2.1.7. Un cancre esthète et douloureux

Même si, comme il le dit par ailleurs, c’est toujours « dans l’empêché que ça pousse », les empêchements et surtout les difficultés d’expression ne relèvent pas du tout d’une stupide anarchie sans fondement ; c’est plus profond que cela, et il y a, nous semble-t-il comme une plainte, liée à cette forme d’impuissance, et qui s’exprime dans L’Animal du temps : « J’avais une idée par an, sans mot pour l’exprimer : trois mots par jour et sans savoir comment les attacher. » (p. 49), ce qui se retrouve (in V.Q., p. 91) dans l’incapacité à « [s’]accrocher aux mots d’une phrase en vrai » évoquée plus haut.

Le mot échappe, le mot n’est pas là ; il y a comme une angoisse lié à l’absence de mots ou à l’incapacité de produire du sens. La figure cancrique novarinienne semble souffrir d’être ainsi à la traîne du mot et de la langue, cause directe de son bannissement par autrui et par l’institution. Quoique comique, c’est un personnage tragique. Endossant le stigmate, c’est l’écrivain lui-même qui, à cause des libertés qu’il prend avec la langue, s’assimile à un cancre – au fond, c’est peut-être lui, le vengeur en chemise courte (D.V., p. 256), le Vengeur des Cancres – bref un super-héros scolaire qui plairait beaucoup à Gotlib. Le cancrat de ce cancre-là est surtout un défi lancé à la face de la Seule à cédille : il s’agit pour lui de « faire cancrement […] tomber l’orthogon » (T.P., p. 47).

Pour le mot société par exemple, il pourra l’orthographier à la manière de Brisset – « sauciété » (D.V., p. 97) – et le verbe « mourir » pourra, lui, être conjugué à la façon de Céline, « mourrerez » (D.V., p. 69), toutes ses conjugaisons incorrectes pouvant même rappeler aux amateurs certaine chanson de Renaud (cf. « nous nous en allerons – de requin ! », « je repartira », etc.), un rebelle lui-aussi, et qui critiquera également l’institution scolaire (cf. « Si l’école apprend pas ça, alors j’dis halte à tout », etc.). De même et pêle-mêle, on écrira « Souffrez sans vous plaigner » (D.V., p. 289), ou « doulourable » (C. H., 498) ; dans Je suis (p. 49), le mensonge (ou l’hypocrisie) deviendra la « mentardise » (voire la « fauchetonnerie ») ; on ne dira pas fourberie mais « fourbacité » (B.C.D., p. 170). On ne dira pas preuve mais « preuverie » (V.Q., p. 40) ; on ne dira pas (V.Q., p. 44) bulldozer mais « buldozier »(bulle d’osier ?) ; on ne dira pas en partant mais « en partirant », pas cela mais « ceça », pas le tuyau mais « la tuyau » (D.V., p. 263), etc., etc.

La méprise pourra n’en pas être une et correspondre à une incapacité momentanée de l’enfant à prononcer correctement ; dans une interview accordée à la revue Scherzo (pp. 11-12), l’auteur parle de son propre fils et d’un mot évoquant irrésistiblement la scène et le théâtre :

‘Quel a été, à chacun d’entre nous, notre premier mot ? Le mien, je ne sais pas , mais je sais celui de mon fils Virgile : « dido » (rideau). Le mien, c’est peut-être « rideau » aussi.’

Quant au « je m’est attaché une pierre à mon cul » de Vous qui habitez le temps, ce n’est peut-être pas une faute dans la mesure où il arrive – en psychanalyse, en philosophie et bien sûr en poésie proprement dite avec le fameux « Je est un autre » rimbaldien – que le "je" soit conjugué à la troisième personne du singulier ; mais, dans ce cas de figure particulier, c’est « je s’est attaché » que nous devrions lire.

Dans Le Drame de la vie, c’est le mot aubergine qui est dit « ourigie » (D.V., p. 157) ; en pratiquant un mélange à la Novarina, nous pourrions d’ailleurs aboutir au mot origine. A l’origine de cette « ourigie », il y a d’ailleurs un jeu d’enfant :

‘Lapus […], enfant, creusa le corps d’une aubergine, la mit sur un muret avec une flamme dedans puisattendis sans bouger. Alors je posa une bougie dans la courge […] et je prononça sans fin le mot « ourigie » jusqu’à voir Dieu et je vis le monde entier finir comme une courge.’

Dans Le Jardin de reconnaissance, le Cancre Logique Novarina nous fait remarquer (tout en faisant exister les autres options possibles), que le dormir (l’acte de dormir) aurait pu s’exprimer autrement ; on a certes retenu dormition mais c’eût pu être dormaison ou « dormement » (comme à la page 61) ; la langue créole l’a compris, qui, pour beauté, pourra préfèrer belleté. Dans un même ordre d’idée, au début d’une émission qu’Arte (car la « machine à dire Voici » à parfois du bon) lui a consacré en 2002, Novarina s’amuse des interprétations que chacun, selon sa culture et son pays, donne du titre de sa pièce, L’Origine rouge ; or, il nous explique qu’il s’agit d’un titre sans signification véritable qu’il a choisi tout simplement parce qu’il sonnait bien : c’est en somme un choix esthétique, musical, ni plus, ni moins. Car enfin, le cancre est non seulement logique mais encore sensible au beau, et on pourrait même estimer que l’appellation de cancre esthète lui irait tout aussi bien ; ici, la vision est certes subjective mais dire « L[’]endemain » (J.S., p. 42) au lieu de "Le lendemain" a une certaine allure…

Le talent du dramaturge est aussi de savoir s’entourer d’acteurs capables de nous donner les clefs de ce beau d’un genre neuf ; ainsi, dans ses enregistrements de L’Inquiétude et de L’Animal du temps, André Marcon fait passer l’idée que cette esthétique littéraire nouvelle est intimement liée à la plainte, à la faute, au comique et à l’enfance : peut-être faut-il donc d’abord écouter ses acteurs avant de se mettre à le lire ? Car enfin, affirmons-le : si des clefs existent, ce sont eux qui les détiennent.