2.3.2. Une nouvelle Pataphysique

→ Gestes et opinions de Valère Novarina

Jarry, on l’oublie parfois, c’est aussi Faustroll ; or, on pourrait penser, et nous y reviendrons, que les personnages novariniens, à l’image de Bosse-de-nage et de Panmuphle (sans oublier « l’As qui est un crible ») évoluent dans une sorte de quatrième dimension pataphysique qui évoque éventuellement aussi l’univers de Carroll, celui de Roussel et peut-être même, par moments, celui de Rouxel à cause du caractère comiquement répétitif de certaines situations. Quant aux équations et autres formules mathématiques de la fin des Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, elles ressemblent grandement, dans le principe et par leur place même au sein de l’œuvre (bien qu’elles ne concluent pas vraiment la pièce de Novarina) à celles de la fin de L’Origine rouge – pour l’avant-dernière phrase du livre de Jarry, « Dieu est le point tangent de zéro et de l’infini », elle nous évoque bien sûr la théoliste de La Chair de l’homme.

De même, Novarina se posera après Jarry, mais sur un mode moins scientifique qu’enfantin, des questions pataphysiques du genre (J.R., p. 95) : « est-il possible de faire aller [la] tête sans le marcher des pieds ? », ce qui pourra éventuellement rappeler l’interrogation concernant les jambes invisibles des « p’tits bateaux » et, plus jarryquement, des questions désarçonnantes comme celles qui sont posées dans certains courts essais de La Chandelle Verte concernant par exemple le statut exact des volants de badminton ou des noyés et de leur rapport avec la gent sous-marine.

Plus généralement, concernant le concept de Pataphysique, il semble que ce soit à chacun, en allant au-delà de la définition sommaire (cf. « la science des solutions imaginaires ») qu’en proposa son inventeur, de dire vraiment de quoi il s’agit : il faut peut-être procéder de même avec l’œuvre de Novarina en cherchant pour toutes ces paroles un « idiot air qui aille dessus » – « idiot » étant bien sûr à entendre dans le sens de personnel. A chacun (lecteur, acteur ou doctorant) de proposer sa version (et nous nous y employons à travers cette thèse). Autrement dit : face à cette œuvre, nous sommes un peu comme devant des hiéroglyphes ou des idéogrammes mystérieux : à nous d’essayer de les interpréter mais comment le faire sans prendre quelques risques (ridicule, flirt avec la folie ou autres) et pataphilosopher à notre tour ?

De plus (autre correspondance), le théâtre d’Alfred Jarry, comme celui de Ghelderode et celui de Maeterlinck, relève essentiellement d’un théâtre de marionnettes, et c’est aussi le cas du théâtre de Valère Novarina – notamment dans L’Atelier volant ou Le Jardin de reconnaissance, surtout si l’on tient compte du nombre assez limité des pantins qui se meuvent devant nous sur la scène/castelet. Concernant le castelet, c’est, sur scène, bien plus qu’un accessoire et on sait que Dominique Pinon, Michel Baudinat ou Pascal Omhovère furent les dignes successeurs du Gugusse de la Loterie Pierrot.

Comme dans la revue Scherzo, Novarina, payant sa dette, fera d’ailleurs directement allusion au père de Faustroll et d’Ubu dans le cadre d’une longue interview accordée au Magazine Littéraire 54  :

Il est peut-être temps de porter sur nous-même un regard « hétéroanthroscopique », comme dirait Jarry - porter un regard sur l’homme depuis l’extérieur de l’homme : depuis l’animal, depuis Dieu, depuis le caillou, depuis le pantin. J’écris du théâtre pour mettre hors d’homme. C’est un théâtre qui n’a pas l’homme pour modèle.

Comme Jarry, Novarina part du pantin. Il tente le déhommage. Ici, l’intelligence humaine n’est pas considérée comme le meilleur des critères ; on se situe ailleurs (dans la Pataphysique peut-être). Pourtant, ne l’oublions pas, il y a aussi de la pensée chez Jarry : c’est ce qu’ignorent ceux qui n’ont lu qu’Ubu ; heureusement, des voix qui portent – celle de Novarina, d’Arrabal, de Vian, de Queneau, de Noël Arnaud ou d’Umberto Eco (sans oublier Deleuze et Baudrillard qui, philosophiquement, accordent beaucoup de prix à la Pataphysique) – sont là pour rappeler l’importance des visions qu’il eut. Au fond, le but de la Pataphysique est aussi de parler de ce qu’on ne peut pas dire : or, n’est-ce pas le projet de Valère Novarina ?

Notes
54.

Valère Novarina, « La parole opère l’espace », Magazine Littéraire, op. cit., p. 102.