1.1.1. Une technique ambiguë

En fait, nous n’en avons pas fini avec la suppression adjonction car, comme on en a déjà évoqué la possibilité, elle peut aussi concerner certaines expressions qui ressortent de l’opération quelque peu (?) modifiées ; on change donc un mot (parfois, c’est une lettre) et cela donne à l’expression initiale un sens légèrement (?), et souvent comiquement, différent.

Pêle-mêle et par exemple, on aura donc des expressions qu’on pourrait dire novariniennement retravaillées comme « mettre vieux », « la tasse est pleine », « coiffé d’une pierre blanche », « porté dans ses fesses » ou encore » ne me restent que mes yeux pour loucher » (D.V., p.82), « aller de U à Dia » (C.H., p. 95), « Sauve-qui-pond » (D.V., p. 84), « Mi-figue mi-scorpion » (p. 151), « découper les phrases en 8 » (J.S., p. 89), « jusqu’à point d’homme (O.R., p. 165), « m’démettre un pied d’vant l’autre » (J.S., p. 198), « Je persiste et double » (O.R., p. 88), « J’ai trépassé l’age de jouer » (V. Q., p. 75), « des histoires à suivre debout » (J.S., p. 56), « à toute pendule » (O.R., p. 156), « allant-ballant » (J.S., p. 56) et « reterrer et réerrer ma vie de garçon » (V.Q., p. 59).

Le jeu en question commence dès L’Atelier volant : le « dindon de la farce » se métamorphose en chat (p. 20), « quelque lieu » (p. 117) semble préféré à « quelque part » et « tasse » à « coupe » dans « la tasse est pleine » (p. 128) ; on ne « vole plus dans les plumes » mais on souffle dedans  (p. 112) ; « obéir au doigt et à l’œil » devient « obéir à la voix et au geste » (p. 10) ; « avoir du mal à joindre les deux bouts » est raccourci en « avoir deux bouts à joindre » (p. 77), et se retrouve dans « tirer par les deux bouts » (p. 45) ; se voir « couper l’herbe sous le pied » se change poétiquement en « Vous me coupez les ailes sous le pied » (p. 152) et ce n’est pas dans le coltar mais bel et bien « dans le chou » que l’on « [n’y voit] que pouic » (p. 152) – « aller droit dans le chou » (pour « aller droit dans le mur ») étant une autre variante possible à partir de « chou ».

De manière peut-être moins évidente, "péter plus haut que son cul" se retrouve un peu dans « grimper plus haut que sa croupe » à la page 146 dans une prière « Bernard, Bernard, suis ton cordeau, grimpe pas plus haut que ta croupe, ramène tes désirs à la coque » qui rappelle le plus concis « Reste dans ta nature, Bob ! » – idem pour la mention fugace d’une trace de « vin sur la manche » qui évoque un peu le pain sur la planche.

Pour commenter un peu ce mini-bilan provisoire en ce que ne concernant que L’Atelier volant, constatons que toutes ces expressions transformées appartiennent à un registre essentiellement populaire : quoi de plus normal étant donné le sujet de la pièce ? Si le français s’y trouve constamment modifié, c’est bien sûr par refus d’une langue qui serait figée et formatée mais peut-être aussi à cause d’une certaine confusion dans les esprits, confusion savamment entretenue par l’oppresseur Boucot : faut-il se mettre aux mots en « ing » ou continuer à croire dans l’avenir de la Seule à cédille ? Nous appartient-elle encore ? Est-il vraiment rentable de la connaître ? Maîtriser parfaitement le boucoting et le parling/parlebing propre à une entreprise qui serait boucotiquement mondialisée ne serait-il pas préférable ?

Dépréciée par ses utilisateurs mêmes, il y a donc comme du flou artistique et de l’imprécision dans l’utilisation des expressions et des proverbes de la langue française : on pourra en rire mais ce n’est peut-être pas si drôle ; il y a comme une perte, une déperdition : on ne sait plus vraiment ce qu’on dit, on ne sait plus ce que parler veut dire, on perd le langage (et l’esprit qui va avec, les valeurs, le sens, l’histoire, le passé, les repères, les structures, les traditions) : tel est un des autres effets, plus pervers, plus ambigu, de la technique littéraire de la suppression-adjonction telle qu’utilisée par Valère Novarina.