2.1.8. Les opitéaux des gens sans les oreilles

Puisées çà et là, voici en tout cas d’autres perles dont le coupable n’est autre que ce fameux Cancre Logique qui sommeille en l’auteur et en chacun de nous : « Bien que je soive de l’aut’côté » (J.S., p. 107), « quèque chose » (J.S., p. 201), « un porc immasse » (V.Q., p. 68), « Ma vie est finite » (J.S., p. 113), « Nos mots chutent du œil » (O.R., p. 120). Quant au mot yaourt, il deviendra « yogour » (p. 47) et « ya-hour » (p. 46), ce dernier mot pouvant éventuellement un des derniers épisodes (« Yahoos ») des Voyages de Gulliver. D’autres tournures familières (et liées à d’éventuels accents), relèvent d’un registre parlé incorrect d’un point de vue académique (mais peut-être pas d’un point de vue « macadémique ») : « J’ai aimé la vie autant qu’êm’ déteste » (V.Q., p. 59), « Quelle heure est-y ? » (V.Q., p. 80), « L’endemain matin d’euce jour d’ténèbres » (V.Q., p. 65). Notons encore, dans Falstafe (les erreurs concernant décidément toutes les pièces), le cas particulier d’un personnage quasiment incapable de faire une phrase sans fautes ; cela débouchera pêle-mêle sur des mots cocasses tels que « carcatoes, altercaqueter, capharnarum » (p. 580), « accaparateur, assassinateur » (p. 572), ou « spartienne, lantermoyée, godeluron » (p. 570) – « Arrière, Chénapine ! » pourra opposer Falstafe...

En somme, il nous semble que l’auteur « assume la faute » contrairement à Cendrars qui, malgré l’amour qu’il disait porter à ces dernières, essayait tout de même de les éviter ; il s’en expliqua d’ailleurs dans un court poème en prose intitulé Coquilles et tiré du recueil Au cœur du monde : « Les fautes d’orthographe et les coquilles font mon bonheur. / Il y a des jours ou j’en ferais exprès. / C’est tricher. / J’aime beaucoup les fautes de prononciation les hésitations de la langue et l’accent de tous les terroirs. » ; ici, la dernière phrase pourrait, semble-t-il, être prononcée par l’auteur...

Mais pour en revenir à l’enfance proprement dite et citer cette fois Alain Borer, nous nous permettrons de reproduire ici un passage assez long de son article, tiré de Valère Novarina. Théâtres du verbe 39 et s’intitulant « Novarina L’Hilarotragédien » (nouveau cas d’oxymot) :

‘Drôle dans notre contexte comme dans le leur Les Arcaniens d’Aristophane, Le Dr Faustroll de Jarry, La Résistible ascension de Brecht ou L’île pourpre de Boulgakov, Le Babil des classes dangereuses de Novarina, titre générique de sa langue à l’œuvre, sa langue en cours, se place sous le signe de l’enfance, des classes sociales mais d’abord scolaires, du babil enfantin dont Jacobson, dans Langage enfantin et aphasie, rappelle qu’il a partie liée avec l’impossibilité d’énoncer (au point que ces trois mots du titre, rapporté à la fameuse étymologie de l’infans, n’en font qu’un) : d’emblée, les « parlages vides de sens, les labils vides de Novarina s’inscrivent dans la Poësie, assurément, au sens du XVIIème siècle, non dans un genre littéraire mais dans la langue même, renouant avec un axe peu fréquenté des Belles-Lettres, le « bébé babil » de Joyce dans Anna Livia Plurabelle, le « babil du sens » de Barthes dans S/Z, le « babil ou le dialogue » de Leclaire, sinon le mystérieux « babil effilé » de Corneille dans La Comédie des Tuileries : parce qu’une œuvre réinvente ses devanciers elle chamboule nos bibliothèques (babil étant l’anagramme de bibal, comme disent les rats de bibliothèque) et confond la langue -Tour de Babel en « tour de Babil » de Piersens.’

Sans parler comme Alain Borer « d’impossibilité d’énoncer », nous parlerons juste d’une difficulté à prononcer et à trouver les mots justes qui pourra donner lieu à des formulations cocasses et incongrues comme « les opitéaux des gens sans les oreilles » de La Lutte des morts (p. 384) – expression qui, étant donné le sujet de la pièce (mais ne l’affirmons pas), désigne peut-être le service des mutilés de guerre. Les formulations de ce type fourmillent en fait dans l’œuvre de Valère Novarina ; notons-en encore quelques-unes qui nous paraissent significatives, ainsi ce pléonasme comique : « réflévéchir anévec têtasse » (C.H., p. 342). Ou encore cette affirmation : « ma perspective est anéantite (J.S., p. 113). Parfois, le sens est tout à fait impossible à trouver comme dans cette belle phrase incorrecte et rythmée : « Cent vaut les gros des durs du pantalard qui maxe » (D.V., p.71). Mais en fait, c’est surtout dans La Lutte des morts que la faute est reine ; c’est vraiment dans cette pièce, nous y insisterons plus loin, que culmine ce qu’on pourrait appeler l’art brut novarinien.

Notes
39.

Alain Borer, « Novarina L’Hilarotragédien », Valère Novarina. Théâtres du verbe, op. cit., p. 68.