IV. Les miracles de la suppression-adjonction

1. Le « procédé » de Raymond Roussel

1.1. Suppression, adjonction et suppression-adjonction

Techniquement et si l’on se réfère à la Rhétorique générale du Groupe μ, il faudrait déjà savoir distinguer entre la suppression, l’adjonction et la suppression-adjonction ; la suppression est assimiléé à l’aphérèse et à l’apocope tandis que l’adjonction concerne tous les types de prosthèses et de préfixation, sans oublier le mot-valise précédemment étudié. Quant à la modification impliquée par la suppression-adjonction, il nous en est dit, dans l’ouvrage indiqué, qu’elle « peut d’abord porter sur certains traits distinctifs » :

Cela nous fournit quelques exemples tels ce « cintième » étage courant dans la parlure vulgaire où le caractère guttural de l’occlusive a été remplacé par une dentalité, ou encore, le phénomène de dissimilation, que l’on peut observer dans collidor ou célébral.
Au lieu de concerner un trait distinctif unique, la suppression-adjonction peut porter sur plusieurs phèmes et de là, sur plusieurs phonèmes à l’intérieur du mot. C’est par ce biais que nous obtenons l’oneille du père Ubu et le vuvurrer de Zazie, et bien des faits appartenant au langage enfançon.
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Or, dans l’univers novarinien, on ne « donne pas dans le piano » comme chez Feydeau et on ne croise pas de « bouton à cinq pattes » comme chez Roussel mais, de fait (et peut-être en partie inspiré par ce dernier), Novarina utilise volontiers cette figure de style – à moins que ce ne soit cette figure qui, telle une muse, vienne visiter le poète…

Il semble cependant que, contrairement à l’auteur de Comment j’ai écrit certains de mes livres, il ne s’en serve pas vraiment pour structurer les siens. Pierre Bazantay a finement analysé les procédures rousselliennes en mettant en avant l’idée de « procédé » : à partir de la phrase « Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard » », on aboutit à la phrase « Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard », phrases autour desquelles se construit tout un récit (les oulipiens ont d’ailleurs repris cette contrainte et s’en servent volontiers).

Dans Pour un nouveau roman, Robbe-Grillet, autre grand connaisseur de Roussel nous explique :

[…] il faut insister sur l’importance que Roussel attache à cette très légère modification de son séparant les deux phrases-clefs, sans parler de la modification générale de sens. Le récit a opéré sous nos yeux, d’une part un changement profond de ce que signifie le monde – et le langage –, d’autre part un infime décalage superficiel (la lettre altérée) ; le texte « se mord la queue », mais avec une petite irrégularité, une petite entorse… et qui change tout. 57

Bien qu’elle soit utilisée différemment et que la punition comique de « l’habit de billard » du Babil des classes dangereuses (pp. 274-275) rappelle un peu l’homophonie billard/pillard, la figure de style qui consiste à remplacer une lettre par une autre à l’intérieur d’un mot occupe aussi une place de choix, et peut-être même centrale, fondamentale, dans l’arsenal rhétorique novarinien.

Notes
56.

Groupe µ, Rhétorique générale, op. cit., p. 58.

57.

Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, chapitre « Enigmes et transparence chez Raymond Roussel », collection Idées/Gallimard, Saint-Amand, 2ième trimestre 1972, p. 93.