2. Vertige swiftien, escamotage et réversibilité

2.1. Quid ou quod : là est la question.

La Lutte des morts et Le Babil des classes dangereuses sont des cas particuliers puisque la suppression-adjonction y semble utilisée sans raison apparente : le téléphone devient un « télaphone » et un « télophone » (B.C.D., p. 292) et le sperme devient de « la spirme » (L.M., p. 412) ; on tombe aussi sur des adverbes comme « énormiment » (p. 460), des verbes comme « broudait » (L.M., p. 390) qui se situe entre « broutait » et « boudait » et des phrases qu’on verrait bien dans la bouche d’un clown : « elle a pourdu ses onfonts, les pôvres, les marres de l’histoire d’Ada » (L.M., p. 371). Le verbe « mettre » se verra, lui, morbidifié et « porter », apocopé voire porcifié à la page 509 : « on les morts dans des écharpes et on les porc », ce qui correspond aussi à un changement de catégories grammaticales (des noms communs deviennent des verbes : une autre modalité, à étudier plus tard) et pourtant, à l’oreille, on pourrait croire que nous sommes juste en présence d’une prononciation fautive. Encore plus trivialement, « Nous boilà sortis » (p. 488) nous paraît pouvoir s’expliquer par un simple rhume.

De manière plus objective, la suppression-adjonction (ici de « sk » à « ch ») sera manifestement utilisée dans un esprit rabelaisien à travers la mention scatologique de mystérieux « chieurs de fond » à la page 489 de La Lutte des morts – voire, dans Falstafe (cf. p. 544), de « polichiers », mot mêlant iconoclastement « policier », « chier » et « Polichinelle ». On y tournera également autour de l’expression « langue française » pour aboutir à « langue Brançaise » (L.M., p. 363) et à « longue fraçaise » (L.M., p. 453) ce qui rappelle un peu le mot "langue" en anglais, c’est à dire tongue (c’est peut-être un mot-valise franco-anglais). Quant à « circoumflexe » (L.M., p. 411), c’est comme une prononciation latine ayant comiquement perduré : ces jeux sont peut-être comme une mise en abîme du projet novarinien, à savoir faire perdre ses repères à l’utilisateur, parfois bêtement blasé, de la Seule à cédille – soit la langue française. Cette absence de sens a aussi été remarqué par Jean-Pierre Vidal qui explique dans « L’apocalypse en chantant »:

[…] chaque nom […], par le simple jeu d’une lettre, parfois de deux, vacille souvent au bord du lapsus, mais un lapsus, sans autre raison, si faire se peut, que linguistique. 58

Le mot « lapsus » a d’ailleurs été utilisé par Novarina à l’occasion d’une conférence donnée à l’université d’Avignon où nous avons noté la phrase « J’écris beaucoup par lapsus » : est-ce à dire qu’il lapse après coup et que le lapsus novarinien procède d’un retravail littéraire et pas d’un hasard pur et simple ? En fait, ces deux modalités se mêlent sans doute mais il nous semble évident que notre lapseur fou ne contrôle pas tout. Quant au sens de ces lapsus, il n’intervient pas vraiment plus dans L’Atelier volant : « à peine [issu] de vidange », tel personnage devient un « ange » (p. 207), le mot « songe » est impitoyablement rapproché de « rongée » (p. 113), « horizon » d’«orifice » (p. 91) et « flambeaux » de « lambeaux » (p. 96). Par contre, que « gain » soit rapproché de « grain » (p. 15) ne doit peut-être pas étonner dans le contexte d’une pièce orwellienne s’apparentant par moments à un véritable poulailler en folie. A la page 93, l’animalité (cf. « croc », « loup » et « gnou modifié ») sera encore présente et l’on s’acharnera sur une seule et même phrase, à savoir : « Voyez son croc déjà de petit loup !», qui devient « Voyez son croc déjà de petit glou ! » puis «  Voyez son lot déjà de petit bras dessus ! » puis « Voyez son lot déjà de petit bras dessous ! ».

Notes
58.

Jean-Pierre Vidal, « l’apocalypse en chantant », La bouche théâtrale, op. cit., p. 121.