R., p. 104). Jean des Dictées semble, lui, voué à la chose scolaire : dans son cartable, pas de coups de poings mais plus camusiennement : le rocher de Sisyphe. Même supplice dans Le Discours aux animaux (p. 137) : « J’ai dû passer vingt ans en dictée ». Quant à Panthée, il est hanté par une dictée qui commençait par « L’autel était à Jérusalem mais le sang de la victime baigna l’univers » (O.R., p. 132), incipit résumant efficacement le Second Testament. On peut d’ailleurs supposer que le comique à l’œuvre s’applique aussi à un catéchisme présenté comme traumatisant : « Quand j’étais enfant, j’ai chanté moi aussi des chansons stupides » se plaindra-t-on dans Le Drame de la vie (p. 284) et on parlera dans L’Atelier volant du « supplice de la récitation » (p. 148) et même d’un « examen d’nombril » (p. 9).

Autre épreuve terrible, il faudra au début du Drame de la vie (p. 12), et ce devant la terrifiante figure professorale qu’est « Docteur Lodon » (sorte d’examinateur de Morts se situant entre Saint Pierre, le Sphinx, Cerbère et Charon) « [réciter] la liste des verbes qui sont ! » : or, les « verbes qui sont » sont les « verbes en ut » et les « verbes en bouif », soit des verbes n’existant pas : que faire dans ce cas ?

Dans Le Discours aux animaux, on passe ses enfances à être « malheureux en physique », ce qui peut s’appliquer au corps mais aussi à la discipline. Comme une épée de Damoclès, la perspective d’éventuelles mauvaises notes – « Vous allez avoir un rond » (L.M., p. 519) – pèse lourd au-dessus des chères têtes blondes : ici, une « [réflexion] à l’oral » pourra valoir « zéro point » (B.C.D., p. 169) : l’apocope est drôle mais l’élève, angoissé et l’école, menaçante : face aux inquiétants « professeurs de l’Ecole Française de Suture », les « Anciens du Collège de Vengeance » portent toujours des « cartables » comme autant de dangereux forçats scolaires aux tatouages indélébiles.

Quant au redoublement (autre cause, plus concrète, du phénomène), il est d’ailleurs évoqué dans Le Discours aux animaux (p. 49) où l’on parlera même d’une « Enfance de cent ans » comme si l’enfance était une guerre interminable contre des adultes vous empêchant de grandir. Ici, l’épanouissement est impossible : l’écolier de mélancolie est inscrit à l’école d’impuissance – mais il y a aussi « l’école d’imprudence » (C.H., p. 182) et « l’école de Sortie » (p. 211) : au fond, on n’aspire qu’à faire le mur et à devenir un « garçon buisson » (et tant pis si nous attendent dehors les mêmes mésaventures que Pinocchio). Signalons au passage que cette « Enfance de cent ans » fut également évoquée par le Beckett de L’innommable 38  :

‘[…] me voilà, avec ma barbe blanche, assis parmi les enfants, disant n’importe quoi, de peur d’être frappé. Je mourrai en sixième, chargé d’ans et de pensums […] Elève Mahood, pour la vingt-cinq millième fois, qu’est-ce qu’un mammifère ? […] Elève Mahood, répète après moi, L’homme est un mammifère supérieur […] qu’est-ce que ça pouvait bien lui foutre, à l’élève Mahood, que l’homme fût ceci plutôt que cela ? ’

Dans l’univers scolaire novarinien, les réflexions des professeurs (« Il tient son cahier comme un salopiot ») pourront sembler désobligeantes mais on persiste malgré tout dans son refus de « l’apprentissure du beau parole » (T.P., p. 32) : on s’oppose à tout ce qui représente la norme et le formatage et on continue à porter des « Hâhâbits de Dérision » (C.H., p. 378) pour lutter contre le mensonge ambiant qu’incarne le professeur Frontispice, qui (tout l’indique) n’est qu’une façade. On le voit : comme pour les docteurs-doctusses, l’onomastique pourra aussi être très expressive et jouer un rôle important dans cette vaste entreprise de parodie tout azimut ; ainsi, le « professeur Losange » (D.V., p. 222) est sans doute un disciple d’Euclide et de Thalès et la moquerie continuera jusque dans la tombe puisqu’on reconnaîtra un défunt professeur de géométrie à ses « ossements triangulaires » (D.A., p. 165). On parodie également des formules connues dont on se sert ready-madiquement (osons l’adverbe) en les appliquant à autre chose : « Soit une chose qui est : elle devient pire à chaque instant » (D.A., p. 133).

Au début de L’Acte inconnu, les deux chantres, munis de baguettes, semblent donner sur un tableau noir invisible, à moins qu’il ne s’agisse d’une carte du monde (à un moment on en voit même une), un cours d’histoire plein de bruit et de fureur – mais tous ces peuples se déchirant au nom de dieux ridicules (Hurlume Potu, Boulga, Mésode, Tubal) auront finalement plutôt tendance à nous faire rire. Plus loin (pp. 156), le farfelu professeur d’autrui lancera avec exaltation « La matière respire, les enfants ! […] « Le réel respire ! » Apprenez-moi ça par cœur ! ». Et que dire des expériences de Raymond de la matière ? Si elles devaient s’apparenter à un cours, ce serait à coup sûr un cours de pataphysique-chimie : « Voici deux récipients » nous annonce-t-il : dans l’un, on verse le « contenu de l’Histoire » et dans l’autre, on « décide arbitrairement que l’homme est l’Acteur de l’histoire. […] Au bout du compte » débouchez s’il vous plaît, le résultat est le même : toute l’eau est par terre » (pp. 83-84).

Autre matière enseignée (dans Vous qui habitez le temps), la zoologie sera également au programme (p. 19) mais les animaux étudiés n’ont pas forcément été recensés par Buffon (cf. « muselarde », « sicoptère », « huche-bûche », « onfrette »). De même, l’éducation physique et sportive semble elle-aussi représentée (il y a par exemple l’épreuve « d’aberrances terrestres » et le « lancer du corps ») mais les activités proposées n’ont pas l’air bien raisonnables. Bref, l’univers scolaire novarinien présente les allures carrolliennes d’un monde inversé peuplé d’exaltés, d’hystériques et de fous, de conseillers de désorientation et de maîtresses castratrices aux cheveux bizarres tandis que le seul à rester à peu près logique, c’est le cancre.

Notes
38.

Samuel Beckett, L’innommable, 10-18, 1972 (on verra que ce n’est pas la seule correspondance entre cette œuvre et l’univers novarinien).