2.2.2. De l’autre côté du miroir (au pays des
Urlumerveilles)

→ « Silence, je fabrique mes animaux »

Au fond, quand on essaie de rentrer dans l’univers novarinien, on est un peu comme Alice explorant un terrier, tombant en un gouffre fantastique et mystérieux et y rencontrant les personnages les plus burlesques et les situations les plus incongrues – aussi bien, l’auteur pourrait sans doute faire sien ce mot (d’ordre) du premier Tzara, tiré d’un Manifeste Dada écrit en 1918 : « Chaque page doit exploser, soit par le sérieux profond et lourd, le tourbillon, le vertige, le nouveau, l’éternel, par la blague écrasante ».

Au reste, même si cette faune-là est souvent furtive et qu’on ne saurait ici parler de personnages véritables (les mots silhouettes ou apparitions convenant beaucoup mieux), on pourrait tout à fait, comme pour Carroll (cf. « Chat du Cheshire », « Lièvre de Mars », « Snark », « Boujeun », « Tortue fantaisie », etc.), avancer l’idée qu’il existe un bestiaire comico-fantastique chez Novarina.

De fait, dans certaines pièces, l’animalité proprement dite sera présentée certes fugacement, mais toujours à travers des dénominations cocasses (ainsi, notons « Jean Taupin », « Jean Terrier », « Elisabeth Caribou », « Ambroise Canard », « Le serpent Mulot », « le rat masqué », « le rat gondin », « Le Dauphin Jébélon », « Saint Chien », « Le Général Potame » et « Le Chien Calineau »). Dans Le Discours aux animaux (p. 56) on parlera des « trous kangourous », « kangourou » signifiant « Je ne sais pas » pour les Aborigènes et le trou évoquant sans doute l’idée de poche marsupiale :

‘Outrés par ma stupidités, en Australie équatoriale ils remenacent de m’expédier ! Fin fond du bush, avec les ours blonds et les trous kangourous qui s’ouvrent déjà en grand à deux mois. ’

Le monde sous-marin et la « Troupe liquide » des « bêtes poissons » (L.M., p. 316) sont assez peu souvent mentionnés par Novarina (ce qu’on pourrait déplorer) mais on trouve tout de même ceci à la page 265 du Discours aux animaux : « Les poissons des océans straglés gardent encore sous leurs yeux des traces bleues de m’avoir vu dans leurs eaux ». Quant aux « oiseaux chanson qui vole », ils pourront éventuellement nous rappeler les « paroles ailées » d’Homère – et pour la « queue hippique » du Discours aux animaux (p. 200), gageons qu’elle désigne celle du cheval.

Dans le cadre d’une sorte de reportage animalier (in V.Q., p. 19), la vie de certains de ces animaux imaginaires sera décrite de façon michaldienne :

‘La muselarde vit près des sources et se nourrit de vétrusses, elle nidifie à l’automne et dépérit au bout de cinq ans ; le sicoptère ne se découvre que sous les eaux après la ponte ; le buteau cherche partout ses abris ; le hûche-bûche adulte peut atteindre un mètre à deux soixante d’envergure ; la chair de l’onfrettte est agréable aux Piémontais qui raffolent de ces cigognes à l’état toutes petites. ’

Cela posé, il serait bien trop long de recenser ici toutes les occurrences de cette animalité imaginaire ; notons plutôt pêle-mêle les apparitions qui nous paraissent carrolliennes en diable (en n’omettant pas de préciser que c’est surtout le travail sur le mot qui pourra rappeler la faune néologique inventée par Carroll) : le « nulle pattes » (qui est un animal de nulle part, un « Unimal » en quelque sorte, mais qui ressemble sans doute à une limace ou plus sûrement à un serpent), le « Uloir » (ce loir de l’Utopie faisant peut-être directement référence à l’épisode du « Thé chez les fous »), Madame Busarde (J.S., p. 168) définie comme une « bête à vainerie », le « larmoiseau » (sorte de blaireau dont le nom est un « porte-manteau word » formé à partir de « larme » et d’» oiseau »), le « sangoptère » (un marcassin volant ?), la « bonne vache de Hassa-Passa » (personnage plus nietszchéen), les « asticots grammaticaux » (C.H., p. 234), le « coq moche » (D.A., p. 235), le « vilain zèbre » (D.V., p. 257), les « méduses jumelles » (C.H., p. 414), les « deux chevaux qui ramaient » (D.A., p. 252), « l’éléphant qui trime doux » (D.V., p. 152) et autres « chameaux ondulés avec leurs cris d’mélancolie » (J.S., p. 46).

Dans L’Acte inconnu, les « ours blonds » deviennent les « oursements blonds des Bernardines à action » (p. 120) et on croisera « un essaim d’hommes en grappes » (p. 22) et un « Orignard » (p. 22) qui est peut-être un Orignal ignare et/ou charognard, cas très carrollien d’animot-valise. L’animalité est aussi représentée sur scène : dans L’Espace furieux, Daniel Znyk se transformera en un lézard/iguane comique déployant une immense collerette (un peu comme un paon avec sa queue) et faisant des gestes batraciens pouvant aussi rappeler ceux d’un poussin, tandis que Dominique Pinon puis Manuel Le Lièvre imiteront (d’ailleurs fort bien) la poule et le gorille dans L’Acte inconnu.

Cela dit, ce « concert des museaux » (B.C.D., p. 159) mériterait sans doute une étude beaucoup plus approfondie car c’est aussi la manière dont les animaux sont présentés qui pourra nous faire rire ; ainsi, dans Le Babil des classes dangereuses, le perroquet (« voyez son bruyant crépitat ») nous est décrit comme un « oiseau plumé crépitant dont tous les sons sont coloriés ». A la page 218, il y a un « grand éléphant qui a la peau si tant tellement tendue que quand il ferme un œil ça lui ouvre le cul ». Cela dit, on aura ses chouchous : « Ma bête préférée c’est l’rhino, celle qu’à la vision la plus couenne » (L.M., p. 342). Enfin, on s’exclamera « Haut les morses ! » (D.V., p. 190), on dira « gaule ta huppe » à l’aigle (L.M., p. 494) et on se méfiera (les « merles moqueurs » n’étant pas loin) des « piafs nargueurs qui vous minent les moraux » (L.M., p. 219).