1.2. Refus du message (et d’un amusement superficiel)

Jamais cette figure n’est utilisée de façon racoleuse, afin d’amuser la galerie en quelque sorte – « Amuser ? C’est pour les âmes, usées », est-il dit dans Le Babil des classes dangereuses. De fait, la portée de l’effet de surprise provoqué va bien plus loin qu’un simple amusement de surface, sans conséquences. Nos sens sont au contraire tout à coup ébranlés par la nouvelle signification qui apparaît – une nouvelle signification qu’on peut d’ailleurs trouver légèrement inquiétante et la remise en question que ce bouleversement de nos certitudes implique (qui revêt presque toujours une dimension métaphysique) pourra même donner lieu à un questionnement de type philosophique.

L’effet de mini-miracle tient au côté poesque de la situation : comme dans La Lettre volée, on a l’impression que tout était déjà là, contenu dans le mot, mais que nous n’avions rien vu. C’est que dans l’univers novarinien, on ne promène pas son chien mais on promène son rien. Qu’est-ce qu’on promène quand on promène son chien ? Un chien ? Pas sûr ! Plus sûrement son rien. Ou alors un chien et son propre rien, que l’on promène aussi parce qu’on ne peut pas faire autrement. On aurait bien vu Devos développant ce sketch-poème, brodant et partant à l’aventure dans quelque absurde contrée ou alors un dessin de Fred ou de Gotlib représentant un promeneur tenant dans sa main – on sait qu’Eastwood filma cela (cf. Dans les jardins du Bien et du Mal) – une laisse de chien et du vide au bout, mais un vide qui bougerait, résisterait, et qu’il faudrait traîner à la façon d’un chien, car n’oublions pas qu’un rien, ce n’est pas rien, que c’est même, comme l’étymologie le suggère, quelque chose, et que, d’ailleurs, chose significative, un rien vaut mieux que dans l’os du chien tu l’auras, etc., etc., etc.

Que nous soit donc pardonnée la grossièreté de ce développement personnel (n’est pas Devos qui veut) : il visait surtout à démontrer le genre de réactions en chaînes que peut, en effet, provoquer le changement de lettre à l’intérieur d’un mot, du point de vue d’un lecteur.

Evoqué ci-avant, Raymond Devos, à l’occasion, utilise d’ailleurs le procédé en question ; parodiant une chanson célèbre de la populaire comédie musicale Starmania, l’humoriste (musicien à ses heures) se désole : « J’aurais voulu être un harpiste ». D’autres artistes-humoristes ont utilisé cette figure, comme Jean-Pierre Verheggen (cf. « Le Degré Zorro de l’écriture », « Squelett O’Hara ») ou encore Coluche qui, en changeant deux lettres au mot « Crésus », invente l’expression « riche comme Fréjus » qui correspond de fait à une certaine réalité géo-économique (Côte d’azur, etc.) – sans oublier son fameux « savant de Marseille » mais aussi « illuminé en finale », « Quartier Lapin », « caserne d’Ali Baba » et autres « On m’a pas inculpé les bonnes manières » ; notons encore « Anvers/envers », « Poitiers/moitié », « goulag/goulasch », « gesticules/testicules » (les cas d’à peu près comme « vivre de récipients » et « immatriculée conception » étant à rapprocher du procédé). Chez Rabelais, ce sont des « fiansailles » qui deviennent des « fiantailles de merde » (sic). Quant à « Faites la mouche, pas la guêpe », au « match de King-Kong », à « Rouillez, jeunesse ! » et à « Nagasaki ne profite jamais », ce sont les perles d’un groupe suisse méconnu : Stellla (sic) ; autres exemples puisés chez d’autres artistes humoristes : un « ibère rigoureux » (de Walli) et « Okapi ! tu devrais pas m’laisser la nuit ! » de Jean-Jacques Cripia parodiant ici une célèbre chanson d’Alain Bashung. Pêle-mêle, entendues ça et là, au détour d’une chanson, d’un sketch, d’une émission de radio ou d’une discussion animée (ces suppressions-adjonctions circulant un peu à la façon des blagues), notons encore : en chaine et en or, carpes postales, Boa Rien, Sécurité Gouttière, Tristes Tropismes, à fond la cuisse, fauteuil de trouble, locution de véhicules, Les rentiers sont sympas, unis comme les cinq doigts de lapin, etc.

Boxant dans une catégorie encore plus pataphysique, Novarina, lui, semble vouloir dépasser le simple jeu de mot, fût-il plaisant voire tordant , intelligent et révélateur d’autre chose. En fait, on ne saurait dire si c’est vraiment là son but mais le fait est que l’auteur semble nous proposer swiftiennement des renversements radicaux entraînant des sortes d’apocalypses intérieures – au sens d’happax, d’épiphanie. Et c’est ainsi que, « l’homme devra quitter son chien et son rien » (C.H., p. 403). Ici, dans la forme, nous sommes bel et bien en présence d’une véritable prophétie biblique concernant l’avenir de l’humanité – mais, semble-t-il, si cryptée et si parabolique que l’on ne saurait dire à quoi elle correspond vraiment.