2.6. L’ombre des « forces ailées »

Ici donc, rien n’est sûr : c’est une figure qui a à voir avec le danger. Très vite, l’«émoi », comme on l’a vu, peut se changer en « effroi ». De même, dans Le Jardin de reconnaissance (p. 95), on passe de « stagnée » à « saigné » et le Bonhomme de terre signale à la Femme séminale (p. 40) : « A l’envers de ton visage je vois tes paupires devenir najires, tes cils s’ouvrir inverses et tes sourcils pousser moustaches » , transformation qui a quelque chose de jekilliennement monstrueux.

Pleine de possibilités poétiques que l’auteur (en bon cancre Logique ?) s’emploie à explorer, la suppression-adjonction lui permettra de revisiter la conjugaison : « Je ne dirai plus le futur mais le furur, je ne dirai plus passé mais dépassé […] ; je ne dirai plus moi mais mort » – moi/mort, passé/dépassé et avanir(/avanie, avarie) ou furur /fureur : il semblerait qu’on soit en présence d’une conception plutôt sombre du temps.

La Bible aussi sera concernée par le jeu de mots (« font » devenant « sont », « aimer » devenant « hommer » et « toi-même » devenant « ta pomme ») : « Seigneur, pardonnez leur : ils ne savent pas ce qu’ils sont […] Hommons-nous les uns les autres » (O. R., p. 97) ou « Homme ton prochain comme ta pomme » (O.R., p. 97). Là, le message a l’air positif mais ce n’est pas le cas à la page 159 où l’Evangéliste maudit Dunkerque pour avoir « mis un mot à la place d’un autre » : c’est que la suppression-adjonction peut s’avérer très dangereuse ; de même, à cause d’un mot dit pour un autre, « douze bombardiers décollent » dans Lumières du corps.

Par ces évocations, Novarina va beaucoup plus loin que Camus estimant qu’une mauvaise maîtrise de la langue ajoutait au malheur du monde ; ici, le mot est une bombe atomique susceptible de le détruire. Au fait : que contiennent vraiment les douze bombardiers ? Le drame d’Hiroshima n’est-il pas susceptible de se reproduire à cause de simples mots d’ordre donnés sans réflexion véritable? En fait, les mots dits pour d’autres auxquels Novarina fait allusion proviennent et procèdent d’une erreur plus ancienne (qui a à voir avec l’échec de Babel), d’une malentendu initial. A contrario, l’on ne sache pas que peace et love aient été un frein très efficace à la Guerre du Vietnam (de même, le Yellow submarine n’était pas un bombardier) ; bref, il est rare que le mot dit pour un autre quand il s’agit de dire peace au lieu de war ait une action performative concrète. Les mots dont Novarina nous parle sont donc peut-être des mots techniques et technocratiques devenant dangereux à force de ne plus vouloir rien dire et de ne plus tenir compte de l’humain. Qu’opposer à ces mots ? Les œuvres de Gatti et de Novarina constituent peut-être un début de réponse, voire une piste à explorer et un exemple à suivre.

Au début de L’Opérette imaginaire (p. 13), les mots « soupière » et « poussière » sont, dans une certaine mesure associés et mis au même niveau, ceci dans le cadre d’une chanson tout à la fois drôle et terrible qui peut s’écouter comme un rappel (cf. lumière « éteindée », etc.) de l’avenir de l’homme et des objets qui l’entourent. De même, la Tête d’or de Claudel cachait peut-être une Tête d’os (sous la couronne : un crâne) et il serait très étonnant que cet auteur illustre n’ait pas pensé à la possibilité d’une telle suppression-adjonction. Thème majeur de la pièce, le détrônement concernait donc peut-être aussi, potentiellement, le passage de l’or (celui de la couronne) en os (l’os renvoyant métonymiquement au corps mortel d’un roi), la transmutation de l’os (soufre, poussière) en or étant a contrario le but avoué de l’ancienne alchimie. L’ambiguïté claudélienne entre les mots tête et crâne et or /os se retrouve dans La Scène (p. 60) avec « Aie à meo, aie à mes os », « mes os » correspondant à l’ « avanir » de « méo », c’est à dire de moi : c’est un jeu (si l’on veut) à rapprocher de la parenté corps / mort.